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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/196

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détermine les mouvements, les peines, les plaisirs, se sent inférieur non par accident, mais par nature. À l’autre bout de l’échelle, on se sent de même supérieur, et ces deux illusions se renforcent l’une l’autre. Il est impossible à l’esprit le plus héroïquement ferme de garder la conscience d’une valeur intérieure, quand cette conscience ne s’appuie sur rien d’extérieur. Le Christ lui-même, quand il s’est vu abandonné de tous, bafoué, méprisé, sa vie comptée pour rien, a perdu un moment le sentiment de sa mission ; que peut vouloir dire d’autre le cri : « Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Il semble à ceux qui obéissent que quelque infériorité mystérieuse les a prédestinés de toute éternité à obéir ; et chaque marque de mépris, même infime, qu’ils souffrent de la part de leurs supérieurs ou de leurs égaux, chaque ordre qu’ils reçoivent, surtout chaque acte de soumission qu’ils accomplissent eux-mêmes les confirme dans ce sentiment.

Tout ce qui contribue à donner à ceux qui sont en bas de l’échelle sociale le sentiment qu’ils ont une valeur est dans une certaine mesure subversif. Le mythe de la Russie soviétique est subversif pour autant qu’il peut donner au manœuvre d’usine communiste renvoyé par son contremaître le sentiment que malgré tout il a derrière lui l’armée rouge et Magnitogorsk, et lui permettre ainsi de conserver sa fierté. Le mythe de la révolution historiquement inéluctable joue le même rôle, quoique plus abstrait ; c’est quelque chose, quand on est misérable et seul, que d’avoir pour soi l’histoire. Le christianisme, dans ses débuts, était lui aussi dangereux pour l’ordre. Il n’inspirait pas aux pauvres, aux esclaves, la convoitise des biens et de la puissance, tout au contraire ; mais il leur donnait le sentiment d’une valeur intérieure qui les mettait sur le même plan ou plus haut que les riches, et c’était assez pour mettre la hiérarchie sociale en péril. Bien vite il s’est corrigé, a appris à mettre entre les ma-