Aller au contenu

Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/194

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Puisque le grand nombre obéit, et obéit jusqu’à se laisser imposer la souffrance et la mort, alors que le petit nombre commande, c’est qu’il n’est pas vrai que le nombre soit une force. Le nombre, quoi que l’imagination nous porte à croire, est une faiblesse. La faiblesse est du côté où on a faim, où on s’épuise, où on supplie, où on tremble, non du côté où on vit bien, où on accorde des grâces, où on menace. Le peuple n’est pas soumis bien qu’il soit le nombre, mais parce qu’il est le nombre. Si dans la rue un homme se bat contre vingt, il sera sans doute laissé pour mort sur le pavé. Mais sur un signe d’un homme blanc, vingt coolies annamites peuvent être frappés à coups de chicotte, l’un après l’autre, par un ou deux chefs d’équipe.

La contradiction n’est peut-être qu’apparente. Sans doute, en toute occasion, ceux qui ordonnent sont moins nombreux que ceux qui obéissent. Mais précisément parce qu’ils sont peu nombreux, ils forment un ensemble. Les autres, précisément parce qu’ils sont trop nombreux, sont un plus un plus un, et ainsi de suite. Ainsi la puissance d’une infime minorité repose malgré tout sur la force du nombre. Cette minorité l’emporte de beaucoup en nombre sur chacun de ceux qui composent le troupeau de la majorité. Il ne faut pas en conclure que l’organisation des masses renverserait le rapport ; car elle est impossible. On ne peut établir de cohésion qu’entre une petite quantité d’hommes. Au delà, il n’y a plus que juxtaposition d’individus, c’est-à-dire faiblesse.

Il y a cependant des moments où il n’en est pas ainsi. À certains moments de l’histoire, un grand souffle passe sur les masses ; leurs respirations, leurs paroles, leurs mouvements se confondent. Alors rien ne leur résiste. Les puissants connaissent à leur tour, enfin, ce que c’est que de se sentir seul et désarmé ; et ils tremblent. Tacite, dans quelques pages immortelles qui décrivent une sédition militaire, a su parfaitement