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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/221

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Ce fut sans doute la pensée de Machiavel. Comme dans la mécanique proprement dite, la notion fondamentale serait celle de force. La grande difficulté est de saisir cette notion.

Il n’y a rien dans une telle pensée qui soit incompatible avec la spiritualité la plus pure. Elle en est le complément. Platon comparait la société à un gigantesque animal que les hommes sont contraints de servir et qu’ils ont la faiblesse d’adorer. Le christianisme, si proche de Platon en tant de points, contient non seulement la même pensée, mais la même image ; la bête de l’Apocalypse est sœur du gros animal de Platon. Élaborer une mécanique sociale, c’est, au lieu d’adorer la bête, en étudier l’anatomie, la physiologie, les réflexes, et surtout chercher à comprendre le mécanisme de ses réflexes conditionnels, c’est-à-dire chercher une méthode pour la dresser.

La pensée fondamentale de Platon, qui est aussi celle du christianisme, mais qui a été bien oubliée, c’est que l’homme ne peut pas éviter d’être tout entier asservi à la bête, même jusqu’au centre le plus secret de son âme, excepté dans la mesure où il est libéré par l’opération surnaturelle de la grâce. L’asservissement spirituel consiste dans la confusion du nécessaire et du bien ; car « on ignore quelle distance sépare l’essence du nécessaire et celle du bien ».

La bête a une doctrine, la doctrine de la force. Quelques Athéniens, cités par Thucydide, l’ont exprimée crûment, avec une netteté merveilleuse, quand ils ont dit à des malheureux qui les suppliaient : « Nous croyons au sujet des dieux d’après la tradition, et nous savons au sujet des hommes par une expérience certaine, que toujours chacun, par une nécessité de la nature, commande partout où il en a le pouvoir. » On voit bien que ces Athéniens étaient pour la bête des adorateurs de fraîche date, fils d’ancêtres étrangers à ce culte ; les vrais fidèles de ce culte n’en expri-