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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/141

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la pensée et les faits est plus grande. Ainsi la science classique contenait dans son progrès même un facteur progressif de paralysie qui devait un jour la tuer.

Mais quand elle embrasserait l’univers entier et tous les phénomènes, elle serait encore limitée ; elle ne rendrait compte de l’univers que partiellement. L’univers qu’elle décrit est un univers d’esclave, et l’homme, y compris les esclaves, n’est pas seulement un esclave. L’homme est bien cet être qui, s’il voit un objet sur le plancher et désire le voir sur une table, est contraint de le soulever ; mais il est aussi, en même temps, tout autre chose. Le monde est bien ce monde qui met une distance pénible à franchir entre tout désir et tout accomplissement, mais il est aussi, en même temps, tout autre chose. Nous sommes sûrs qu’il est tout autre chose, sans quoi nous n’existerions pas. Il est vrai que la matière qui constitue le monde est un tissu de nécessités aveugles, absolument indifférentes à nos désirs ; il est vrai aussi en un sens qu’elles sont absolument indifférentes aux aspirations de l’esprit, indifférentes au bien ; mais en un sens aussi ce n’est pas vrai. Car s’il y a jamais eu dans le monde, fût-ce chez un seul homme et pendant un seul jour, de sainteté véritable, c’est qu’en un sens la sainteté est quelque chose dont la matière est capable ; puisque la matière seule et ce qui est inscrit dans la matière existe. Le corps d’un homme, et par suite en particulier le corps d’un saint, n’est pas autre chose que de la matière, et c’est un morceau du monde, de ce même monde qui est un tissu de nécessités mécaniques. Nous sommes régis par une double loi, une indifférence évidente et une mystérieuse complicité de la matière qui constitue le monde à l’égard du bien ; le rappel de cette double loi est ce qui nous atteint au cœur dans le spectacle du beau.