Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/248

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— Nous ne sommes pas près de nous entendre sur Nietzsche. Il ne m’inspire aucune inclination à le traiter avec légèreté, mais une répulsion invincible et presque physique ; et cela même quand il exprime des choses que je pense. J’aime mieux croire sur parole qu’il est un grand homme que d’y aller voir ; pourquoi m’approcherais-je de ce qui me fait mal ? Mais un amant de la sagesse qui finit comme lui, il me paraît difficile de considérer qu’il a réussi. En admettant que des facteurs physiques aient joué contre lui, qu’il ait lutté toute sa vie contre le malheur pour être finalement vaincu, alors un peu d’humilité sied aux malheureux, non un orgueil sans mesure. Si le malheur produit un tel orgueil par compensation, le malheureux peut être légitimement un objet de pitié, non d’estime, moins encore d’admiration.

Il s’est évidemment décrit lui-même sous le nom d’homme dionysiaque ; mais s’il avait vu juste, la Grèce aurait sombré comme lui. C’est assez pour montrer qu’il ne l’a pas comprise. D’ailleurs, compter sur Wagner pour la ressusciter !

Il s’est complètement trompé sur Dionysos (sans compter que l’opposition avec Apollon est de pure fantaisie, je crois). Que n’a-t-il écouté Hérodote — un homme qui, lui, sait de quoi il parle — quand il dit que Dionysos, c’est Osiris ? Dès lors, il s’agit du Dieu dont l’imitation constitue le salut de l’âme ; qui a rejoint l’homme dans l’humiliation, la souffrance et la mort ; que l’homme peut et doit rejoindre dans la perfection (c’est-à-dire la pureté, la justice, la vérité) et dans la félicité. Exactement comme le Christ.

La démesure, l’ivresse cosmique, Wagner n’ont rien à voir là-dedans.

Je ne puis admettre aucune explication catas-