Page:Zola - Travail.djvu/36

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refusait pas un verre de vin aux hommes, certain qu’il serait payé, se créant une réputation de brave cœur, poussant à l’exécrable consommation du poison qu’il débitait. Certains disaient pourtant que Caffiaux, avec ses allures cafardes, était un traître, un mouchard des patrons de l’Abîme, qui l’auraient commandité pour faire causer les hommes, en les empoisonnant. Et c’était la perdition fatale, le salariat misérable, sans plaisir ni joie, qui nécessitait le cabaret, et le cabaret qui achevait de pourrir le salariat. Un mauvais homme, un mauvais lieu, une boutique de misère à raser et à balayer.

Luc fut un instant distrait de la conversation voisine, en voyant la porte intérieure de l’épicerie s’ouvrir et une jolie fille d’une quinzaine d’années paraître. C’était Honorine, la fille des Caffiaux, petite brune, fine, avec de beaux yeux noirs. Elle ne restait jamais dans le débit de vin, elle servait à l’épicerie. Et elle se contenta d’appeler sa mère, qui était au grand comptoir d’étain, une grosse femme souriante et paterne, comme son mari. Tous ces commerçants si âpres, tous ces fournisseurs égoïstes et durs, avaient de bien beaux enfants. Et ces enfants deviendraient-ils donc éternellement aussi âpres, aussi durs et égoïstes ?

Soudain, Luc eut comme une vision délicieuse et triste. Au milieu des odeurs empestées, dans la fumée épaissie des pipes, dans les éclats d’une rixe qui venait d’éclater devant le comptoir, Josine était là, debout, tellement vague et noyée, qu’il ne la reconnut pas d’abord. Elle avait dû entrer furtivement, en laissant Nanet à la porte. Tremblante, hésitante encore, elle se tenait derrière Ragu, qui ne la voyait pas, ayant le dos tourné. Et Luc put l’examiner un instant, si frêle dans sa pauvre robe, le visage si doux, si perdu d’ombre, sous le fichu en loques. Mais un détail qu’il n’avait pas remarqué, là-bas, devant l’Abîme, le frappa : la main droite s’était dégagée