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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/145

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que chose de cette fraternité virile qui unit les compagnons de travail.

Sans doute c’est là une pure utopie. Mais décrire même sommairement un état de choses qui serait meilleur que ce qui est, c’est toujours bâtir une utopie ; pourtant rien n’est plus nécessaire à la vie que des descriptions semblables, pourvu qu’elles soient toujours dictées par la raison. Toute la pensée moderne depuis la Renaissance est d’ailleurs imprégnée d’aspirations plus ou moins vagues vers cette civilisation utopique ; on a même pu croire quelque temps que c’était cette civilisation qui se formait, et qu’on entrait dans l’époque où la géométrie grecque descendrait sur la terre. Descartes l’a certainement cru, ainsi que quelques-uns de ses contemporains. Au reste la notion du travail considéré comme une valeur humaine est sans doute l’unique conquête spirituelle qu’ait fait la pensée humaine depuis le miracle grec ; c’était peut-être là la seule lacune à l’idéal de vie humaine que la Grèce a élaboré et qu’elle a laissé après elle comme un héritage impérissable. Bacon est le premier qui ait fait apparaître cette notion. À l’antique et désespérante malédiction de la Genèse, qui faisait apparaître le monde comme un bagne et le travail comme la marque de l’esclavage et de l’abjection des hommes, il a substitué dans un éclair de génie la véritable charte des rapports de l’homme avec le monde : « L’homme commande à la nature en lui obéissant. » Cette formule si simple devrait constituer à elle seule la Bible de notre époque. Elle suffit pour définir le travail véritable, celui qui fait les hommes libres, et cela dans la mesure même où il est un acte de soumission consciente à la nécessité. Après Descartes, les savants ont progressivement glissé à considérer la science pure comme un but en soi ; mais l’idéal d’une vie consacrée à une forme libre de labeur physique a commencé en revanche à apparaître aux écrivains ; et même il do-