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CHAPITRE XXII.

plus réel venaient la remplacer. D’autres touristes essayeront à leur tour d’escalader ses orgueilleuses arêtes ; mais la terrible montagne ne sera pour aucun d’eux ce qu’elle fut pour ceux qui les premiers en atteignirent le sommet. D’autres pourront fouler sa cime glacée, nul n’éprouvera l’impression que ressentirent ceux qui, pour la première fois, contemplèrent ce panorama merveilleux ; nul, je l’espère, ne sera condamné à voir sa joie se changer en désespoir, ses éclats de rire devenir des cris de douleur.

Le Cervin s’est montré pour nous un adversaire acharné ; longtemps il a résisté ; il nous a porté plus d’un coup redoutable. Vaincu avec une facilité qui n’eût pu être prévue, comme un impitoyable ennemi terrassé, mais non anéanti, il a tiré une terrible vengeance de sa défaite. Un jour viendra où le Cervin lui-même aura disparu ; seul, un amas de débris informes marquera la place où s’élevait la belle montagne : atome par atome, centimètre par centimètre, mètre par mètre, elle subit peu à peu l’action destructive de forces éternelles auxquelles rien ne saurait résister. Ce jour est bien éloigné encore ; avant qu’il arrive, des siècles passeront, et bien des générations futures viendront contempler les effrayants précipices du Cervin, admirer sa forme qui n’a pas d’égale dans toutes les Alpes. Si exaltées que soient ses idées, si exagérées qu’aient été ses espérances, nul de ceux qui auront le bonheur de le voir ne s’en retournera déçu par la réalité.

Le drame est fini ; le rideau va bientôt tomber. Avant de nous séparer, un dernier mot sur les plus sérieux enseignements des montagnes. Voyez cette sommité ! Elle est bien loin ; involontairement on ajoute : « impossible de l’escalader ! impossible ! » — « Mais non ! » dit le montagnard. « Le chemin est bien long, je le sais ; il est difficile, dangereux peut-être ; mais l’ascension est possible, j’en suis certain ; je chercherai la meilleure route ; je prendrai l’avis de mes frères les montagnards, je saurai comment ils ont gravi des sommets aussi élevés ; ils m’apprendront à éviter les dangers de pareilles courses. » Il part quand