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Page:Weil - La Source grecque, 1953.djvu/26

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On ne peut perdre plus que ne perd l’esclave ; il perd toute vie intérieure. Il n’en retrouve un peu que lorsque apparaît la possibilité de changer de destin. Tel est l’empire de la force : cet empire va aussi loin que celui de la nature. La nature aussi, lorsque entrent en jeu les besoins vitaux, efface toute vie intérieure et même la douleur d’une mère :


Car même Niobé aux beaux cheveux a songé à manger,
Elle à qui douze enfants dans sa maison périrent,
Six filles et six fils à la fleur de leur âge.
Eux, Apollon les tua avec son arc d’argent
Dans sa colère contre Niobé ; elles, Artémis qui aime les flèches.
C’est qu’elle s’était égalée à Lèto aux belles joues,
Disant « elle a deux enfants ; moi, j’en ai enfanté beaucoup ».
Et ces deux, quoiqu’ils ne fussent que deux, les ont fait tous mourir.
Eux neuf jours furent gisants dans la mort ; nul ne vint
Les enterrer. Les gens étaient devenus des pierres par le vouloir de Zeus.
Et eux le dixième jour furent ensevelis par les dieux du ciel.
Mais elle a songé à manger, quand elle fut fatiguée des larmes.


On n’a jamais exprimé avec tant d’amertume la misère de l’homme, qui le rend même incapable de sentir sa misère.

La force maniée par autrui est impérieuse sur l’âme comme la faim extrême, dès qu’elle consiste en un pouvoir perpétuel de vie et de mort. Et c’est un empire aussi froid, aussi dur que s’il était exercé par la matière inerte. L’homme qui se trouve partout le plus faible est au cœur des cités aussi seul, plus seul que ne peut l’être l’homme perdu au milieu d’un désert.


Deux tonneaux se trouvent placés au seuil de Zeus,
Où sont les dons qu’il donne, mauvais dans l’un, bons dans l’autre