Page:Zola - Nouveaux contes à Ninon, 1893.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

j’entamerai une longue histoire, la dernière, celle qui nous mènera, je l’espère, jusqu’au matin. Elle est tout au bout des autres, placée à dessein pour t’endormir dans mes bras. Nous laisserons tomber le volume, et nous nous embrasserons.

Ah ! Ninon, quelle débauche de blanc et de rose ! Je ne promets pas cependant que, malgré tous mes soins à enlever les épines, il ne reste pas quelque goutte de sang dans ma botte de fleurs. Je n’ai plus les mains assez pures pour nouer des bouquets sans danger. Mais ne t’inquiète point : si tu te piques, je baiserai tes doigts, je boirai ton sang. Ce sera moins fade.

Demain, j’aurai rajeuni de dix ans. Il me semblera que j’arrive de la veille, du fond de notre jeunesse, avec le miel de ton baiser aux lèvres. Ce sera le recommencement de ma tâche. Ah ! Ninon, je n’ai rien fait encore. Je pleure sur cette montagne de papier noirci ; je me désole à penser que je n’ai pu étancher ma soif du vrai, que la grande nature échappe à mes bras trop courts. C’est l’âpre désir, prendre la terre, la posséder dans une étreinte, tout voir, tout savoir, tout dire. Je voudrais coucher l’humanité sur une page blanche, tous les êtres, toutes les choses ; une œuvre qui serait l’arche immense.