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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/75

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campagne, la promenade et la brise printanière, je crois, par une impérieuse persuasion, en l’existence de ce ciel voilé, de cette ville en rumeur, et, au milieu de tout cela, je ressens une inquiétude vague, que je rapporte à des êtres absents ; sur cette jouissance, ce désir, cette croyance, cette inquiétude, si je veux m’en délivrer ou les changer, ma volonté a-t-elle prise ? Pas le moins du monde. Tout ce que je puis, c’est, à ce que je crois, à ce que je désire, refuser mon assentiment. Je n’ai à moi que mon jugement seul ; je n’ai pas sur mes pensées un pouvoir royal, je n’en suis que l’arbitre. Est-ce à dire que je ne possède qu’une impuissante liberté de m’approuver ou de me désapprouver moi-même ? S’il en est ainsi, je ne puis espérer une autre vertu que celle qui permettait à Médée, selon le poète, de voir le meilleur parti et de l’approuver, tout en suivant le pire, ni un autre savoir que la connaissance intuitive de mon existence et de ma dépendance par rapport à une chose inconnue, et la conscience de mes passions. Mais ce fantôme de liberté ne pourrait même être nommé liberté ; je ne me reconnais libre qu’autant que je dépends effectivement de moi. Et en vérité si, lorsque je me sens envahir par le désir de vengeance, je ne suis libre que de ne pas consentir à cette colère douce comme le miel, selon la parole du poète, l’exercice de cette liberté n’est pourtant pas une chose indifférente ; si petite qu’en soit la portée, ce pouvoir est efficace, ce refus est un acte. Je n’ai à moi que mon jugement, mais mon jugement n’est pas sans changer quelque chose. Il ne peut modeler les désirs, les croyances par lesquelles le monde me tient ; du moins donc mon jugement mord sur le monde même. La peine presque insurmontable que me coûte un jugement libre en témoigne.