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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/244

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certaine manière l’auteur. Il en résulte une purification des passions et des désirs, qui se rapportent à la situation particulière d’un petit corps humain dans le monde, et qui n’ont plus de sens quand la pensée prend pour objet le monde même. Mais les proportions sont indispensables à cet effet, sans quoi il ne peut y avoir équilibre entre la pensée et une matière diverse, complexe et changeante. D’autre part elles n’ont aucun prix en elles-mêmes, mais seulement pour autant qu’elles sont appliquées dans les arts d’une part, dans les sciences de la nature de l’autre. Ainsi appliquées, elles arrachent l’esprit aux désirs pour l’amener à la contemplation, qui exclut les désirs. (Tout cela, bien entendu, ne s’appuie pas sur des textes, ou de loin.)

La mesure, l’équilibre, la proportion et l’harmonie constituaient aux yeux des Grecs le principe même du salut de l’âme, parce que les désirs ont pour objet l’illimité. Concevoir l’univers comme un équilibre, une harmonie, c’est aussi en faire comme un miroir du salut. Dans les rapports entre hommes aussi, le bien consiste à éliminer l’illimité ; c’est cela la justice (qui ne peut alors se définir que par l’égalité). De même dans les rapports d’un homme avec lui-même. Sur « l’égalité géométrique » comme loi suprême de l’univers en même temps que condition du salut de l’âme, il y a un texte dans le Gorgias. Ces notions constituent, il me semble, l’atmosphère même des tragédies d’Eschyle.

Si par le sentiment de disproportion entre la pensée et le monde tu entendais le sentiment d’être exilé dans le monde, alors oui, les Grecs ont eu intensément le sentiment que l’âme est exilée. C’est de chez eux qu’il est passé dans le christianisme. Mais un tel sentiment ne comporte aucune angoisse, de l’amertume seulement. D’autant plus