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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/214

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fût-elle vague, lointaine, arbitraire, impossible, vers laquelle ils puissent se tourner la nommant vérité. À plus forte raison n’ont-ils pas l’image d’un chemin qui y conduirait et auquel ils compareraient, pour la contrôler, chaque démarche de leur pensée. Ils sont encore poussés par l’impulsion des générations antérieures, et suivent par vitesse acquise des directions qui aujourd’hui ne répondent plus à rien ; mais cette impulsion s’épuisera. La licence est chose enivrante, et nous nous en sommes soûlés en tous domaines, mais la licence absolue arrête beaucoup plus sûrement qu’aucune chaîne. Il est donc à prévoir que dans un temps assez proche, deux ou trois générations peut-être, peut-être moins, les savants s’arrêteront.

C’est à prévoir, non pas à craindre. Pourquoi souhaiterions-nous pour la science un progrès sans obstacle ? Nous n’avons aucun bonheur à espérer du développement de la technique, tant qu’on ne sait pas empêcher les hommes d’employer la technique pour la domination de leurs semblables et non de la matière ; quant à nos connaissances, le progrès scientifique ne peut pas y ajouter, puisqu’il est reconnu aujourd’hui que les profanes ne peuvent rien comprendre à la science, et que les savants mêmes sont profanes hors de leur domaine spécial. Un arrêt forcé contraindrait peut-être les savants à faire un travail de récapitulation et de révision, à constituer, selon le modèle immortel laissé par Archimède, une axiomatique de la physico-chimie ; non pas pour fabriquer une cohérence artificielle, mais pour faire honnêtement le bilan des axiomes, des postulats, des définitions, des hypothèses, des principes, sans omettre ceux qui sont impliqués dans la technique expérimentale elle-même, par