Page:Zola - Lettre à la France, 1898.djvu/15

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envahie par les réactionnaires de tout genre, ils l’adorent d’un brusque et terrible amour, ils l’embrassent pour l’étouffer. De tous côtés, on entend dire que l’idée de liberté fait banqueroute. Et, lorsque l’affaire Dreyfus s’est produite, cette haine croissante de la liberté a trouvé là une occasion extraordinaire, les passions se sont mises à flamber, même chez les inconscients. Ne voyez-vous pas que, si l’on s’est rué sur M. Scheurer-Kestner avec cette fureur, c’est qu’il est d’une génération qui a cru à la liberté, qui a voulu la liberté ? Aujourd’hui, on hausse les épaules, on se moque : de vieilles barbes, des bonshommes démodés. Sa défaite consommerait la ruine des fondateurs de la République, de ceux qui sont morts, de ceux qu’on a essayé d’enterrer dans la boue. Ils ont abattu le sabre, ils sont sortis de l’Église, et voilà pourquoi ce grand honnête homme de Scheurer-Kestner est aujourd’hui un bandit. Il faut le noyer sous la honte, pour que la République elle-même soit salie et emportée.

Puis, voilà, d’autre part, que cette affaire Dreyfus étale au plein jour la louche cuisine du parlementarisme, ce qui le souille et le tuera. Elle tombe, fâcheusement pour elle, à la fin d’une législature, lorsqu’il n’y a plus que trois ou quatre mois pour sophistiquer la législature prochaine. Le ministère au pouvoir veut naturellement faire les élections, et les députés veulent avec autant d’énergie se faire réélire. Alors, plutôt que de lâcher les portefeuilles, plutôt que de compromettre les chances d’élection, tous sont résolus aux actes extrêmes. Le naufragé ne s’attache pas plus étroitement à sa planche de salut. Et tout est là, tout s’explique dès lors : d’une part, l’attitude extraordinaire du ministère dans l’affaire Dreyfus, son silence, son embarras, la mauvaise action qu’il commet en laissant le pays