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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/224

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Dans tout cela, on aperçoit un progrès qui ne présente à aucun moment une rupture de continuité due au drame des incommensurables. Certes, il y a eu un drame des incommensurables, et d’une portée immense. La vulgarisation de cette découverte a fait tomber sur la notion de vérité un discrédit qui dure encore ; elle a fait naître, ou au moins a contribué à faire naître, l’idée qu’on peut démontrer également bien deux thèses contradictoires ; les sophistes ont diffusé ce point de vue dans les masses, ainsi qu’un savoir de qualité inférieure, dirigé uniquement vers la conquête de la puissance ; il en est résulté, dès la fin du ve siècle, la démagogie et l’impérialisme qui en est inséparable, dont les conséquences ont ruiné la civilisation hellénique ; c’est par ce processus (auquel ont contribué, bien entendu, d’autres causes, notamment les guerres médiques) que les armes romaines ont pu enfin tuer la Grèce sans résurrection possible. J’en conclus que les dieux ont eu raison de faire périr dans un naufrage le pythagoricien coupable d’avoir divulgué la découverte des incommensurables.

Mais chez les géomètres et les philosophes, je ne crois pas qu’il y ait eu drame. Le pythagorisme a été ruiné par tout autre chose (dans la mesure où il l’a été), à savoir par le massacre massif des pythagoriciens en Grande Grèce. D’ailleurs, le pentagone étoilé, qui représente un rapport entre incommensurables (division d’une ligne en extrême et moyenne raison) fut un des symboles des pythagoriciens. Mais Archytas (un des survivants) fut un grand géomètre, et il fut le maître d’Eudoxe, auteur de la théorie des nombres réels, de la notion de limite et de notion d’intégration telles qu’elles sont exposées dans Euclide. Rien ne donne à penser que les pythagoriciens, en parlant de nombre, aient