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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/147

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accompli, en supprimant le premier terme du rapport ; cette suppression ne peut, d’ailleurs, être complète. C’est pourquoi elle se fonde sur le mouvement droit, forme même du projet, pensée de tout homme qui désire, par exemple, être quelque part, saisir ou frapper quelque chose ou quelqu’un ; et sur la distance, condition nécessairement enfermée dans tout désir d’un être soumis au temps. Dans un tel tableau du monde, le bien est tout à fait absent, absent au point qu’on n’y trouve même pas marquée l’empreinte de cette absence ; car même le terme du rapport qu’on s’efforce de supprimer, le terme qui concerne l’homme, est tout à fait étranger au bien. Aussi la science classique n’est-elle pas belle ; ni elle ne touche le cœur ni elle ne contient une sagesse. On comprend que Keats ait haï Newton, et que Gœthe non plus ne l’ait pas aimé. Il en était tout autrement chez les Grecs. Hommes heureux, en qui l’amour, l’art et la science n’étaient que trois aspects à peine différents du même mouvement de l’âme vers le bien. Nous sommes misérables à côté d’eux, et pourtant ce qui fit leur grandeur est à portée de notre main.

D’après une admirable image qu’on trouve chez les Manichéens, et qui remonte certainement beaucoup plus haut, l’esprit est déchiré, mis en morceaux, dispersé à travers l’espace, à travers la matière étendue. Il est crucifié sur l’étendue ; et la croix n’est-elle pas le symbole de l’étendue, étant faite des deux directions perpendiculaires qui la définissent ? L’esprit est aussi crucifié sur le temps, dispersé en morceaux à travers le temps, et c’est le même écartèlement. L’espace et le temps sont une seule et même nécessité doublement sensible, et il n’y a pas d’autre nécessité. L’être pensant, dans son désir le plus animal comme dans son aspiration la plus