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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/22

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moderne qu’il a été réservé d’amener la découverte de Thalès, par la physique, sur le terrain où elle rivalise avec la perception, autrement dit jusqu’au monde sensible.

Ici il n’y a plus aucune incertitude ; c’est bien un autre domaine de la pensée que nous apporte la science. Thalès lui-même, s’il ressuscitait pour voir jusqu’où les hommes ont mené ses réflexions, se sentirait, en comparaison de nos savants, un fils de la terre. Veut-il feuilleter un livre d’astronomie ? Il n’y sera pour ainsi dire pas question d’astres. Ce dont parlera le moins un traité de la capillarité ou de la chaleur, c’est de tubes étroits et de liquides, ou de la question de savoir ce qu’est la chaleur ou par quel moyen elle se propage. Ceux qui veulent donner un modèle mécanique des phénomènes physiques, comme les premiers astronomes ont représenté par des machines le cours des astres, sont à présent méprisés. Thalès, dans nos livres concernant la nature, espérerait trouver, à défaut des choses ou des modèles mécaniques qui les imitent, des figures géométriques ; il serait encore déçu. Il croirait son invention oubliée, il ne verrait pas qu’elle est reine, mais sous forme d’algèbre. La science, qui était au temps des Grecs la science des nombres, des figures et des machines, ne semble plus consister qu’en la science des purs rapports. La pensée commune sur laquelle il semble que Thalès, s’il ne s’y bornait pas, du moins s’appuyait, est à présent clairement méprisée. Les notions de sens commun, telles que l’espace à trois dimensions, les postulats de la géométrie euclidienne, sont laissées de côté ; certaines théories ne craignent même pas de parler d’espace courbe, ou d’assimiler une vitesse mesurable à une vitesse infinie. Les spéculations concernant la nature de la matière se donnent libre cours, essayant d’interpréter