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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/197

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riages, les enterrements des riches et des pauvres la différence qui convient, et à reléguer les malheureux, dans les églises, aux dernières places.

La force sociale ne va pas sans mensonge. Aussi tout ce qu’il y a de plus haut dans la vie humaine, tout effort de pensée, tout effort d’amour est corrosif pour l’ordre. La pensée peut aussi bien, à aussi juste titre, être flétrie comme révolutionnaire d’un côté, comme contre-révolutionnaire de l’autre. Pour autant qu’elle construit sans cesse une échelle de valeurs « qui n’est pas de ce monde », elle est l’ennemie des forces qui dominent la société. Mais elle n’est pas plus favorable aux entreprises qui tendent à bouleverser ou à transformer la société, et qui, avant même d’avoir réussi, doivent nécessairement impliquer chez ceux qui s’y vouent la soumission du plus grand nombre au plus petit, le dédain des privilégiés pour la masse anonyme et le maniement du mensonge. Le génie, l’amour, la sainteté méritent pleinement le reproche qu’on leur fait bien des fois de tendre à détruire ce qui est sans rien construire à la place. Quant à ceux qui veulent penser, aimer, et transposer en toute pureté dans l’action politique ce que leur inspire leur esprit et leur cœur, ils ne peuvent que périr égorgés, abandonnés même des leurs, flétris après leur mort par l’histoire, comme ont fait les Gracques.

Il résulte d’une telle situation, pour tout homme amoureux du bien public, un déchirement cruel et sans remède. Participer, même de loin, au jeu des forces qui meuvent l’histoire n’est guère possible sans se souiller ou sans se condamner d’avance à la défaite. Se réfugier dans l’indifférence ou dans une tour d’ivoire n’est guère possible non plus sans beaucoup d’inconscience. La formule du « moindre mal », si décriée par l’usage qu’en ont fait les social-démocrates, reste alors la seule applicable, à condition de l’appliquer avec la plus froide lucidité.