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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/23

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tel ou tel résultat de notre physique sans s’inquiéter le moins du monde de ce que peut être pour les hommes du commun cette matière qu’ils sentent sous leurs mains. Bref tout ce qui est intuition est banni par les savants autant qu’il leur est possible, ils n’admettent plus dans la science que la forme abstraite du raisonnement, exprimée dans un langage convenable au moyen des signes algébriques. Comme le raisonnement ne se produit au contraire chez le vulgaire qu’étroitement lié à l’intuition, un abîme sépare le savant de l’ignorant. Les savants ont donc bien succédé aux prêtres des anciennes théocraties, avec cette différence qu’une domination usurpée est remplacée par une autorité légitime.

Sans se révolter contre cette autorité, on peut cependant l’examiner. L’on remarque aussitôt des contradictions surprenantes. Voyons, par exemple, quelles sont les conséquences de cet empire absolu exercé par la plus abstraite mathématique sur la science. La science s’est purifiée de ce qu’elle avait d’intuitif, nous l’avons remarqué, jusqu’à ne plus concerner que des combinaisons de purs rapports. Mais il faut bien que ces rapports aient un contenu, et où le trouver, sinon dans l’expérience ? Aussi la physique ne fait-elle autre chose que d’exprimer, par des signes convenables, les rapports qui se trouvent entre les données de l’expérience. Autrement dit la physique peut être considérée comme consistant essentiellement en une expression mathématique des faits. Au lieu d’être reine de la science, la mathématique n’est plus qu’un langage ; à force de dominer, elle est réduite à un rôle servile. C’est pourquoi Poincaré a pu dire, par exemple, que les géométries euclidienne et non euclidienne ne diffèrent que comme un système de mesure d’un autre. « Que doit-on penser, dit-il dans La Science et