Aller au contenu

Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/193

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

tiellement économique, il éclate aux yeux que la guerre est destruction et non production. L’obéissance et le commandement sont aussi des phénomènes dont les conditions de la production ne suffisent pas à rendre compte. Quand un vieil ouvrier sans travail et sans secours périt silencieusement dans la rue ou dans un taudis, cette soumission qui s’étend jusque dans la mort ne peut pas s’expliquer par le jeu des nécessités vitales. La destruction massive du blé, du café, pendant la crise est un exemple non moins clair. La notion de force et non la notion de besoin constitue la clef qui permet de lire les phénomènes sociaux.

Galilée n’a pas eu à se louer, personnellement, d’avoir mis tant de génie et tant de probité à déchiffrer la nature ; du moins ne se heurtait-il qu’à une poignée d’hommes puissants spécialisés dans l’interprétation des Écritures. L’étude du mécanisme social, elle, est entravée par des passions qui se retrouvent chez tous et chez chacun. Il n’est presque personne qui ne désire soit bouleverser, soit conserver les rapports actuels de commandement et de soumission. L’un et l’autre désir met un brouillard devant le regard de l’esprit, et empêche d’apercevoir les leçons de l’histoire, qui montre partout les masses sous le joug et quelques-uns levant le fouet.

Les uns, du côté qui fait appel aux masses, veulent montrer que cette situation est non seulement inique, mais aussi impossible, du moins pour l’avenir proche ou lointain. Les autres, du côté qui désire conserver l’ordre et les privilèges, veulent montrer que le joug pèse peu, ou même qu’il est consenti. Des deux côtés, on jette un voile sur l’absurdité radicale du mécanisme social, au lieu de regarder bien en face cette absurdité apparente et de l’analyser pour y trouver le secret de la machine. En quelque matière que ce soit, il n’y a pas d’autre méthode pour réfléchir. L’étonnement est le père de la sagesse, disait Platon.