Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/212

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des groupes. Sentant irrésistiblement que la connaissance de la justice et de la vérité est en quelque sorte due à l’homme, dont le désir, en ce domaine, est trop profond pour admettre un refus ; ayant reconnu avec raison qu’aucun esprit humain, sans aucune exception, n’a la force de se soustraire aux facteurs de mensonge qui empoisonnent la vie sociale ; ignorant qu’il existe une source d’où cette force descend sur ceux qui la désirent avec une complète humilité, il a admis que la société, par un processus automatique de croissance, éliminera son propre poison. Il l’a admis sans aucune raison, sinon qu’il ne pouvait pas faire autrement.

C’est ainsi qu’il faut comprendre ce qui souvent apparaît chez lui comme la négation des notions mêmes de vérité, de justice, de valeur morale. La société étant encore empoisonnée, aucun esprit n’est capable d’accéder à la vérité et à la justice. Ceux qui prononcent ces mots mentent ou sont trompés par des menteurs. Celui qui veut servir la justice n’a qu’un moyen, c’est de hâter l’opération du mécanisme qui aboutira à une société sans poison. Peu importe de quels procédés il se sert à cet effet ; ils sont bons, s’ils sont efficaces. Ainsi Marx, exactement comme les hommes d’affaires de son temps ou les guerriers du moyen âge, aboutissait à une morale qui mettait au-dessus du péché la catégorie sociale dont il faisait partie, à savoir celle des révolutionnaires professionnels. Il retombait dans la faiblesse même qu’il avait fait tant d’efforts pour éviter, comme il arrive à tous ceux qui cherchent la force morale où elle n’est pas.

Quant à la nature de ce mécanisme producteur de paradis, il la déduisait d’un raisonnement presque puéril. Quand un groupe dominant cesse de dominer, il est remplacé par un groupe qui auparavant se trouvait naturellement plus bas. À force de répéter ce processus, la croissance sociale finit par amener en haut le groupe qui était tout en bas. Alors il n’y a