Page:Zola - Travail.djvu/585

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«  Voici quelques mois que les enfants m’ont pris avec eux, pour me dorloter… La maison est à nous, mange et bois, ensuite je te conduirai à ton lit, et demain, quand il fera jour, nous verrons.  »

Étourdi, Ragu l’avait écouté. Tous ces noms, tous ces mariages, ces trois générations qui défilaient au galop, l’ahurissaient. Comment comprendre, comment se reconnaître, au milieu de ces événements ignorés, de ces mariages et de ces naissances  ? Il ne parla plus, il mangea de la viande froide, des fruits, avidement, assis devant la table heureuse et abondante, dans la salle claire qu’une lampe électrique inondait d’une vive clarté. Le sentiment du bien-être, de l’aisance dont il se sentait entouré, devait peser lourdement à ses épaules de vieux vagabond, car il semblait plus vieilli, plus fini encore, tandis que, la face dans son assiette, il dévorait, avec des regards louches sur tout ce bonheur dont il n’était pas. Les longues rancunes amassées, les fièvres de vengeances impuissantes, le rêve maintenant irréalisable de triompher enfin sur le désastre souhaité des autres, sortaient de son silence même, de l’accablement où le jetait tant de richesse entrevue. Et, pendant qu’il mangeait de la sorte, Bonnaire, repris de malaise à le voir si sombre, si inquiétant, se demandait par quelles aventures inconnues il avait pu rouler durant un demi-siècle, s’étonnant aussi de ce qu’il fût vivant encore, dans une telle misère.

«  D’où reviens-tu donc  ? finit-il par lui demander.

— Oh  ! de partout  ! répondit Ragu, avec un geste qui faisait le tour de l’horizon.

— Alors, tu as dû en voir, des pays, des gens et des choses  ?

— Oh  ! oui, en France, en Allemagne, en Angleterre, en Amérique, j’ai promené ma carcasse d’un bout du monde à l’autre.  »

Et, avant d’aller dormir, allumant sa pipe, il dit en