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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/151

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le sens de ce qu’est la véritable pensée. Les efforts, les peines, les ingéniosités des êtres de chair et de sang que le temps amène par vagues successives à la vie sociale n’ont de valeur sociale et d’efficacité qu’à condition de venir à leur tour se cristalliser dans ces grands mécanismes. Le renversement du rapport entre moyens et fins, renversement qui est dans une certaine mesure la loi de toute société oppressive, devient ici total ou presque, et s’étend à presque tout. Le savant ne fait pas appel à la science afin d’arriver à voir plus clair dans sa propre pensée, mais aspire à trouver des résultats qui puissent venir s’ajouter à la science constituée. Les machines ne fonctionnent pas pour permettre aux hommes de vivre, mais on se résigne à nourrir les hommes afin qu’ils servent les machines. L’argent ne fournit pas un procédé commode pour échanger les produits, c’est l’écoulement des marchandises qui est un moyen pour faire circuler l’argent. Enfin l’organisation n’est pas un moyen pour exercer une activité collective, mais l’activité d’un groupe, quel qu’il puisse être, est un moyen pour renforcer l’organisation. Un autre aspect du même renversement consiste dans le fait que les signes, mots et formules algébriques dans le domaine de la connaissance, monnaie et symboles de crédit dans la vie économique, font fonction de réalités dont les choses réelles ne constitueraient que les ombres, exactement comme dans le conte d’Andersen où le savant et son ombre intervertissaient leurs rôles ; c’est que les signes sont la matière des rapports sociaux, au lieu que la perception de la réalité est chose individuelle. La dépossession de l’individu au profit de la collectivité n’est au reste pas totale, et elle ne peut l’être ; mais on conçoit mal comment elle pourrait aller beaucoup plus loin qu’aujourd’hui. La puissance et la concentration des armements mettent toutes les vies humaines à la merci du pouvoir central. En raison de l’extension formidable des