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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/240

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Comment surtout admettre qu’il ait pu comprendre quelque chose à la Grèce ? (D’abord, mettre son espoir en Wagner pour la ressusciter !…) Il s’est évidemment décrit lui-même sous le nom d’homme dionysiaque, mais s’il avait vu juste, la Grèce aurait sombré comme lui.

Il s’est complètement trompé sur Dionysos — sans parler de l’opposition avec Apollon, qui est de la pure fantaisie, car les Grecs les mêlaient dans les mythes et semblent parfois les identifier. Que n’a-t-il tenu compte de ce que dit Hérodote — et celui-là savait ce qu’il disait — que Dionysos, c’est Osiris ? Dès lors, c’est le Dieu que l’homme doit imiter pour sauver son âme, qui a rejoint l’homme dans la souffrance et la mort, et que l’homme peut et doit rejoindre dans la perfection et la félicité. Exactement comme le Christ.

La démesure, l’ivresse cosmique et Wagner n’ont rien à voir là-dedans.

Je ne puis accepter aucune interprétation catastrophique de la Grèce et de son histoire, ni qu’on dise qu’ils s’attachaient « désespérément » à la proportion et avaient un sentiment intense de la disproportion entre l’homme et Dieu (ce n’étaient pas des Hébreux !). Certes ils avaient une conception douloureuse de l’existence, comme tous ceux qui ont les yeux ouverts ; mais leur douleur avait un objet ; elle avait un sens par rapport à la félicité pour laquelle l’homme est fait, et dont le privent les dures contraintes de ce monde. Ils n’avaient aucun goût du malheur, de la catastrophe, du déséquilibre. Au lieu que chez tant de modernes (Nietzsche notamment, je crois) il y a une tristesse liée à la privation du sens même du bonheur ; ils ont besoin de s’anéantir. À mon avis, il n’y a aucune angoisse chez les Grecs. C’est ce qui me les rend