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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/93

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et les rêves, les pensées de toutes les choses présentes autour de moi : cette chambre, cette table, ces arbres, mon corps même. Je reconnais à présent en ces choses perçues l’union de ces deux espèces d’imagination, qui se trouvent, séparées, l’une dans les émotions, l’autre dans la géométrie. La perception, c’est la géométrie prenant possession en quelque sorte des passions mêmes, par le moyen du travail. Il est impossible que je ressente directement ma propre action, puisque telle est la condition que le monde m’impose. Mais du moins je puis, au lieu de prendre les impressions comme signes d’existences fantastiques, ne les prendre que comme intermédiaires pour saisir mon propre travail, ou plutôt l’objet de mon travail, l’obstacle, l’étendue. C’est en quoi consiste la perception, comme on peut voir par le célèbre exemple du bâton de l’aveugle. L’aveugle ne sent pas les différentes pressions du bâton sur sa main, il palpe directement les choses de son bâton, comme si son bâton était sensible et faisait partie de son corps. Moi-même, en ce moment, je sens le papier au bout de ma plume, et bien mieux encore si je ferme les yeux. La pression du porte-plume sur ma main, seule chose, semble-t-il, que je devrais sentir, je dois y faire attention pour la remarquer, tout comme j’ai besoin d’attention pour voir des plaques de couleur jaune ou rouge, et non une peau de femme, sur la toile qui représente la Joconde. Mes sensations présentent toujours à la pensée, non elles-mêmes, mais une idée qui s’accorde au trouble qu’elles y causent. Quand je réponds à ces assauts du monde contre moi, que je nomme sensations, non plus par la joie ou la tristesse, mais par le travail, elles n’apportent autre chose à la pensée que l’objet du travail. C’est ainsi que de son bâton comme d’une main l’aveugle,