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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/112

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engrenage ne présente à première vue aucun défaut par où une tentative de délivrance puisse trouver passage. Mais ce n’est pas d’une esquisse aussi vague, aussi abstraite, aussi misérablement sommaire que l’on peut prétendre tirer une conclusion.

Il faut poser encore une fois le problème fondamental, à savoir en quoi consiste le lien qui semble jusqu’ici unir l’oppression sociale et le progrès dans les rapports de l’homme avec la nature. Si l’on considère en gros l’ensemble du développement humain jusqu’à nos jours, si surtout l’on oppose les peuplades primitives, organisées presque sans inégalité, à notre civilisation actuelle, il semble que l’homme ne puisse parvenir à alléger le joug des nécessités naturelles sans alourdir d’autant celui de l’oppression sociale, comme par le jeu d’un mystérieux équilibre. Et même, chose plus singulière encore, on dirait que, si la collectivité humaine s’est dans une large mesure affranchie du poids dont les forces démesurées de la nature accablent la faible humanité, elle a en revanche pris en quelque sorte la succession de la nature au point d’écraser l’individu d’une manière analogue.

En quoi l’homme primitif est-il esclave ? C’est qu’il ne dispose presque pas de sa propre activité ; il est le jouet du besoin, qui lui dicte chacun de ses gestes, ou peu s’en faut, et le harcèle de son aiguillon impitoyable ; et ses actions sont réglées non pas par sa propre pensée, mais par les coutumes et les caprices également incompréhensibles d’une nature qu’il ne peut qu’adorer avec une aveugle soumission. Si l’on ne considère que la collectivité, les hommes semblent s’être élevés de nos jours à une condition qui se trouve aux antipodes de cet état servile. Presque aucun de leurs travaux ne constitue une simple réponse à l’impérieuse impulsion du besoin ; le travail s’accomplit de manière à prendre possession de la nature et à l’aménager en sorte que les besoins se trouvent satis-