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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/124

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accidents possibles en quelques séries bien déterminées. Ainsi l’esprit est impuissant à se reconnaître dans les remous innombrables que forment en pleine mer le vent et l’eau ; mais si on place au milieu de ces remous un bateau dont voiles et gouvernail soient disposés de telle ou telle manière, on peut faire la liste des actions qu’ils peuvent lui faire subir. Tous les outils sont ainsi, d’une manière plus ou moins parfaite, comme des instruments à définir les hasards. L’homme pourrait de la sorte éliminer le hasard sinon autour de lui, du moins en lui-même ; cependant cela même est un idéal inaccessible. Le monde est trop fertile en situations dont la complexité nous dépasse pour que l’instinct, la routine, le tâtonnement, l’improvisation puissent jamais cesser de jouer un rôle dans nos travaux ; l’homme ne peut que restreindre de plus en plus ce rôle grâce aux progrès de la science et de la technique. Ce qui importe, c’est que ce rôle soit subordonné et n’empêche pas la méthode de constituer l’âme même du travail. Il faut aussi qu’il apparaisse comme provisoire, et que routine et tâtonnement soient toujours considérés non pas comme des principes d’action, mais comme des pis-aller destinés à combler les lacunes de la pensée méthodique ; c’est à quoi les hypothèses scientifiques nous aident puissamment, en nous faisant concevoir les phénomènes à moitié connus comme régis par des lois analogues à celles qui déterminent les phénomènes les plus clairement compris. Et même là où nous ne savons rien, nous pouvons encore supposer que de semblables lois s’appliquent ; cela suffit pour éliminer, à défaut de l’ignorance, le sentiment du mystère, et nous faire comprendre que nous vivons dans un monde où l’homme ne doit attendre de miracles que de soi.

Il est cependant une source de mystère que nous ne pouvons éliminer, et qui n’est autre que notre propre corps. L’extrême complexité des phénomènes vitaux