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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/150

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de la pensée, la régularité y est établie par des choses qui constituent l’équivalent de ce que serait la pensée collective si la collectivité pensait. La cohésion de la science est assurée par des signes ; à savoir d’une part par des mots ou des expressions toutes faites qu’on utilise au delà de ce que comporteraient les notions qui y étaient primitivement renfermées, d’autre part par les calculs algébriques. Dans le domaine du travail, les choses qui assument les fonctions essentielles sont les machines. La chose qui met en rapport production et consommation et qui règle l’échange des produits, c’est la monnaie. Enfin là où la fonction de coordonner et de diriger est trop lourde pour l’intelligence et la pensée d’un homme seul, elle est confiée à une machine étrange, dont les pièces sont des hommes, où les engrenages sont constitués par des règlements, des rapports et des statistiques, et qui se nomme organisation bureaucratique. Toutes ces choses aveugles imitent à s’y méprendre l’effort de la pensée. Le simple jeu du calcul algébrique est parvenu plus d’une fois à ce qu’on pourrait appeler une notion nouvelle, à cela près que ces simili-notions n’ont pas d’autre contenu que des rapports de signes ; et ce même calcul est souvent merveilleusement propre à transformer des séries de résultats expérimentaux en lois, avec une facilité déconcertante qui rappelle les transformations fantastiques que l’on voit dans les dessins animés. Les machines automatiques semblent présenter le modèle du travailleur intelligent, fidèle, docile et consciencieux. Quant à la monnaie, les économistes ont longtemps été persuadés qu’elle possède la vertu d’établir entre les diverses fonctions économiques des rapports harmonieux. Et les mécanismes bureaucratiques parviennent presque à remplacer des chefs. Ainsi dans tous les domaines la pensée, apanage de l’individu, est subordonnée à de vastes mécanismes qui cristallisent la vie collective, et cela au point qu’on a presque perdu