Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/144

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mais on pourrait l’entendre autrement ; on peut concevoir une science qui se proposerait comme fin dernière de perfectionner la technique non pas en la rendant plus puissante, mais simplement plus consciente et plus méthodique. Au reste le rendement pourrait bien progresser en même temps que la lucidité ; « cherchez d’abord le royaume des cieux et tout le reste vous sera donné par surcroît ». Une telle science serait en somme une méthode pour maîtriser la nature, ou un catalogue des notions indispensables pour arriver à cette maîtrise, disposées selon un ordre qui les rende transparentes à l’esprit. C’est sans doute ainsi que Descartes a conçu la science. Quant à l’art d’une semblable civilisation, il cristalliserait dans des œuvres l’expression de cet heureux équilibre entre l’esprit et le corps, entre l’homme et l’univers, qui ne peut exister en acte que dans les formes les plus nobles du travail physique ; au reste, même dans le passé, les œuvres d’art les plus pures ont toujours exprimé le sentiment, ou, pour parler d’une manière peut-être plus exacte, le pressentiment d’un tel équilibre. Le sport aurait pour fin essentielle de donner au corps humain cette souplesse et, comme dit Hegel, cette fluidité qui le rend pénétrable à la pensée et permet à celle-ci d’entrer directement en contact avec les choses. Les rapports sociaux seraient directement modelés sur l’organisation du travail ; les hommes se grouperaient en petites collectivités travailleuses, où la coopération serait la loi suprême, et où chacun pourrait clairement comprendre et contrôler le rapport des règles auxquelles sa vie serait soumise avec l’intérêt général. Au reste chaque moment de l’existence apporterait à chacun l’occasion de comprendre et d’éprouver combien tous les hommes sont profondément un, puisqu’ils ont tous à mettre aux prises une même raison avec des obstacles analogues ; et tous les rapports humains, depuis les plus superficiels jusqu’aux plus tendres, auraient quel-