Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/111

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tution du colonat substituait progressivement le servage à l’esclavage, tout cela longtemps avant les grandes invasions. De même la bourgeoisie française n’a pas, il s’en faut, attendu 1789 pour l’emporter sur la noblesse. La révolution russe a, il est vrai, grâce à un singulier concours de circonstances, paru faire surgir quelque chose d’entièrement nouveau ; mais la vérité est que les privilèges supprimés par elle n’avaient depuis longtemps aucune base sociale en dehors de la tradition ; que les institutions surgies au cours de l’insurrection n’ont peut-être pas été effectivement en fonction l’espace d’un matin ; et que les forces réelles, à savoir la grande industrie, la police, l’armée, la bureaucratie, loin d’avoir été brisées par la révolution, sont parvenues grâce à elle à une puissance inconnue dans les autres pays. D’une manière générale ce renversement soudain du rapport des forces qui est ce qu’on entend d’ordinaire par révolution n’est pas seulement un phénomène inconnu dans l’histoire, c’est encore, si l’on y regarde de près, quelque chose à proprement parler d’inconcevable, car ce serait une victoire de la faiblesse sur la force, l’équivalent d’une balance dont le plateau le moins lourd s’abaisserait. Ce que l’histoire nous présente, ce sont de lentes transformations de régimes où les événements sanglants que nous baptisons révolutions jouent un rôle fort secondaire, et d’où ils peuvent même être absents ; c’est le cas lorsque la couche sociale qui dominait au nom des anciens rapports de force arrive à conserver une partie du pouvoir à la faveur des rapports nouveaux, et l’histoire d’Angleterre en fournit un exemple. Mais quelques formes que prennent les transformations sociales, l’on n’aperçoit, si l’on essaie d’en mettre à nu le mécanisme, qu’un morne jeu de forces aveugles qui s’unissent ou se heurtent, qui progressent ou déclinent, qui se substituent les unes aux autres, sans jamais cesser de broyer sous elles les malheureux humains. Ce sinistre