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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/94

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loin de subir purement et simplement, comme on croit volontiers, des contacts, palpe, non pas la matière sensible, mais l’obstacle. Et inversement pour chacun le bâton de l’aveugle n’est autre chose que son propre corps. Le corps humain est pour l’esprit comme une pince à saisir et palper le monde. Mais, pour décrire la chose par ordre, le corps n’est pas naturellement à ma disposition. Je dois prendre possession de mon corps. À chacune de mes pensées sont joints des mouvements de mon corps ; ainsi, quand j’ai peur, le corps court. Mais parmi tous ces mouvements, je ne dispose que de quelques-uns ; tout ce que je puis, c’est imprimer un mouvement droit en certains points de mon corps. Mais encore que je ne dispose pas de mouvements plus compliqués, mon corps en dispose, il déforme suivant sa structure propre la direction que je lui transmets, et je dois apprendre à me servir de cette déformation, à utiliser l’obstacle pour suppléer à la puissance qui me manque. Ainsi je ne sais pas ce que c’est qu’imprimer un mouvement circulaire, mais j’y remédie en m’empêchant moi-même, dans l’acte même de mouvoir mon bras en ligne droite, par l’attache du bras à l’épaule. En plus, comme, par l’étendue du corps, je dispose de plusieurs mouvements droits, je puis les combiner ; mais tout d’abord, je les sépare, et, tout comme dans un problème, je divise la difficulté pour en considérer à part chaque élément ; de même j’apprends à mouvoir, non tout le corps par une pensée, mais seulement le membre que je veux. Puis, par une sorte de géométrie en acte, je combine ces mouvements suivant un ordre du simple au complexe. Ce n’est pas trois qui m’instruit sur trois, ni le cercle sur le cercle, mais l’unité et la droite. De même, pour peu que je craigne, mon corps sait courir ; mais si je veux, moi, savoir courir,