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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/215

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exemple dans l’usage de la balance. Un tel travail ferait peut-être de la science une connaissance, en laissant apparaître clairement les difficultés, les contradictions, les impossibilités, qu’on se hâte aujourd’hui de dissimuler sous des solutions derrière lesquelles l’intelligence ne peut plus rien apercevoir. Mais ce travail, il faudrait le commencer bientôt. Sans quoi l’arrêt de la science peut provoquer, non pas un renouvellement, mais la disparition de l’esprit scientifique sur le globe terrestre pour plusieurs siècles, comme ce fut le cas quand l’empire romain eut tué la science grecque.

Quelque chose d’infiniment plus précieux que la science même est compromis dans cette crise ; c’est la notion de vérité, que le xviiie siècle et surtout le xixe ont très étroitement liée à la science ; bien à tort, mais nous avons conservé cette habitude. La disparition de la vérité scientifique a fait disparaître à nos yeux la vérité elle-même, accoutumés que nous sommes à prendre l’une pour l’autre. Dès que la vérité disparaît, l’utilité aussitôt prend sa place, car toujours l’homme dirige son effort vers quelque bien. Mais cette utilité, l’intelligence n’a plus alors qualité pour la définir ni pour en juger, elle a seulement licence de la servir. D’arbitre elle devient servante, et les désirs lui donnent des ordres. De plus l’opinion publique devient maîtresse souveraine des pensées au lieu de la conscience, car toujours l’homme soumet ses pensées à un contrôle supérieur, soit en valeur, soit en puissance. Nous en sommes là aujourd’hui. Tout est tourné vers l’utile, sans qu’on songe à le définir ; l’opinion publique règne souverainement, dans le village des savants comme dans les grandes nations. Nous sommes comme revenus à l’époque de Protagoras et des sophistes, l’époque où l’art de persuader,