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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/249

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trophique de la Grèce et de son histoire. Ils avaient certes une conception douloureuse de l’existence humaine, comme tous ceux qui ont les yeux ouverts. Mais leur douleur avait un objet ; elle avait un sens par rapport à la félicité qui est le partage naturel de l’âme, et dont elle est privée par les dures contraintes de ce monde. La douleur n’apparaît jamais chez eux que comme l’échec d’une aspiration à la félicité. C’est en ce sens seulement que (comme dit Nietzsche) il a pu y avoir chez eux mélange de douleur et de joie ; car le sentiment d’être né pour la félicité est encore un sentiment heureux, même s’il reste misérablement impuissant, et il apparaît plus pur dans le malheur. Au contraire, chez tant de modernes — N. notamment, je crois — il y a une tristesse en soi, une tristesse liée à l’absence du sens même du bonheur. Chez eux, le mélange de la douleur et de ce qu’ils nomment joie vient de ce que la catastrophe les attire ; ils y trouvent leur volupté ; ils ont besoin de s’anéantir. À mon sens, la folie est essentiellement la privation totale de la joie et de l’idée même de la joie.

À mon avis, il n’y a aucune angoisse chez les Grecs. C’est ce qui me les rend chers. Jamais, en luttant contre l’angoisse, on ne produit de la sérénité ; la lutte contre l’angoisse ne produit que de nouvelles formes d’angoisse. Eux étaient sur un autre plan ; ils avaient la grâce.

Ce qu’ils ont eu intensément, c’est le sentiment de l’exil, le sentiment que l’âme est exilée dans le monde. C’est de chez eux qu’il est passé dans le christianisme. Mais un tel sentiment ne comporte aucune angoisse, de l’amertume seulement. Ils ont eu de même, plus que tout autre peuple, le sentiment de la nécessité et de son empire impossible à combattre. Mais ce sentiment, le plus amer de tous, exclut l’angoisse.