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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/174

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ces notions que nous formons en nous arrachant aux choses. Enfin lorsque nous voyons un lieu où nous désirons aller, nous nous mettons en marche en pensant une direction, c’est-à-dire une droite ; et bien que nous ayons conscience d’accomplir en même temps des mouvements qui diffèrent infiniment d’une trajectoire droite, nous parvenons fort souvent au lieu désiré. Une branche d’arbre agitée par le vent, quoiqu’elle plie un peu, me porte à penser la droite dans son rapport avec l’angle ; si je la casse, glisse un bout sous une pierre et appuie sur l’autre bout pour soulever la pierre, c’est encore en pensant la droite dans son rapport avec l’angle ; et quoiqu’il n’y ait rien de commun entre une branche d’arbre et une droite, et que je le sache, je réussis souvent. La pureté des notions mathématiques, les nécessités et impossibilités qui y sont attachées, les images indispensables de ces notions fournies par des choses qui ne leur ressemblent pas, le succès des actions conduites en confondant, par une erreur volontaire, les choses avec les notions dont elles sont les images, ce sont autant de mystères distincts et irréductibles, et si l’on élabore une solution pour l’un d’eux, on ne diminue pas, on épaissit au contraire le mystère impénétrable des autres. Par exemple, en admettant que les relations géométriques sont réellement les lois de l’univers, on rend plus étonnante encore la réussite d’actions réglées par une application délibérément et infiniment erronée de ces mêmes relations ; si on admet qu’elles sont de simples résumés tirés de beaucoup d’actions réussies, on ne rend pas compte ni de la nécessité qui leur est attachée et n’apparaît pas dans de tels résumés, ni de la pureté qui leur est essentielle et les rend étrangères au monde ; et ainsi de suite.