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CHAPITRE V.

que nous avions escaladé sans le savoir les rochers escarpés qui dominent le col du Lion. La partie supérieure du petit pic ne ressemble en rien à la partie inférieure ; les rochers, beaucoup moins solides, y sont ordinairement couverts de neige ou de plaques de neige et, çà et là, de verglas ; leur inclinaison est aussi plus forte. En descendant une petite pente de neige, pour reprendre la bonne voie, Kronig glissa sur une bande de glace et descendit avec une vitesse effrayante. Heureusement il parvint à se maintenir sur ses pieds, et, faisant un violent effort, il put s’arrêter en deçà de quelques rochers qui se dressaient au-dessus de la neige et contre lesquels il se serait infailliblement brisé. Quand nous le rejoignîmes peu de minutes après, nous le trouvâmes hors d’état de marcher et même de se tenir debout ; il tremblait violemment ; sa figure avait la pâleur d’un cadavre. Il resta dans cet état pendant plus d’une heure ; aussi la journée était-elle très-avancée lorsque nous arrivâmes à notre campement sur le col. Profitant de l’expérience de l’année précédente, nous ne dressâmes pas la tente sur la neige mais je fis ramasser une grande quantité de débris tombés des rochers voisins, et, après avoir construit une espèce de plate-forme, à l’aide des plus grosses pierres, nous la nivelâmes avec les plus petites et avec de la boue.

Meynet s’était montré un inappréciable porteur de tente ; car, malgré la forme plus pittoresque que symétrique de ses jambes, et bien qu’il parût construit de fragments dissemblables, il savait tirer parti de ses difformités elles-mêmes ; il avait, nous le découvrîmes bientôt, un esprit d’un ordre relevé, et nous eussions trouvé parmi les paysans de la vallée peu de compagnons plus agréables ou meilleurs grimpeurs que le petit Luc Meynet, le porteur bossu du Breuil. Il réclama humblement les œufs suspects et les morceaux de viande cartilagineux dédaignés par le guides ; et il parut considérer comme une faveur particulière, sinon comme un régal délicieux, qu’on lui permît de boire le marc du café. Ce fut avec une sorte de ravissement qu’il prit la plus mauvaise place à la porte de la tente et qu’il exécuta toute la besogne malpropre dont les guides le chargèrent ; il se mon-