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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/148

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haute, est séparé de lui-même par la distance que met le temps entre ce qu’il est et ce qu’il tend à être, et, s’il croit s’être trouvé lui-même, il se perd aussitôt par la disparition du passé. Ce qu’il est dans un seul instant n’est rien, ce qu’il a été, ce qu’il sera n’est pas, et le monde étendu est fait de tout ce qui lui échappe, maintenu qu’il est en un point comme par une chaîne et une prison, impuissant à être ailleurs sinon après avoir dépensé du temps, après s’être soumis à une peine et après avoir abandonné le point où il était d’abord. Le plaisir le cloue au lieu de sa prison et à l’instant présent que pourtant il perd, le désir le suspend à un instant prochain et fait disparaître le monde entier pour un objet, la douleur consiste toujours pour lui à sentir le déchirement et la dispersion de sa pensée à travers la juxtaposition des moments et des lieux. Pourtant l’être pensant est fait, il le sent, pour autre chose que le temps et l’espace ; et ne pouvant s’empêcher de les avoir présents à sa pensée, il se sent fait du moins pour en être le maître, pour habiter l’éternité, dominer et embrasser le temps, posséder tout l’univers étendu en tous ses lieux à la fois. La nécessité du temps et de l’espace s’y oppose. Mais les choses juxtaposées dans l’étendue et qui changent d’instant en instant fournissent pourtant à l’homme une image de cette souveraineté perdue et interdite. Autrement l’homme ne vivrait pas ; car il ne lui est donné de penser que ce qui lui est sensible. C’est à cause de cette image que l’univers, bien qu’impitoyable, mérite d’être aimé, même au moment où l’on souffre, comme une patrie et une cité.

Cette image est fournie dans certaines œuvres de l’homme par la limite, l’ordre, l’harmonie, la proportion, les retours réguliers, par tout ce qui permet à l’homme d’embrasser d’un seul acte de la