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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/123

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sent infiniment la portée de notre esprit. Les difficultés de la vie réelle ne constituent pas des problèmes à notre mesure ; elles sont comme des problèmes dont les données seraient en quantité innombrable, car la matière est doublement indéfinie, eu égard et à l’extension et à la divisibilité. Aussi est-il impossible à un esprit humain de tenir compte de tous les facteurs dont dépend le succès de l’action en apparence la plus simple ; n’importe quelle situation laisse place à des hasards sans nombre, et les choses échappent à notre pensée comme des fluides qu’on voudrait prendre entre les doigts. Dès lors il semblerait que la pensée ne puisse s’exercer que sur de vaines combinaisons de signes, et que l’action doive se réduire au tâtonnement le plus aveugle. Mais en fait il n’en est pas ainsi. Certes nous ne pouvons jamais agir à coup sûr ; mais cela n’importe pas tant qu’on pourrait le croire. Nous pouvons aisément supporter que les conséquences de nos actions dépendent de hasards incontrôlables ; ce qu’il nous faut à tout prix soustraire au hasard, ce sont nos actions elles-mêmes, et cela de manière à les soumettre à la direction de la pensée. Il suffit pour cela que l’homme puisse concevoir une chaîne d’intermédiaires unissant les mouvements dont il est capable aux résultats qu’il veut obtenir ; et il le peut souvent, grâce à la stabilité relative qui persiste, à travers les aveugles remous de l’univers, à l’échelle de l’organisme humain, et qui seule permet à cet organisme de subsister. Certes cette chaîne d’intermédiaires ne constitue jamais qu’un schéma abstrait ; quand on passe à l’exécution, des accidents peuvent à chaque instant intervenir pour déjouer les plans les mieux établis ; mais si l’intelligence a su élaborer clairement le plan abstrait de l’action à exécuter, cela veut dire qu’elle est arrivée non certes à éliminer le hasard, mais à lui faire une part circonscrite et limitée, et, pour ainsi dire, à le filtrer, en classant par rapport à ce plan la masse indéfinie des