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ESCALADES DANS LES ALPES.

cis pour que les cadavres fussent descendus à Zermatt ; le 19 juillet, vingt et un guides de Zermatt partirent pour accomplir cette triste et périlleuse tâche. Ils coururent de grands dangers à la descente, car ils faillirent être engloutis par la chute d’un sérac. Ils ne trouvèrent non plus aucun fragment du corps de lord Douglas, qui était sans doute resté accroché sur quelque rocher. Les restes de Hudson et de Hadow furent enterrés dans la partie septentrionale de l’église de Zermatt, en présence d’une foule émue et sympathique. Le corps de Michel Croz a été inhumé du côté opposé ; sa tombe, plus simple, porte une inscription qui rappelle, dans les termes les plus honorables, sa droiture, son courage et son dévouement[1].

La tradition qui représentait le Cervin comme absolument inaccessible était donc détruite ; des légendes d’un caractère

    moment où l’accident eut lieu ; et le bout de corde qui est en ma possession prouve qu’il ne l’avait pas coupée avant. Il reste cependant à sa charge ce fait fort suspect : c’est que la corde qui se rompit était la plus mince et la plus faible de toutes celles que nous avions. C’est fort suspect à un double titre : d’abord, il est peu vraisemblable que mes quatre compagnons qui marchaient en tête eussent choisi de préférence une corde vieille et faible, quand il y en avait d’autres fortes et neuves ; ensuite, si Taugwalder prévoyait la possibilité d’un accident, il était tout à fait de son intérêt de se servir de la corde la plus faible là où elle fut employée.

    Je serais heureux d’apprendre qu’il a répondu d’une manière satisfaisante aux questions qui lui ont été posées. Sa conduite au moment fatal fut un véritable tour de force, admirablement exécuté. On m’a dit qu’il était devenu presque incapable d’aucun travail ; il n’est pas absolument fou, mais son esprit est dérangé et son corps valétudinaire ; doit-on s’en étonner ? qu’il soit rongé par le remords d’avoir commis une mauvaise action, ou qu’il se débatte sous le poids d’une accusation aussi horrible qu’injuste.

    Je ne saurais rendre un témoignage aussi favorable à l’égard du jeune Pierre. J’ai raconté l’odieuse proposition qu’il me fit (et je suis persuadé qu’elle émanait de lui seul) ; il a depuis essayé d’exploiter notre malheureux accident, quoique son père eût reçu pour eux deux une large rémunération, en présence de plusieurs témoins. Quelle que soit sa valeur comme guide, je ne lui confierais plus ma vie et je ne voudrais plus avoir aucun rapport avec lui.

  1. Sur l’initiative de M. Alfred Wills, une souscription fut ouverte au profit des sœurs de Michel Croz, auxquelles il faisait une pension nécessaire. Cette souscription produisit en peu de temps 280 livres (6000 fr.). Elle fut alors fermée comme étant suffisante. Les 6000 francs furent placés en rente française à la recommandation de M. Dupuy, alors maire de Chamonix.