Page:Zola - Travail.djvu/39

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La reprise du travail n’était qu’une paix menteuse, la résignation des travailleurs avait un grondement sourd, un besoin muet de revanche, des yeux de cruauté mal éteints, prêts à flamber de nouveau. Aux deux côtés de la rue, les cabarets regorgeaient, l’alcool dévorait la paie, exhalait son poison jusque sur la chaussée, tandis que les boutiques des fournisseurs ne désemplissaient pas, prélevaient sur le maigre argent des ménagères l’inique et monstrueux gain du commerce. Partout, les travailleurs, les meurt-de-faim étaient exploités, mangés, broyés sous les rouages de la machine sociale grinçante, dont les dents étaient d’autant plus dures, qu’elle se détraquait. Et, dans la boue, sous les becs de gaz effarés, Beauclair entier tournoyait là avec son piétinement de troupeau perdu, comme s’il allait aveuglément au gouffre, à la veille de quelque grande catastrophe.

Dans la foule, Luc reconnut plusieurs des personnes qu’il avait vues déjà, lors de son premier passage à Beauclair, au dernier printemps. Les autorités étaient là, sans doute dans la crainte de quelque aventure. Il vit passer ensemble le maire Gourier et le sous-préfet Châtelard : le premier, gros propriétaire inquiet, aurait voulu de la troupe ; mais l’autre, plus fin, aimable épave de Paris avait eu la sagesse de se contenter des gendarmes. Le président du tribunal, Gaume, passa également, ayant avec lui le capitaine retraité Jollivet, qui allait épouser sa fille. Et, devant chez Laboque, ils s’arrêtèrent, pour saluer les Mazelle, d’anciens commerçants que leurs rentes, vite gagnées, avaient fini par faire recevoir dans la belle société de la ville. Tout ce monde parlait bas, la mine peu rassurée, avec des coups d’œil obliques sur le lourd défilé des travailleurs, fêtant le samedi. Comme il passait près d’eux, Luc entendit les Mazelle, qui, eux aussi, parlaient de vol, ayant l’air de questionner le président et le capitaine. Les commérages couraient de