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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/213

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Si étrange que puisse paraître, aujourd’hui encore, l’expression d’une telle incertitude, il est douteux que les savants puissent continuer longtemps à aller de l’avant dans de telles conditions. Car ils n’ont presque plus rien qui les contrôle dans les démarches de leur pensée. Ils n’ont guère que l’algèbre, qui contrôle seulement comme peut le faire un simple instrument auquel on se conforme pour le manier, et qui est un instrument fort souple. On a tort de croire que l’expérience puisse servir à cet usage, car toute pensée humaine, y compris les croyances à nos yeux les plus absurdes, a pour objet l’expérience et y trouve un appui et une confirmation. Le prestige des sorciers s’appuie sur l’expérience ; une croyance non expérimentalement vérifiée n’est viable dans aucun milieu humain. Toute pensée est un effort d’interprétation de l’expérience, interprétation pour laquelle l’expérience ne fournit ni modèle, ni règle, ni critérium ; on y trouve les données des problèmes, mais non pas la manière de les résoudre ni même de les formuler. Cet effort a besoin, comme tous les autres, d’être orienté vers quelque chose ; tout effort humain est orienté ; quand l’homme ne va pas quelque part, il reste immobile. Il ne peut se passer de valeurs. À l’égard de toute étude théorique, la valeur a nom vérité. Les hommes faits de chair, sur cette terre, ne peuvent sans doute avoir une représentation de la vérité qui ne soit pas défectueuse ; mais il leur en faut une ; image imparfaite de la vérité non représentable que nous avons vue, comme dit Platon, de l’autre côté du ciel.

Les savants de la période classique avaient une représentation de la vérité scientifique certes fort défectueuse, mais ils en avaient une ; et ceux d’aujourd’hui n’ont dans l’esprit aucune chose,