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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/140

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lisant la nécessité dans les franges de lumière et d’ombre par analogie avec les ondulations de l’eau. De même l’attitude d’esprit scientifique n’est admirable qu’au moment où elle est celle d’un homme aux prises avec des événements, des dangers, des responsabilités, des émotions, peut-être des terreurs, par exemple sur un navire ou un avion. En revanche rien n’est si morne, si désertique que l’accumulation des résultats de la science dans les livres, à l’état de résidu mort. Une accumulation indéfinie d’ouvrages de physique classique n’est pas désirable.

Elle n’est pas non plus possible ; la science classique est limitée quant à l’extension, parce que l’esprit humain est limité. Les hommes diffèrent entre eux ; mais même chez les plus doués l’esprit humain ne peut pas embrasser n’importe quelle quantité de faits clairement conçus ; pourtant une synthèse ne s’accomplit qu’entre des faits conçus par un même esprit ; il ne peut y avoir synthèse entre un fait pensé par moi et un fait pensé par mon voisin, et, si mon voisin et moi-même pensons chacun deux, il n’en résultera jamais quatre. Or toute théorie physique est une synthèse dont les éléments sont des faits conçus comme analogues les uns aux autres. Comme les faits s’accumulent à mesure que les générations de savants se succèdent, au lieu qu’il n’y a pas de progrès dans la capacité de l’esprit humain, la quantité des faits à embrasser en arrive à dépasser de très loin la portée d’un esprit ; le savant a dès lors dans l’esprit non plus les faits, mais les synthèses opérées par d’autres à partir des faits, synthèses dont il fait à son tour une synthèse sans les avoir révisées. Cette opération a d’autant moins de valeur, d’autant moins d’intérêt, d’autant moins de chances de réussir que la distance entre