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Page:Xénophon - Œuvres complètes, éd. Talbot, tome 1.djvu/269

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tre la moindre injustice, ce qui est, à mes yeux, le plus beau moyen de me préparer une défense. » Hermogène lui ayant dit encore : « Ne vois-tu pas que les tribunaux d’Athènes, choqués par la défense, ont souvent fait périr des innocents, et souvent absous des coupables dont le langage avait ému leur pitié ou flatté leurs oreilles ? — Mais, par Jupiter ! dit Socrate, deux fois déjà j’ai essayé de préparer une apologie, et mon démon s’y est opposé[1]. » Alors Hermogène lui ayant dit que son langage était étonnant : « Pourquoi t’étonner, avait répondu Socrate, si la divinité juge qu’il est plus avantageux pour moi de quitter la vie de ce moment même ? Ne sais-tu pas que jusqu’à présent il n’y a pas d’homme à qui je le cède pour avoir mieux vécu ? Car je sens bien, ce qui est la pensée la plus douce, que j’ai vécu toute ma vie dans la piété et dans la justice ; en sorte qu’éprouvant une vive admiration pour moi-même, j’ai trouvé que tous ceux qui étaient en commerce avec moi avaient la même opinion sur mon compte. Mais à présent, si j’avance en âge, je sais qu’il faudra nécessairement payer mon tribut à la vieillesse ; ma vue s’affaiblira, j’entendrai moins bien, mon intelligence baissera et j’oublierai plus vite ce que j’aurai appris. Si je m’aperçois de cette perte de mes facultés, et que je me déplaise à moi-même, comment pourrai-je encore trouver du plaisir à vivre ? Peut-être, continua-t-il, est-ce par bienveillance que le dieu m’accorde, comme don spécial, de terminer ma vie non-seulement à l’époque la plus convenable, mais de la manière la moins pénible. Car si je suis condamné aujourd’hui, il est certain qu’il me sera permis de la finir par l’espèce de mort que les hommes qui se sont occupés de cette question estiment la plus facile, celle qui gêne le moins les amis et leur cause le plus de regrets du mort. En effet, lorsqu’on ne laisse aucune image pénible et désagréable dans l’esprit des assistants, quand on s’éteint le corps plein de santé et l’âme tout entière à la tendresse, comment ne serait-on pas un objet de regrets ?

« C’est donc avec raison que les dieux m’ont détourné de la préparation de mon discours, quand vous croyiez tous que je devais par tous les moyens chercher des échappatoires : car, si je l’avais fait, il est certain que j’aurais dû me résoudre, au lieu d’en finir dès ce moment avec la vie, à mourir tourmenté par des maladies ou par la vieillesse sur laquelle viennent

  1. Cf. Platon, Apolog., xxxi.