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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/126

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trouver ; et si peu oppressive que puisse être la société qu’ils forment, ils n’en sont pas moins esclaves par rapport à ces caprices imaginaires, souvent interprétés d’ailleurs par des prêtres et des sorciers en chair et en os. Ces croyances survivent sous forme de superstitions, et, contrairement à ce que nous aimons à penser, aucun homme n’en est complètement dégagé ; mais leur emprise perd sa force à mesure que, dans la lutte contre la nature, le corps vivant passe au second plan et les instruments inertes au premier. C’est le cas lorsque les instruments, cessant de se modeler sur la structure de l’organisme humain, le contraignent au contraire à adapter ses mouvements à leur forme. Dès lors il n’y a plus aucune correspondance entre les gestes à exécuter et les passions ; la pensée doit se soustraire au désir et à la crainte, et s’appliquer uniquement à établir un rapport exact entre les mouvements imprimés aux instruments et le but poursuivi. La docilité du corps en pareil cas est une espèce de miracle, mais un miracle dont la pensée n’a pas à tenir compte ; le corps, rendu comme fluide par l’habitude, selon la belle expression de Hegel, fait simplement passer dans les instruments les mouvements conçus par l’esprit. L’attention se porte exclusivement sur les combinaisons formées par les mouvements de la matière inerte, et la notion de nécessité apparaît dans sa pureté, sans aucun mélange de magie. Par exemple, sur terre et porté par les désirs et les craintes qui meuvent ses jambes pour lui, l’homme se trouve souvent avoir passé d’un lieu à un autre sans savoir comment ; sur mer au contraire, comme les désirs et les craintes n’ont pas prise sur le bateau, il faut perpétuellement ruser et combiner, disposer voiles et gouvernail, transformer la poussée du vent par un enchaînement d’artifices qui ne peut être l’œuvre que d’une pensée lucide. On ne peut pas réduire entièrement le corps humain à ce rôle d’intermédiaire docile entre la pensée et les instru-