Aller au contenu

Par les femmes/PREMIÈRE PARTIE

La bibliothèque libre.
Librairie Charles (p. 1-154).

PREMIÈRE PARTIE


i

Sous les feux pourpres d’un soleil couchant d’octobre, qui s’abîmait à l’horizon, les étangs infinis, parsemés de touffes de joncs, présentaient l’aspect de larges flaques de sang. Un silence morne enveloppait ces vastes solitudes, qu’on aurait crues le domaine de la mort, si ne les eussent troublées par instant les sifflements plaintifs des courlis farouches.

À cette heure, où s’assoupissait la nature fatiguée, quatre personnes, dans une chaumière sise sur la route qui va de Romorantin à Blois, achevaient de dîner. Un vieillard occupait la place d’honneur : sa figure vénérable était encadrée de cheveux blancs, qui descendaient en boucles soyeuses sur ses larges épaules. En face de lui était assise une femme d’un grand âge, son épouse sans doute ; au côté gauche de celle-ci, un curé de campagne, respectable et dodu, comme la plupart le sont, et à l’un des bouts de la table un jeune homme, beau gars bien découplé, quoique encore imberbe, au front haut, couronné d’une abondante chevelure noire rejetée en arrière, au regard droit et profond, à la physionomie expressive et aimable.

Le vieillard, qui était évidemment le maître de la maison, portait le costume des paysans de la Sologne ; simple, rustique était sa mise, mais propre et soignée ; elle disait l’aisance, comme aussi le buffet de noyer soigneusement entretenu, les chaises rembourrées et recouvertes de cuir, les gravures, les vieilles assiettes et les trophées de chasse qui décoraient les murailles de la salle.

La vieille femme était vêtue d’une robe sombre, sans aucun agrément ; elle était coiffée d’un bonnet de dentelle, qui, se rabattant de chaque côté, lui couvrait les oreilles et qu’attachaient sous son menton deux brides de velours noir. Sa physionomie était calme, douce et souriante, mais portait l’empreinte que frappent les mauvais jours ; cette femme, rien qu’à la voir on le devinait, était une de ces humbles, dont les mains gardent pendant toute la vie les callosités qu’y ont formées les durs labeurs des années pénibles, mais dont le visage conserve, à travers les rides, cette grâce et cette sérénité, juste privilège accordé par le ciel à ceux dont la vie s’est écoulée, non sans peines, mais sans remords.

Quant au jeune garçon, qui occupait l’une des extrémités de la table, une certaine coquetterie le distinguait des autres convives. Son habit était de velours marron ; une large cravate de soie noire, après avoir fait par deux fois le tour de son col trop haut, s’épanouissait en un large nœud sur le plastron d’une chemise de fine toile ; des manchettes, ornées de boutons d’or, lui serraient les poignets ; ses mains étaient fines et blanches, ses ongles soignés. Sa façon de se tenir, de regarder, de rompre le pain, de tousser, de porter le verre à ses lèvres n’était point celle de ses commensaux. Ce qu’il partageait avec eux, c’était la tristesse, empreinte sur tous les visages, répandue dans la pièce, accablante, tristesse bien naturelle, hélas ! puisque le repas qui se terminait était un repas d’adieu.

Jacques Dubanton, fils d’Adrien et de Francine Dubanton, le jeune homme dont la tournure élégante détonnait en ce lieu de patriarcale simplicité, allait partir à Paris pour y étudier le Droit.

Il surprendra tout naturellement que le fils d’aussi modestes paysans se destinât à l’une des carrières qu’ouvre la Faculté. Aussi est-il nécessaire, avant d’aller plus loin, de revenir sur nos pas et de donner quelques détails rétrospectifs.

Le père Adrien Dubanton, qui était âgé de soixante-dix ans, n’était ni plus ni moins qu’un paysan, mais il possédait une fortune assez rondelette qu’il avait amassée en défrichant des terres achetées à vil prix, alors qu’elles étaient incultes et paraissaient incultivables. Parti sans autre capital que ses rudes mains de besogneux, il était devenu avec le temps, de la patience, du travail et de l’économie, l’un des plus gros propriétaires de la contrée. Son domaine lui rapportait bon an mal an, disaient les envieux, de huit à dix mille livres de rentes.

Cependant qu’il travaillait courageusement, Dubanton s’était adjoint une compagne fidèle et dévouée, qui l’aida de toutes ses forces, l’encouragea aux heures de défaillance et lui donna la plus grande de toutes les richesses, qui est l’amour. Quelque chose cependant manquait au bonheur de ces nouveaux Philémon et Baucis, qui vieillissaient, seuls, dans leur chaumière. Il leur arrivait souvent, lorsque, les soirs d’hiver, la journée de travail finie, ils se reposaient au coin de l’âtre, il leur arrivait souvent de rester silencieux, les yeux fixés sur la flamme crépitante des bourrées sèches, et de pousser un soupir. Et ce soupir signifiait : « Qui donc, quand nos bras seront fatigués, que nos jambes seront lasses, qui prendra la charrue pour labourer nos terres ? Qui donc, quand nous serons infirmes, prendra soin de nous ?… Qui donc, quand viendra la mort, nous fermera les yeux et versera sur notre tombe une larme de regret ? » Hélas ! ils avaient beau supplier le ciel de bénir leur union : le ciel restait sourd à leurs prières. Ils se résignaient donc à terminer leur vie seuls, n’ayant d’autre affection que celle qu’ils avaient l’un pour l’autre, quand, presque au terme de leur carrière, un enfant leur fut envoyé, digne couronnement d’une vie d’honnêté et de travail.

Inutile de dire comment fut accueilli le nouveau venu, à qui l’on donna le nom de Jacques. Le père et la mère Dubanton étaient au comble de leur joie et se mirent non pas à aimer leur rejeton, mais à l’idolâtrer. Rien n’était assez beau pour lui. Il eut un trousseau digne d’un prince ; on serait venu en grande pompe le chercher pour le mettre sur un trône, que sa mère eût trouvé cela tout naturel. Ses désirs étaient des ordres, ses caprices des lois. Toutefois, à l’encontre de beaucoup d’autres qui dans sa situation seraient devenus de véritables tyrans, le petit Jacques, dont le caractère était d’une douceur angélique, n’eut que des désirs modestes et presque pas de caprices. Sa mère se plaisait à dire qu’il avait le cœur sur la main, ce qui était vrai, et que sa principale occupation était de satisfaire ceux qui l’aimaient.

Les Dubanton s’accordèrent à penser qu’une telle perfection ne pouvait s’abaisser à remuer la terre. Aussi à l’âge où les enfants de la campagne commencent à manier le hoyau et à paître les vaches, Jacques fut confié au curé qui, devinant chez le petit bonhomme une intelligence précoce et vive, prit grand soin de lui, lui donna quelques notions de français et de latin, et lui apprit l’histoire sainte à fond. Jacques écoutait attentivement et retenait tout. Comme il avait beaucoup de goût pour la musique, c’est lui qui tenait l’harmonium le dimanche à la messe. Le brave curé était enchanté de son élève, mais il dut bientôt s’avouer incapable de pousser plus loin et utilement l’instruction du petit Dubanton. C’est alors que ses parents, déjà fiers de leur progéniture, qu’on appelait dans le pays le petit savant, conçurent le projet d’en faire « un monsieur ». Ils l’envoyèrent au collège à Blois et, dès lors, se privèrent de tout pour qu’il ne manquât de rien et ne fût pas moins bien traité que les fils de famille, ses camarades. Jacques resta au collège jusqu’à dix-huit ans et revint au domicile paternel, la tête convenablement bourrée de sciences, avec son diplôme de bachelier dans sa poche.

La félicité des vieux dès lors fut parfaite ; l’avenir leur apparaissait sous les plus brillantes couleurs. Il fut décidé que Jacques irait à Paris, y étudierait le Droit pour devenir avocat, « un avocat célèbre », affirmait la mère Dubanton.

— Oui, mon fieu, disait le vieillard, qui venait d’allumer sa pipe, faut que tu sois un jour un grand homme. T’es un garçon qui a de l’intelligence et des moyens, pas vrai, le curé ! C’est mon opinion et la mère pense comme moi. Tu travailleras, car tu as du courage et de la bonne volonté, et tu arriveras. Et que ferais-tu d’ailleurs si tu n’allais à Paris devenir un savant ?… Rester ici ? Bêcher la terre… Allons donc ! T’as qu’à regarder tes mains ! Sont-elles faites pour la charrue et ne crois-tu pas comme moi qu’elles tiendront mieux la plume !…

Il se tut, se passa vigoureusement, et à plusieurs reprises, le doigt sous le nez et reprit :

— Et puis, pour tout dire, il n’y a plus rien à faire dans le pays. Ah ! de mon temps, parlez-moi de ça !… On avait de la terre pour rien. On pouvait en acheter, et pour peu que l’on fût travailleur, on était sûr de voir vite gonfler son bas de laine.

« Maintenant, plus un pouce de terrain qui ne soit exploité : le moindre lopin coûte les yeux de la tête et ne nourrit point son homme. C’est pour cette raison et toutes les autres que je t’ai données, mon fieu, qu’il faut que tu partes. Ça nous fait de la peine de te voir t’éloigner, mais il le faut !

IL y eut un instant de silence. Le père tira et rejeta trois ou quatre bouffées de pipe avec une précipitation qui trahit son trouble ; la mère ne cherchait pas à dissimuler son émotion et le jeune homme avait les yeux sur son gilet, tandis que le curé, pour se donner une contenance sans doute, ou pour tromper son chagrin, l’air navré, mais l’œil pétillant, se versait dans sa tasse à café une rasade d’eau-de-vie. Ce fut lui qui le premier prit la parole :

— Ton père a raison, mon petit Jacquet. Il parle comme il convient. Tu es intelligent, tu as reçu, grâce au ciel et à tes bons parents, une instruction fort au-dessus de ta condition. Il serait regrettable que tu n’en tirasses pas profit. Ce serait donc avec joie que je te verrais partir, si le tourbillon dans lequel tu vas être jeté, ne me remplissait de terreur.

Le prêtre poussa un profond soupir, prit une gorgée de liqueur, s’en gargarisa, l’avala, fit à plusieurs reprises claquer sa langue sur son palais et, s’étant tourné vers le vieillard, déclama :

— Ah ! si vous saviez, mon bon père Adrien, ce que c’est que ce Paris !… Une ville de perdition, où tous les vices du monde semblent s’être donné rendez-vous… Ce n’est pas à tort qu’on l’a surnommée la Babylone moderne !

— Babylone !… répéta d’un ton plein d’effroi le père Adrien qui n’avait pas compris.

Le curé, assez satisfait de l’effet qu’il venait de produire, vida sa tasse d’un seul trait et poursuivit, s’adressant à Jacques :

— Tu rencontreras sur ton chemin des tentations de toutes sortes. Tu auras à lutter. La prière sera pour te défendre la meilleure arme ; souviens-toi de ces paroles de l’Apôtre : « Dieu nous fera tirer avantage de la tentation, en nous donnant des forces pour la surmonter ».

— Jacques est un brave garçon, interrompit le père Adrien, qui n’aimait pas les sermons, et je suis sans crainte sur le chapitre des tentations dont vous parlez, notre curé. C’est bon pour les galvaudeux des villes, qui n’ont point de plomb dans la cervelle, mais pour un gars de la campagne, trempé comme notre Jacquot, allons donc !… Vous verrez, vos tentations, s’il ne saura pas les envoyer promener et si le fils du père Dubanton ne peut pas vivre en honnête homme dans la… la… Comment que vous l’appelez déjà ?…

— Babylone, fit le curé.

— C’est ça. Pas, mon Jacquot, que tu seras toujours un honnête garçon !

— Et un homme de devoir.

À ces dernières paroles, prononcées d’une voix douce et ferme par la mère Dubanton, Jacques releva les yeux.

— Oui, maman, dit-il, je resterai toujours digne de toi. Je n’oublierai jamais celle à qui je dois la vie et le bonheur, et ton seul souvenir sera ma meilleure sauvegarde !

— Bien parlé, mon fieu ! fit le père Adrien.

— Viens que je t’embrasse ! dit la vieille. Jacques se leva, alla à sa mère et se mit à genoux. Elle lui prit la tête dans ses mains tremblotantes, et ses lèvres sur le front du jeune homme déposèrent un baiser.

Le vieux, qui sentait l’émotion l’envahir, toussa, se frotta le nez, ce qui était chez lui un signe d’’agitation violente, et ayant enfin tiré de son gousset une grosse montre d’or :

— Allons, s’écria-t-il, il est sept heures et demie. Il faut une bonne heure pour aller à la gare : il est temps de partir, la voiture doit être attelée.

Et pour qu’on ne vit pas les grosses larmes qui lui venaient aux yeux, il sortit. La mère, elle, laissa échapper les siennes qu’elle ne pouvait plus retenir :

— Mon pauvre Jacquot ! murmura-t-elle : déjà !…

— Ne pleure pas, ma chère maman : je t’écrirai dès mon arrivée à Paris. Et puis je viendrai bientôt vous voir, aux premières vacances.

Jacques se leva, prit un gros manteau de laine qui était sur une chaise, le jeta sur ses épaules et, suivi de sa mère et du curé, il alla rejoindre son père dans la cour. Entre les brancards d’un cabriolet, un cheval vigoureux piaffait d’impatience : un garçon de ferme, suspendu à sa bouche, s’efforçait de le calmer.

Le père Adrien, une lanterne à la main, faisait le tour de l’équipage, s’assurait que la bête était bien harnachée. Il monta sur le siège, prit le fouet et les rênes.

— Allons, Jacques : nous n’avons plus de temps à perdre !

— Voilà, je viens !

— Jacquot, dit la mère Dubanton à l’oreille de son fils, tu trouveras au fond de ta malle un petit portefeuille en peau de cochon : j’y ai mis un billet de cinq cents francs, mes économies.

— Bonne mère !

— Et puis… il y a aussi… dans le portefeuille… une médaille de Notre-Dame de Lourdes. Tu la porteras toujours sur toi, elle te préservera…

— Mais viens donc ! cria le père Adrien qui, sur son siège, s’impatientait.

Jacques embrassa une dernière fois sa mère, le curé, tendit la main au garçon de ferme et sauta dans la voiture.

Le cheval se cabra, poussa un hennissement de joie.

— Au revoir, Monsieur le curé !

— Bon voyage, mon Jacquet !

— Au revoir, maman !

La bouche de la vieille s’ouvrit pour répondre à son fieu, mais sa voix expira sur ses lèvres.

La voiture tourna la barrière et s’engagea sur la grand’route. Quelque temps on aperçut la lueur des lanternes qui s’éteignirent bientôt dans l’ombre ; quelque temps on entendit le trot du cheval sur la route sonore, puis le silence se fit, et la mère Dubanton, restée seule avec le curé, éclata en sanglots.

II

Jacques n’était jamais venu à Paris. Quand il débarqua, seul avec sa valise, à la gare d’Orléans, il reçut l’impression que ne peut manquer d’éprouver toute personne qui pour la première fois entre dans la grande capitale. La cohue l’ahurit, le brouhaha de la foule l’étourdit. Il demeura quelque temps immobile, ne sachant de quel côté diriger ses pas, ne se demandant même pas où les porter, abruti. Quand la réflexion lui revint, il comprit qu’il était dépaysé, abandonné au milieu de cette multitude d’étrangers. La peur s’empara de lui, son cœur se serra : il se prit à regretter le foyer paternel, les siens, et les larmes lui vinrent aux yeux.

Pourquoi était-il parti ? Que venait-il faire à Paris ? N’était-ce pas de sa part insensé que de vouloir percer parmi cette foule innombrable, indifférente, hostile peut-être. En vain cherchait-il un visage ami : il lui semblait que tous les yeux le détaillaient méchamment, que le moindre de ses gestes éveillait sur toutes les lèvres un sourire ironique, que déjà toutes les bouches complotaient contre lui.

Égaré sur un océan houleux dont les limites lui échappaient, il lui fallait atterrir. Et cela, sans protection, sans aide, par ses seules forces ! Il ne savait même pas comment s’y prendre pour sortir de la gare, et il songeait à s’élever au dessus de la tourbe ! Il n’osait demander à personne de le renseigner, et il entendait conseiller, diriger et défendre un jour ces gens dont il avait peur ! Quelle folie !

Cependant qu’il s’abandonnait à ces tristes réflexions, la foule l’avait insensiblement poussé vers une sortie. Il aperçut des fiacres, en héla plusieurs qui parurent ne point l’entendre et qui ne lui répondirent pas. Il finit par découvrir une vieille voiture, à peu près hors d’usage, dont l’automédon, cassé par la vieillesse et branlant la tête, accepta de le conduire rue d’Ulm, à la pension Adélaïde, qu’un professeur au collège de Blois, M. Badulot, avait chaudement recommandée à la famille Dubanton.

Avec un grand fracas de vitres glinguant dans leurs chassis trop larges, le véhicule s’ébranla. Il longea les quais, le Jardin des Plantes et la Halle aux vins.

Jacques, penché à la portière, regardait de tous ses yeux. Il était émerveillé. L’animation commerçante qui règne dans ces quartiers l’étonnait ; les quais lui parurent immenses, les entrepôts sans fin, les maisons d’une hauteur surprenante. Et peu à peu, la fièvre de cette foule active qui se pressait sous ses yeux, le gagna. Alors, toutes ses craintes et tous ses regrets s’évanouirent : sa timidité se transforma soudainement en un violent désir de triompher des difficultés qu’il devinait accumulées, sans nombre, sur sa route. Et comme s’il eût voulu défier cette foule dont il n’attendait ni sympathie, ni secours, au travers de laquelle il prétendait malgré cela se frayer un chemin, il la contempla avec dédain : un sourire, qui pouvait être un défi, glissa sur ses lèvres et il murmura :

— Et pourquoi donc n’arriverais-je point, alors que tant d’autres sont arrivés, qui ne me valent pas !

Le fiacre avait quitté Les quartiers larges et populeux et s’était engagé dans une série de rues plus étroites et désertes. Il roula longtemps encore, lentement, monotonement.

Jacques que commençaient d’impatienter la longueur du chemin et l’allure trop modérée de l’antique équipage, allait traduire ses sentiments au cocher, qui s’affaissait sur son siège de plus en plus et semblait endormi, quand la voiture s’arrêta tout d’un coup, brusquement, devant une porte vitrée, ornée de carreaux jaunes, rouges et bleus, en forme de carrés, de rectangles et de losanges. Sur le seuil, une grosse femme, qui avait sur les épaules un châle de cachemire, des papillottes tout autour de la tête et qui paraissait de fort méchante humeur, était très occupée à gourmander d’une voix criarde une servante, plus maigre qu’un vendredi de carême et plus longue qu’un jour sans pain.

En voyant Jacques descendre de voiture, elle abandonna la pauvre fille, qui s’esquiva aussitôt, et, les mains sur les hanches, elle attendit, tout en le toisant et en le dévisageant, que le jeune homme l’abordât. Celui-ci, qui avait tout de suite, d’après le portrait qu’on lui en avait fait, reconnu dans la dame à châle et à papillottes, la maîtresse de la pension Adélaïde, retira poliment son chapeau et s’inclina.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

— Une chambre.

— Bien sûr que je ne vais pas vous vendre des carottes !

Jacques eût fait demi-tour sur-le-champ, si le très honorable professeur du collège de Blois, M. Badulot, ne l’avait averti que Mme Adélaïde était aussi bonne que bourrue, aussi serviable au fond qu’elle était désagréable en apparence.

— Qui êtes-vous d’abord ? reprit l’irascible dame. Car je ne vous connais pas, moi !… Et si vous croyez que je loue à n’importe qui, j’ai l’honneur de vous dire que vous vous trompez, mon cher monsieur !…

Elle s’échauffait à mesure qu’elle parlait.

— Je suis une honnête femme, moi, criait-elle maintenant, et ma maison est honnête comme moi !… Ah ! vous vous imaginez peut-être que mon hôtel est pareil aux autres du quartier, bouges honteux, où, moyennant quarante sous, les plus épouvantables drôles trouvent à abriter leurs saletés et leurs vices !… Tudieu !… Je vous jure bien que ma maison est respectable, aussi vrai que je suis Mme Adélaïde Grandgoujon, veuve d’un officier supérieur, mort au service de l’empereur.

— Allons, fit une voix légèrement ironique, voilà Mme Adélaïde qui va encore se mettre en colère !

La personne qui avait prononcé ces mots, était un jeune homme d’une vingtaine d’années : il avait une serviette sous le bras. En passant devant Jacques et la patronne, il ôta le large feutre qu’il portait crânement incliné sur l’oreille et il sourit. Sa chevelure était blonde et lui tombait jusqu’à la nuque : ses yeux étaient bleus, d’un bleu limpide et profond comme celui de la mer.

Il décrocha une clef, suspendue à un clou à côté de plusieurs autres et disparut dans l’escalier.

— Bonsoir, monsieur Victor ! lui jeta Mme Adélaïde sans rancune.

Et s’adressant à Jacques :

— En voilà un brave garçon ! Oh ! c’est bien la crême de mes locataires : il passe ses journées à travailler, sa conduite est irréprochable. Jamais on ne l’entend se plaindre, ni réclamer quelque chose. Il rentre exactement pour les repas. Ce n’est pas comme ce vieux Crapulet, qui n’a jamais pu mettre sa montre à l’heure depuis vingt ans qu’il habite chez moi, La canaille !

— Mais, madame, interrompit Jacques, je voudrais bien savoir si je peux…

— Ah ! c’est vrai : vous venez pour une chambre.

— Oui, de la part de M. Badulot, professeur au collège de Blois.

Le nom de Badulot produisit sur Mme Adélaïde un effet magique : sa figure changea tout d’un coup et s’épanouit.

— Vous venez de la part de M. Badulot !… Ah ! mon cher monsieur, que ne le disiez-vous tout de suite !… M. Badulot !… Ha ! si j’ai une chambre pour vous, pour vous qui venez de la part de M. Badulot, mais j’en ai deux, quatre, dix !… Toute la maison est à vous, si vous le voulez !

— Vraiment, madame, je suis confus, balbultia Jacques, que ce débordement de tendresse subite abasourdissait. Une chambre me suffira.

— Suivez-moi.

Elle s’engagea dans un petit escalier qui ne pouvait être plus sombre la nuit que le jour, par la raison qu’on n’y voyait goutte à midi Elle prévint le jeune homme qu’il y avait dix- huit marches et un faux-pas et, tout en montant, le questionna sur la santé et les occupations de M. Badulot, qui avait habité cinq ans la pension et qui était un homme parfait. Quand elle fut arrivée au premier étage, elle s’engagea dans un corridor qui était si bas de plafond qu’on se cognait la tête à tout instant. S’étant arrêtée devant une porte, elle sortit de sous sa robe un trousseau de clefs et ouvrit une chambre.

— Tenez, dit-elle, vous serez ici comme un roi !

Quelque modestes que fussent à cette époque les idées de Jacques, bien qu’il n’eût encore visité ni le Louvre, ni Versailles, il trouva « comme un roi » un peu exagéré. La pièce était assez longue, mais étroite et basse. Une fenêtre, qui s’ouvrait sur la rue d’Ulm, l’éclairait timidement d’un jour gris et douteux. Il eût été difficile de tenir à trois dans cette chambre, car elle avait plus de meubles qu’elle n’en pouvait raisonnablement contenir : au milieu, un grand lit très haut et bombé, à baldaquins et rideaux verts, en certains endroits devenus jaunes ; dans un coin une table, un fauteuil boiteux, une chaise de paille ; dans un autre une toilette de pitchpin ; au fond de la pièce, une armoire normande, bel échantillon d’ébénisterie rustique, qu’on était étonné de trouver dans cet ameublement de pacotille. Il y avait sur la cheminée, sous un globe de verre, des fruits en cire, des raisins et des pêches, dans une corbeille de jonc.

— Vous serez comme un roi, répéta Mme Adélaïde, qui de-ci, de-là, donnait une pichenette sur le fauteuil, le lit, les rideaux, pour faire s’envoler la poussière.

Elle ajouta, montrant avec orgueil le baldaquin perruche :

— D’ailleurs, après celle de ces demoiselles Brisart, c’est la plus belle chambre de la maison.

— Et… demanda timidement Jacques, quel est le prix ?

L’hôtesse récita :

— La pension est de cinq francs par jour, service compris, sans déduction des repas pris dehors. Le déjeuner est à midi et le dîner à six heures et demie. À déjeuner, nous avons des hors-d’œuvre variés, un plat de viande, des légumes et du dessert. À dîner, un potage et un entremets en plus. Le vin est compris.

— C’est parfait.

— La nourriture est de première qualité. Comme voisins vous avez, à droite, cet excellent M. Victor, et à gauche cet infâme Crapulet. Ah ! surtout, ne l’imitez pas, celui-là !.. Lui, je le supporte, parce qu’il y a vingt ans qu’il est ici, mais je ne tolérerais pas son pareil. Tenez-vous le pour dit ! Oh ! d’ailleurs, fit- elle en se radoucissant, vous êtes recommandé par M. Badulot, je n’ai rien à craindre.

Elle allait sortir : elle se ravisa.

— Ah ! vous savez, c’est une maison bien tenue. Donc, pas de femmes ici. Vous m’avez compris, jeune homme !

Jacques rougit et poussa un : oh ! de protestation énergique.

Mme Adélaïde, après avoir jeté un dernier coup d’œil sur la pièce pour voir si tout y était bien en ordre, se retira.

On l’entendit bientôt, qui, de sa voix de crécelle, tempêtait de nouveau contre la malheureuse Flora, la fille de chambre, laquelle avait égaré une boîte d’allumettes toute pleine.

Jacques, resté seul, procéda minutieusement à l’inventaire de son mobilier. Puis il ouvrit la fenêtre et jeta un regard sur la rue d’Ulm, dont la tristesse, qui glace le parisien du centre quand d’aventure il s’y égare, ne le frappa point, habitué qu’il était aux solitudes des plaines de la Sologne.

On cogna à la porte.

— Entrez, dit-il.

Flora parut, apportant la valise.

— Monsieur, c’est le cocher qui demande si vous en avez encore pour longtemps, rapport qu’il doit relayer.

— C’est vrai, fit Jacques, j’avais oublié de le payer.

Il tira de son gousset une pièce de cinq francs toute neuve, et la donnant à la bonne, il Lui dit :

— Payez-le.

— Faut-il tout lui donner ? Non, bien sûr !

Dubanton ne savait pas le prix d’une course, mais il eût rougi de paraître l’ignorer.

— Donnez-lui ce qu’il vous demandera et gardez le reste.

Flora dégringola l’escalier et entra comme un boulet dans le cabinet de la patronne.

— Madame !… madame !…

— Qu’avez-vous à crier comme cela, Flora ? Qu’y a-t-il encore !.….

— Il y a… il y a… que ça doit être un prince !

— Qui ?

— Le nouveau.

— Pas possible !

— Il m’a donné cinq francs pour payer son cocher et m’a dit comme ça : Vous garderez le reste !

III

La maison que dirigeait avec une fermeté sans pareille Mme Adélaïde Grandgoujon, veuve d’un officier supérieur, comme elle se plaisait à le répéter, était occupée, à l’époque où Jacques Dubanton s’y installa, par cinq pensionnaires, qu’il nous faut présenter au lecteur. C’étaient d’abord les demoiselles Brisart, deux vieilles filles à cheveux d’argent, qui étaient sœurs et avaient été institutrices : la cadette était aussi petite et aussi efflanquée que l’aînée était volumineuse et boulotte. Toutes deux portaient lorgnon, avaient un air fort distingué et n’ouvraient jamais la bouche à table, si ce n’est pour demander du pain, ou pour rectifier une date ou rétablir un fait, quand d’aventure la conversation s’égarait sur le terrain de l’histoire. Elles avaient, disait-on, amassé quelques sous, et s’étaient retirées chez Mme Adélaïde, dont la nièce avait été autrefois l’amie intime d’une de leur cousine. Venait ensuite une jeune étudiante en médecine, d’origine slave, et orpheline, Mlle Olga Narishka, laquelle se levait tôt, travaillait tout le jour et même une partie de la nuit, à la grande colère de la maîtresse de maison dont les bougies fondaient à vue d’œil. Enfin, deux personnages dont on a déjà entendu parler, cet « excellent » M. Victor Maury, étudiant en droit, et cet « infâme » Crapulet, qui avait le visage glabre d’un acteur et des yeux de chat cachés sous de gros sourcils en broussaille. On ne lui connaissait pas de profession.

Tout ce petit monde vivait en bonne intelligence, sous la haute surveillance de Mme Adélaïde. Pendant la journée les pensionnaires vaquaient à leurs occupations respectives ; quand sonnait l’heure du repas, ils se réunissaient en silence autour de la table commune. À déjeuner, ils s’informaient mutuellement de leur état de santé et de la façon dont s’était passée la nuit, et à dîner chacun, prenant la parole à son tour, racontait ce qu’il avait vu, fait ou appris.

Comme on le voit, la maison-Adélaïde était plutôt une pension de famille qu’un hôtel : les passagers y descendaient rarement et n’y séjournaient jamais plus d’un jour, effrayés qu’ils étaient par les allures de gendarme de la patronne.

Dans ce milieu calme et paisible qui lui rappelait la chaumière natale, dans cette atmosphère familiale où il respirait librement, Jacques ne tarda pas à se remettre de son premier ahurissement : à l’impression d’éloignement, de solitude et de détresse, qui, lors de son arrivée à Paris, l’avait comme saisi à la gorge, quasiment étouffé, succéda bientôt celle de se trouver entouré de braves gens, bienveillants et amis. Tout naturellement ce fut avec Victor Maury qu’il se lia de préférence : ce jeune homme en était à sa seconde année de droit. N’ayant que de très modestes ressources personnelles, il lui fallait travailler pour faire face aux exigences de la vie et des études qu’il avait courageusement entreprises ; il était clerc dans une étude d’avoué, et les quelques heures de loisir dont il pouvait disposer, il les employait à copier des manuscrits. Les deux jeunes étudiants en droit s’entendirent vite et bien, non qu’ils eussent les mêmes idées, mais parce qu’ils avaient le même caractère. Tous les deux en effet étaient ambitieux : le même désir absorbant d’arriver les animait tous deux, et leurs efforts pour le moment tendaient au même but, le barreau. Il est vrai de dire que Victor ne bornait point là ses vues : le barreau à ses yeux était plus un moyen qu’un but ; il ne le considérait que comme le tremplin nécessaire pour prendre son élan et se lancer dans la politique.

Oh ! sur la politique, les deux jeunes gens ne partageaient pas les mêmes opinions. Jacques Dubanton, fils d’un paysan aisé et propriétaire, était pour le statu quo ; Victor, enfant de la ville, orphelin et sans fortune, ayant connu dès son jeune âge l’âpreté de la lutte pour la vie, était un socialiste enragé. Expansif comme tous les jeunes, il aimait à exposer ses théories et il avait trouvé en Jacques, sinon un approbateur, du moins un auditeur complaisant. Le repas du soir terminé, il lui arrivait bien souvent d’entraîner son compagnon dans sa chambre, et là, durant des heures, quelquefois jusqu’au petit jour, il parlait : c’était l’apologie du pauvre, de l’humble travailleur, du méconnu, du grand sacrifié ; c’était l’effondrement d’une société pourrie, caduque ; c’était l’érection d’une société nouvelle sur des bases nouvelles : c’était le triomphe de la Justice.

Tantôt il s’asseyait, grave, songeur, accumulant les arguments contre le régime actuel ; tantôt il se levait, éclatait, sapait, renversait. Tout son visage alors s’illuminait, radieux, tel celui d’un apôtre qui, emporté par sa foi, entrevoit dans un avenir prochain, le triomphe des doctrines pour lesquelles il combat.

Quelquefois Jacques s’endormait dans un fauteuil : Victor, grisé par ses propres paroles ne s’en apercevait pas, il continuait :

— Oui, disait-il, j’en tombe d’accord : l’égalité chez les hommes est une utopie. L’égalité est en effet la négation de la société qui repose sur une hiérarchie. Mais ce qui est possible, ce qui doit être, ce qui sera, c’est la suppression des trop grosses fortunes et par le fait même des trop grandes misères.

« Comment ?

« Je ne sais encore : j’étudie les maux et n’en suis pas encore aux remèdes. Mais, de prime abord, la cause de l’accumulation des richesses entre les mains de quelques privilégiés me paraît être l’hérédité. Supprimons la : les biens revenant à l’État à la mort de leur détenteur, qu’arrivera-t-il ?

« 1° Il n’y aura plus de fortunes colossales et révoltantes.

« 2° Les enfants des riches étant obligés de travailler comme les autres, beaucoup d’activités perdues dans l’oisivité seront alors utilement employées : d’où prospérité du pays.

« 3° Ceux qui par leur travail gagneront beaucoup d’argent ne l’amasseront pas, puisqu’à leur mort il reviendra à l’Etat : ils le dépenseront ; il y aura donc un plus grand roulement d’argent, et l’argent du riche va au pauvre.

« 4° L’État héritant sera colossalement riche, donc plus besoin d’impôts, qui ruinent le commerce. Enfin, les hommes n’ayant plus pour se haïr le motif de l’injustice et du privilège, vivront en paix, s’aimant les uns les autres, et chantant, chacun à sa tâche, un hymne de joie à l’aurore nouvelle ! »

Victor, quelque exalté qu’il fût, n’était pas moins pour cela un garçon de bon sens, et comme on le sait, un travailleur.

Jacques profita de l’exemple qu’il avait sous les yeux, et prit goût à des études qu’on fait, la plupart du temps, par nécessité et avec nonchalance. Il ne regrettait plus maintenant d’être venu à Paris. Il était d’ailleurs, dans la maison de la rue d’Ulm, l’objet de toutes les prévenances. Les pensionnaires l’aimaient parce qu’il était sympathique, poli, qu’il avait la parole facile et chaude, qu’il les faisait rire à table et les charmait après le diner, en jouant du piano.

— Ce petit-là, disait Crapulet, vous verrez que ce sera un ensorceleur. Il suffit de le voir un instant et de l’entendre dire deux mots pour en être convaincu.

Le fait est que Jacques, depuis son arrivée à Paris, avait beaucoup changé à son avantage. Il était plus grand, plus svelte, plus gracieux : sa mise était d’une élégance plus raffinée ; quelques poils bruns commençaient à ombrer sa lèvre supérieure. Ses grands yeux noirs et profonds avaient parfois des éclats de jais troublants « qui vous entraient jusque dans l’âme », disait Mme Adélaïde, laquelle raffolait de son jeune pensionnaire, au point de faire dire à Crapulet, qui était observateur :

— Attention, la patronne !… Vous allez faire des bêtises !…

— Voulez-vous bien vous taire, vieux polisson !…

Jacques Dubanton se rendait compte de l’effet qu’il produisait et en avait conçu un brin de vanité bien naturelle, Comment ne pas avoir d’estime pour soi-même quand tout le monde en a pour vous, jusqu’à la fille de chambre. Car Flora, en dépit de tout ce qu’avait pu lui dire sa maîtresse, qui avait pris des informations auprès de M. Badulot, ne voulait pas démordre de sa première idée : Jacques Dubanton, pour elle, était un prince voyageant incognito : il avait une si belle garde-robe et le geste si noble !

Crapulet lui-même qui paraissait cependant d’humeur peu sociable, qui ricanait souvent tout seul, et qui parlait rarement, s’était épris pour le jeune étudiant d’une affection particulière. Le bonhomme se prétendait philosophe et avait, lui aussi, fait de Jacques l’auditeur de ses doctrines : il faut dire qu’elles avaient sur celles de Victor l’avantage d’être présentées d’une manière originale.

— Je possède, disait-il, l’art d’être heureux.

— Je vous serais reconnaissant de me le faire connaître, répondait en riant Jacques qui n’avait jamais pris au sérieux le philosophe Crapulet.

Et celui-ci d’étaler complaisamment sa philosophie, qui n’était au fond que de l’épicurisme et qui se résumait ainsi : — L’homme le plus heureux n’est pas celui qui a les plus grandes jouissances, car ceux-ci sont nécessairement accompagnées de grandes douleurs, dont elles sont la cause ou l’effet. Evitez les unes et les autres : faites-vous de la médiocrité comme un manteau sous lequel vous vivrez à l’abri, en paix, et vous serez l’homme le plus heureux.

Jacques lui objectait qu’une pareille philosophie qui enseigne le mépris de la dignité de soi-même, du courage, de l’amour, de l’ambition, de la charité, qui étouffe tous les élans nobles et généreux du cœur, qui fait de la souffrance un épouvantail, de l’activité un crime et de l’égoïsme la plus belle des vertus, pouvait parfaitement convenir à des païens, mais qu’elle ne saurait être acceptée par des gens, qui croient à une autre vie, où des récompenses et des châtiments leur sont réservés.

Crapulet riait aux éclats :

— Une autre vie !… Vous êtes encore de ceux qui croient à une autre vie !… Ha ! ha ! On voit bien que vous venez de la province !

— Permettez !… N’allez pas croire que je suis un dévôt, mais j’ai des principes…

— Ecoutez-moi, jeune homme.

Et s’étant enfoncé dans un fauteuil, les mains jointes sur son ventre, il continuait doctoralement :

— Un jour — voici de cela bientôt une vingtaine d’années — il m’est arrivé — je ne sais plus par quel hasard — d’ouvrir un livre de piété. J’y lus ces mots : « Rien n’arrive en ce bas monde que Dieu ne l’ait prévu, voulu et ordonné ». Cela m’a suffi pour juger votre religion. Je me suis à moi-même posé ce dilemme : ou bien cela est vrai, alors la liberté de conscience et la liberté d’action, le libre arbitre, ne sont que des mots, et nous tombons dans le fatalisme. Nous ne pouvons être responsables de pensées et d’actes que Dieu a prévus, voulus et ordonnés de toute éternité. Nous ne pouvons être punis ou récompensés d’avoir eu des pensées ou commis des actes dont nous ne sommes pas responsables : donc ne me parlez pas de peines et de récompenses futures. — Ou cela est faux : alors nous sommes libres et responsables, nous pouvons faire ce que nous voulons. Si nous faisons le mal, nous désobéissons à Dieu, qui, étant le Bien, ne peut vouloir le mal : or, comment pouvoir désobéir à l’Être Tout-Puissant, à moins d’être nous-mêmes aussi puissants, ce qui est une absurdité. D’autre part, comment admettre que Dieu qui, dites-vous, est la bonté même, ait créé de pauvres êtres, pour que la plupart d’entre eux souffrent éternellement : ce serait là l’œuvre, non d’un bon Dieu, mais d’un misérable !… Et voilà comment, vous qui croyez à ce Dieu-Chatiment, vous êtes dans la cruelle nécessité de chanter avec le poète :

Mon juge est un bourreau qui trompe sa victime,
Pour moi tout devient piège et tout change de nom.
L’amour est un péché, le bonheur est un crime,
Et l’œuvre des sept jours n’est que tentation.

— Ainsi, s’exclamait Jacques, vous ne croyez pas en Dieu !

— Pas plus qu’au diable. Ce sont là des fictions, qu’inventa l’imagination naïve de nos pères, dont on usa longtemps et avec profit pour gouverner les peuples par la crainte de l’enfer et l’attrait du ciel. Mais vous ne voudriez pas qu’aujourd’hui, un homme sensé, ayant un peu d’instruction, crût de pareilles balivernes.

— Je ne partage pas votre manière de voir.

— Pourquoi ?

— Parce que je suis ce que vous n’êtes pas : chrétien.

— Je vous attendais là. Eh bien ! jeune homme, dites-moi done pourquoi vous êtes chrétien et non pas juif ou musulman ? tout simplement parce que vos parents sont chrétiens, qu’ils ne sont ni juifs, ni musulmans. Pur effet du hasard ! Je ne m’explique donc pas que vous soyez si attaché à une religion que le hasard vous a donnée. Je sais bien que vous allez me répondre : ma religion est la seule bonne, les autres ne valent rien, et vous qui ne la pratiquez pas, vous serez infailliblement damné. C’est fort bien, mais qui vous autorise à croire que votre religion est la bonne ? C’est celle de Dieu, me répondrez-vous. En êtes-vous sûr ? Comment le savez-vous ? Par la tradition et les écrits qu’ont laissés certains hommes, les patriarches, les apôtres, les Pères de l’Église et les saints. Or, vous savez bien que la tradition altère et corrompt tout, et pourquoi d’ailleurs croire certains hommes plutôt que d’autres. Un étranger me dit : « Homère a existé. » Je ne suis nullement contraint d’ajouter foi à ses paroles. Un autre étranger, ou le même, me dit : « Un Dieu a été crucifié. » Je suis damné si je lui réponds : « J’en doute. » Avouez que c’est un peu fort.

Et tous les jours, c’étaient, sur ce sujet ou sur d’autres questions morales, d’interminables discussions.

Une fois, Victor dit à Jacques :

— Prends garde à Crapulet.

— Pourquoi donc !

— Parce qu’il est dangereux.

— Bah ! cest un original ! Il m’amuse avec ses théories. Tu en as bien d’étranges, toi aussi !…

— Les miennes peuvent te paraître étranges : les siennes sont malsaines.

— Eh ! je ne suis pas un enfant : je sais ce qui est bien et ce qui est mal.

— Je te le répète : prends garde à cet homme. L’année dernière, quand je suis arrivé dans cet hôtel, il m’a parlé comme il te parle. Poli, aimable, prévenant, il semblait me courtiser. Je ne sais où il voulait en venir, mais j’ai tout de suite jugé que c’était un homme à ne pas fréquenter.

— Diable !… Vous êtes méfiant, Monsieur le bouleversateur des sociétés modernes !

Sauf ce petit incident, qui n’eut pas de suite, la première année de Jacques Dubanton s’écoula, calme et paisible. Il travaillait assidûment et employait ses quelques heures de liberté à visiter les monuments et les musées de la capitale.

Aucun changement ne se produisit dans la composition de la pension Adélaïde. Les deux vieilles sœurs Brisart ne parlaient toujours pas plus ; Crapulet, qui passait ses journées dehors, nul ne savait où, continuait d’arriver régulièrement en retard au dîner, ce qui, chaque fois, lui valait une algarade, et Mlle Olga usait toujours autant de bougies.

Tous les deux jours, Jacques écrivait à sa mère, lui disait ce qu’il faisait, l’entretenait de ses espérances. Il se rendait bien compte maintenant qu’il est difficile de se créer une situation à Paris, mais son désir d’arriver ne faisait que s’accroître à mesure qu’il apercevait plus nombreuses les difficultés.

Ses premiers efforts furent couronnés de succès. À la fin de l’année scolaire, il fut reçu brillamment à ses examens et partit en Sologne, chez ses parents.

IV

On l’attendait avec impatience et curiosités. Avec impatience, comme l’objet d’une affection qui, pendant un certain temps, n’a pu s’exercer ; avec curiosité, parce qu’on était anxieux de savoir quel changement avait produit sur le jeune homme campagnard son séjour à Paris.

Sa mère, en le voyant, faillit étouffer de joie : elle se l’était maintes fois représenté, durant les longues et tristes veillées d’hiver, le visage amaigri par l’excès de travail, le corps anémié par le manque de grand air, et voilà qu’il était devant elle, plus grand, plus robuste, ayant le teint plus coloré, l’allure plus dégourdie que lorsqu’il l’avait quittée. Il portait un habit gris coupé selon la dernière mode ; il avait des gants jaunes paille, ce qui, aux yeux des gens de la campagne, constitue le plus grand luxe, et dans ses doigts il faisait tourner avec habileté, grâce et désinvolture, une badine de jonc.

Le père Dubanton mit ses lunettes, car il n’y voyait plus guère, passa à plusieurs reprises sa main dans sa longue chevelure blanche, et tout plein d’admiration pour son fils :

— Pardieu, dit-il, mon fieu, vous êtes un beau gars !… Paris, à ce que je vois, n’est point si mauvais que le chante notre curé !

Celui-ci, que la servante des Dubanton courut chercher « pour voir notre jeune maître de retour de la ville » dut convenir que son Jacquet avait fort bonne apparence. Mais en sa qualité de directeur des âmes, il ne s’en tint pas là : il emmena son « fils » à l’écart, le questionna habilement et, s’étant ainsi assuré que Jacques avait toujours et ponctuellement rempli ses devoirs de chrétien, il reconnut publiquement qu’il était encore possible de vivre en honnête homme dans la Babylone moderne.

Dès le premier dimanche qui suivit l’arrivée de Jacques, on convia à dîner toute la famille, le ban et l’arrière-ban. Il en vint de six lieues loin, ceux-ci en charrettes, ceux-là en carrioles, quelques-uns mêmes, les cossus, en cabriolets à capote. On vit débarquer des cousins si éloignés qu’on ne les soupçonnait pas ; des parents qu’on croyait morts ressuscitèrent et, pour la circonstance, on oublia les vieilles querelles domestiques. Ce fut un jour de trêve et un jour de fête. Les hommes, les femmes, les enfants avaient tiré du fond des tiroirs, leurs nippes de cérémonie : l’habit à queue légendaire qu’on se passe de génération en génération, la robe de mariée que l’on rafraîchit, ou celle de première communion que l’on allonge ; on savait que « le parisien » était là, et chacun avait à cœur de faire bonne figure.

Jacques, qui était très perspicace, s’aperçut tout de suite de l’effet qu’il produisait et des marques inusitées de déférence dont il était l’objet. On ne lui tendait plus la main négligemment et sans façon comme autrefois, mais après s’être incliné devant lui à plusieurs reprises et avoir bredouillé quelque inintelligible formule de politesse que l’on sentait avoir été apprise par cœur. On ne l’appelait plus « petit Jacques, » mais on lui disait « Monsieur Jacques » gros comme le bras, ou, avec une respectueuse familiarité : « Mon cher Jacques, » selon le degré de parenté ou d’intimité.

Lui, conscient de l’autorité qu’un homme ayant vu quelque chose a sur ceux qui n’ont rien vu, prenait plaisir à interloquer tous ces braves gens, en leur narrant des histoires de Paris.

— Ah ! si vous saviez !… s’exclamait-il… Si vous aviez vu !… Si vous aviez entendu !… Si, comme moi, vous aviez été présent !…

Suspendus à ses lèvres, ses auditeurs émerveillés ne disaient pas un mot, ne faisaient pas un geste, respiraient à peine, recueillant religieusement ses moindres paroles pour les replacer, épiant ses moindres mouvements, ses moindres jeux de physionomie, afin de les pouvoir imiter.

Cependant il y avait dans l’assistance un jeune homme nommé Bridou qui, l’année précédente avait passé par Paris en revenant de son service militaire. Jaloux sans doute du succès que remportait l’étudiant, il entre- prit de lui tenir tête. Mais le pauvre n’avait pour cela ni l’éloquence persuasive, ni la mine enjôleuse et charmante, ni l’autorité du futur avocat. Il s’en aperçut vite. Son père, un gros marchand de bœufs, qui était à côté de lui, le fit taire d’une voix bourrue. On sourit dédaigneusement et son échec pitoyable ne fit qu’accroître encore le prestige de Jacques.

Comme on le voit, le petit Dubanton était l’objet de l’admiration générale. Quelques vieux disaient bien dans leur barbe qu’il était « trop avancé, » qu’il en savait trop long, qu’il pourrait bien aller trop loin, que le fils d’un paysan n’est point fait pour apprendre le latin, bref que cela pourrait finir mal, mais leurs voix discordantes se perdaient dans un concert de louanges, et on les traitait de radoteurs ; n’est-ce pas le métier des vieillards de colorer l’avenir des plus sombres couleurs, sans doute parce qu’il ne leur appartient plus.

Toutefois, il faut lui rendre cette justice : Jacques, quelque étourdi qu’il fût par son triomphe, ne perdit pas la tête au point de confondre son père et sa mère avec les gens qu’il prenait plaisir à étonner et qu’il traitait même avec un certain mépris. C’était toujours le bon fils, plein de déférence, de respect, d’attentions pour ses parents.

Il se levait de bonne heure, avec le soleil, et son premier soin était toujours de courir embrasser sa mère, comme au temps jadis. Il tirait d’une armoire un de ses vieux vêtements de campagnard, chaussait de gros souliers, s’entourait les jambes de fortes guêtres de toile, prenait une croûte de pain dans la huche, avalait un bol de lait, décrochait le vieux fusil suspendu au-dessus de la cheminée, dans la grande salle, et, faisant cavalièrement sonner sur le sol les clous de ses souliers, alerte et dispos, il allait détacher le chien, qui se mettait à japper et à gambader dès qu’il l’apercevait. Ils partaient tous deux à la chasse. L’herbe était humide de rosée et le soleil comme frileusement emmitouflé dans un voile de brume. Ses rayons cependant commençaient de filtrer, mais timides et froids, et les alouettes, invisibles, montaient en chantant gaiement les chercher, derrière le rideau de gaze translucide, dans l’azur. Jacques sentait une sève ardente, comme un trop-plein de santé, bouillonner en lui ; sa poitrine se gonflait : il était fort. Et il lui semblait que l’air frais du matin qu’il aspirait à pleins poumons, lui dilatait le cœur et lui mettait comme de la vie dans l’âme.

Il se rappelait les bons coins, où il accompagnait son père, quand celui-ci, moins vieux, chassait encore. Jacques était bien jeune à cette époque. Il portait alors le carnier qui lui battait les mollets, et sa joie était de poursuivre les perdrix démontées qui couraient, se glissaient le long des sillons et qui, prises, se débattaient dans les mains. Et bien qu’il ne regrettât pas ce temps passé, puisque maintenant le bonheur lui souriait, il ne pouvait se le rappeler sans une certaine émotion.

Quand il rentrait le soir, crotté, harassé, la gibecière bien ventrue, qu’il trouvait sur la table la soupe fumante et qu’il apercevait sa vieille mère, les bras ouverts, alors, à la tiédeur de cette atmosphère familiale, son cœur débordait de joie, et il la laissait couler en liberté.

Ainsi passèrent les trois mois de vacances que donne aux étudiants la Faculté de Droit. Ils passèrent sans que ni Jacques ni les vieux s’en aperçussent.

Un soir d’octobre, il fallut se séparer. Mais le père et la mère Dubanton étaient moins tristes que le jour du premier départ de Jacques pour Paris : c’est que les appréhensions qui les tourmentaient alors s’étaient évanouies. Cette fois, quand la voiture tourna la barrière de la cour et s’engagea sur la route, Jacques qui conduisait se retourna, fit claquer son fouet et jeta joyeusement au père et à la mère, qui lui souriaient sur le seuil de la porte :

— À bientôt, les vieux !…

V

Quand Flora entra en coup de vent dans le bureau de la patronne, en criant qu’une voiture venait de s’arrêter et que le « prince » en descendait, Mme Grandgoujon sauta d’un bond dans la rue et dans sa joie de revoir le jeune Jacques, l’étreignit sur son cœur et le pressa avec tant de passion, que Crapulet, qui rentrait à ce moment, murmura, goguenard :

— Allons !… Ce sera pour cette année !

Personne heureusement ne l’entendit.

Ce fut avec un vif plaisir que Jacques retrouva les pensionnaires de la maison Adélaïde, lesquels étaient décidément immuables. Tous furent d’ailleurs avec lui d’une amabilité sans pareille : on s’informa de son voyage, de sa santé, voire même de celle de ses parents auxquels on portait grand intérêt.

Jacques n’était pas un ingrat et savait reconnaître les égards qu’on avait pour lui. Le soir même de son retour, à diner, il déposa sur la table un pot de crême fraîche, que lui avait remis sa mère en partant. On s’en régala : les sœurs Brisart sortirent de leur mutisme habituel pour déclarer que la crême était parfaite et telle qu’on n’en pouvait manger qu’à la campagne, et Mlle Olga Narishka passa le pot à Victor avec un sourire qui n’échappa point au perspicace Dubanton.

— Ho !… ho !… se dit-il. Est-ce que par hasard !…

Quant à Mme Adélaïde, elle descendit elle- même à la cave et en rapporta deux bouteilles de bon vin qui dataient de feu le colonel Grandgoujon.

La salle à manger de la pension de famille résonna ce soir-là, pour la première fois peut-être, de bruyants éclats de rire. Le retour au foyer paternel de l’enfant prodigue ne donna certainement pas lieu à un plus grand débordement de joie que la rentrée de Dubanton à la maison de Mme Adélaïde.

Mais en ce bas monde tout a une fin : les plus grandes ivresses s’évanouissent. Dès le lendemain le calme reprenait possession de l’hôtel et de ses habitants.

Dans les premiers jours du mois de novembre les cours de Droit recommencèrent.

Comme l’année précédente, Jacques et Victor s’y montrèrent assidus. Ils prenaient consciencieusement des notes et, rentrés chez eux, les rédigeaient.

Les étudiants en droit qui fréquentent les amphithéâtres et qui travaillent sérieusement, sont si peu nombreux qu’ils sont vite remarqués par les professeurs. Ceux-ci, désireux d’encourager de si rares bonnes volontés, prennent plaisir à s’occuper d’elles, et à les diriger.

C’est ainsi que Jacques Dubanton entra en rapport avec quelques-uns des membres les plus distingués du corps enseignant.

Au reste, son existence était réglée : il n’allait jamais au café et il lui arrivait rarement de sortir le soir. Mme Adélaïde eût voulu le donner en exemple à toute la jeunesse française. Crapulet, en sceptique qu’il était, hochait la tête et disait en souriant :

— Ce sont ceux qui partent le plus tard, qui vont le plus loin, Mme Adélaïde.

La patronne le foudroyait d’un regard :

— Il n’y a que les mauvais esprits, Monsieur Crapulet, qui voient le mal partout.

Parfois cependant, Victor qui avait un ami journaliste et, par lui, des entrées de faveur, emmenait Jacques au théâtre. Mais cela se présentait rarement, une fois par mois tout au plus.

En fait, les distractions du jeune homme étaient, le soir après dîner, ses conversations tantôt avec Victor, tantôt avec Crapulet. Les théories et les conseils de ce dernier devenaient de plus en plus épouvantables à mesure que grandissait son intimité avec Jacques. Ce qu’il disait maintenant eût fait frémir Victor, mais Jacques se gardait bien de le lui rapporter, et continuait, en dépit des avertissements de son ami, à fréquenter Crapulet qu’il pensait être un fou et qui l’amusait.

Un soir que le bonhomme conversait avec l’étudiant, il lui demanda :

— À quoi vous destinez-vous ?

— Au barreau, vous le savez bien.

— Vous persistez dans cette voie ? Malheureux jeune homme ! Vous ne savez donc pas que vous n’arriverez jamais à rien. Avez-vous des protections ? Non. Alors ? Il y a dans Paris des milliers d’avocats sans cause. Dans ce métier-là on ne réussit pas une fois sur cent. Et puis, admettons même que vous réussissiez, ce ne sera jamais avant trente-cinq ou quarante ans. Jusque-là, quelle vie pour vous !… Vous aurez perdu votre jeunesse, mon bon ami, et vous le regretterez amèrement. Croyez-moi à Paris, pour viser le barreau, il faut être riche, avoir le temps d’attendre et tenir dans sa manche des personnes influentes : ce n’est pas votre cas, que je sache !

— Avec du travail et de la persévérance, j’arriverai comme d’autres arrivent avec de la fortune et des protections.

— Vous ignorez le monde. C’est naturel, d’ailleurs, vous ne le connaissez pas. Agissez à votre guise, mais du moins laissez-moi vous donner un conseil d’ami : prenez un métier qui vous rapportera tout de suite beaucoup d’argent et quittez cette maison qui est bonne tout au plus pour un vieux philosophe comme moi, mais qui n’est pas faite pour un homme de votre âge. Ici, vous êtes à côté du monde : vous êtes intelligent et bien tourné, il vous faut y entrer. Crapulet vous prédit que vous y serez bien accueilli et que vous y ferez bonne figure.

— Je reconnais que ma vie est un peu celle d’un ours, dit Jacques en riant.

— Vous le reconnaissez vous-même. Les belles années sont courtes, il faut en profiter.

— Mais un jeune homme à Paris ne peut pas facilement gagner d’argent. Regardez Victor Maury qui est clerc d’avoué ; il touche soixante francs par mois.

— C’est dérisoire. Aussi ne vous dirai-je jamais de l’imiter.

— Alors ? C’est facile à dire : gagner de l’argent, mais…

Crapulet l’interrompit :

— C’est encore plus facile à faire quand on sait s’y prendre.

— Vous plaisantez !

Le bonhomme sourit et changea de ton :

— Avez-vous cent francs dans votre porte- feuille ?

— Oui. Pourquoi ?

— Prêtez-les moi. En échange je vous remettrai un billet à ordre de 110 francs, payables à la fin du mois.

— Je ne vous comprends pas.

— C’est pourtant clair : je connais une personne qui a besoin de cent francs demain. Prêtez-moi cette somme, c’est moi qui vous la garantis.

— Mais les dix francs ?

— Ce sont les intérêts.

— Dix francs d’intérêts pour un mois. Mais cela fait 120 pour cent. C’est de l’usure !…

— Parfaitement.

— Et vous voudriez que je devinsse un usurier ? Ah ! Monsieur Crapulet, j’aime à croire que vous plaisantez.

— Nullement. Je vous offre un moyen de décupler le peu d’argent que vous pouvez avoir.

— Un moyen honteux !

— Décidément, je vois que vous êtes pourri de préjugés. Qu’est-ce donc que l’usure ?

— L’habitude de prêter de l’argent à un intérêt illégal.

— Illégal ! Vous me faites rire ! Connaissez-vous, jeune homme, la grande loi — celle-là n’est pas faite par les hommes, c’est une loi naturelle — de l’offre et de la de- mande ? Une personne a besoin d’argent : elle offre des garanties sérieuses, elle trouvera mille prêteurs et conséquemment elle aura de l’argent pour un intérêt minime. Une autre personne offre peu de garanties : elle trouvera moins de prêteurs et on lui demandera de plus gros intérêts. Une troisième enfin n’offre aucune garantie : pensez-vous honteux de lui vendre l’argent plus cher qu’aux autres ? Et comment voulez-vous que la loi des hommes, laquelle s’applique, comme toute loi, à la généralité des cas, puisse prévoir les cas particuliers et fixer l’intérêt. L’intérêt doit être en proportion directe des risques que court le prêteur de ne pas être remboursé. Si donc je vous prête de l’argent et que j’aie cinquante chances contre cent de ne pas être remboursé, je ne commets pas une mauvaise action en vous prêtant à cinquante pour cent.

« D’autre part, pour celui qui emprunte, l’argent n’a pas toujours la même valeur, selon qu’il le destine à telle ou telle chose, selon qu’il en a plus ou moins besoin, selon qu’il le lui faut dans un bref ou long délai. Par exemple : voici un commerçant, qui fait de bonnes affaires et qui se trouve avoir une grosse échéance. Il n’a pas d’argent dans sa caisse. Il va être mis en faillite : son commerce, pourtant prospère, sera ruiné. Il va, pour une somme d’argent qu’il ne peut pas payer dans un délai déterminé, il va perdre sa fortune et peut-être l’honneur. Pensez-vous que cet homme ne sera pas heureux de trouver de l’argent à un intérêt supérieur à l’intérêt légal, et celui qui lui aura prêté cet argent, qui lui aura racheté sa fortune et son honneur, est-il un brigand ?

Quelque habile que pût être cette argumentation spécieuse, mais d’ailleurs facilement réfutable, elle ne convainquit pas Jacques Dubanton qui était trop foncièrement honnête pour se laisser prendre à de pareils sophismes. Elle n’eut d’autre effet que d’éveiller dans l’esprit du jeune garçon des soupçons tardifs sur l’honorabilité du sieur Crapulet. À partir de ce jour, estimant que Victor avait peut-être raison, il ne fréquenta plus le « philosophe. »

VI

Néanmoins Jacques Dubanton pensa qu’il y avait au fond de tout ce que lui avait dit Crapulet, quelque chose de très juste et de très sensé.

— La vie que je mène n’est pas celle d’un jeune homme de mon âge. Il me faut prendre des distractions et voir un peu le monde dont la pension Adélaïde n’est qu’un très pâle reflet.

Ce jour-là, Victor, qui avait deux entrées pour Bullier, proposa à son ami d’aller faire un tour dans le fameux établissement, si cher à la jeunesse des écoles. Jacques, heureux de pouvoir dès l’instant mettre ses nouvelles résolutions en pratique et curieux de voir enfin ce lieu de plaisir dont il ne connaissait que la façade extérieure, s’empressa d’accepter.

Il revêtit son plus bel habit, mit un chapeau neuf et des gants qu’il acheta pour la circonstance.

Après le dîner, les deux amis, en fumant une cigarette, s’acheminèrent vers le bal.

Quand il y entrèrent la salle était déjà pleine. Aux sons discordants et criards d’un orchestre de cuivres, sous des girandoles de lumières et des oriflammes multicolores, des couples tournaient, se bousculaient, riaient aux éclats.

Autour des tables, qui couraient tout le long de la balustrade du pourtour, surélevé de quelques marches, étaient réunies des bandes de consommateurs. La plupart des hommes avaient de larges feutres qui, crânement posés sur l’oreille, semblaient se moquer à la fois des honnêtes gens et des lois les plus élémentaires de l’équilibre ; d’autres, mais rares, le traditionnel béret. Dans ce temple du rire, les femmes portaient culotte : on en voyait, qui, les mains dans les poches, la cigarette à la bouche, marchaient en se dandinant à la façon des canards. Quand l’orchestre éclatait, elles disparaissaient, se fondaient dans la foule des danseurs. On les perdait de vue quelques instants, et puis on les voyait revenir, le visage cramoisi et ruisselant elles se précipitaient alors vers quel- qu’une des tables du pourtour, s’effondraient, épuisées, sur une chaise, ou, à défaut de chaise, sur les genoux d’un ami.

Cependant les consommateurs, ayant devant eux des piles de soucoupes qui disaient leurs fréquentes libations, chantaient, hurlaient plutôt, en s’accompagnant de cannes qu’ils frappaient sur les tables : c’était un vrai charivari. Personne ne s’entendait et tout le monde paraissait se comprendre. L’atmosphère était trouble, lourde : une odeur de tabac, de poussière et de sueur flottait, écœurante.

— Je ne conçois vraiment pas, dit Victor, le plaisir que peuvent éprouver ces gens à crier et à se bousculer ainsi dans une salle où l’on respire avec peine !

— Ma foi, je suis de ton avis, et si tu veux bien nous ne resterons pas longtemps ici ! répondit Jacques.

— Faisons un tour seulement, histoire d’étudier les mœurs.

— Drôles de mœurs, en vérité !

Bras dessus, bras dessous, ils s’élancèrent courageusement dans cet océan démonté qui grondait devant eux. Ils étaient heurtés, bousculés : on leur écrasait les pieds, on leur enfonçait les côtes ; ils faisaient un pas en avant et se voyaient contraints d’en faire deux en arrière pour éviter un couple qui, entraîné par une valse effrénée et pareil à une trombe, s’avançait en tourbillonnant et menaçait de s’abattre sur eux.

Une femme, en ayant une autre au bras, passa près des jeunes gens : elle était en costume de bicycliste et avait une casquette. Les voyant seuls et « libres », elle les accosta :

— Tu payes un bock, le petit brun ? fit-elle en s’adressant à Jacques.

Il rougit et ne répondit pas.

— Prends garde de te décrocher la langue, surtout !

Et comme il affectait de ne pas même entendre :

— Mufle, va !… lui jeta la femme, et elle disparut dans la foule, entraînant sa compagne.

— Ignobles filles ! dit Victor à mi-voix, afin de ne pas être entendu, car il savait bien que ces prostituées de bas étage acceptent toutes les injures et toutes les ignominies, mais n’admettent pas qu’on leur rappelle leur triste condition.

Ils continuèrent à se frayer un passage dans la foule qui s’épaississait à mesure que l’heure avançait. Tout à coup, il y eut dans cette cohue un remous qui les força de se séparer, et Jacques, entrainé à la dérive, malgré les efforts qu’il faisait pour remonter le courant, perdit bientôt de vue Victor.

Une accalmie se fit, Jacques en profita et se hâta d’atteindre le pourtour, plus calme que le milieu de la salle.

Il se trouva nez à nez avec la femme qui l’avait interpellé : elle était seule cette fois. Elle lui prit familièrement le bras et demanda :

— Sa Majesté est-elle de meilleure humeur ?

Et changeant brusquement de ton :

— Allons, mon bébé, ne fais pas la tête comme ça !… Faut être galant avec les dames. Offre-moi quelque chose, dis : je crève de soif !

Jacques ne put s’empêcher de rire :

— Que je vous offre ? Permettez-moi de vous faire remarquer qu’on n’offre jamais une chose que de plein gré. Or…

— Ta bouche, bébé ! Donne-moi une cigarette.

Elle lui prit celle qu’il avait aux lèvres, en tira deux bouffées et la jeta :

— T’es pas un type chic, tu sais !… C’est du caporal, ça ! Mon amant, à moi, il ne fume que du nazir !

Jacques essayait de dégager son bras, mais la petite s’y cramponnait.

Elle lui glissa dans l’oreille :

— Dis-donc, le gosse, qu’est-ce que tu fais ce soir ?

— Moi ?

— Je te préviens que je suis dans mes bons jours, et quand Emma est dans ses bons jours, mon colon, ce qu’on rigole !… T’as qu’à demander à tes copains : Emma de Briançon que je m’appelle !

Il gardait le silence.

Elle se fit câlinante :

— Et puis, mon vieux, j’sais pas ce que t’as… mais je te gobe.

Jacques ne répondit rien, mais cette déclaration d’amour, de si bas qu’elle vint et sans doute parce que c’était la première, lui fit passer dans le corps comme un frisson d’orgueil.

— Allons, continua-t-elle, on va s’en aller : ici, On se rase.

— Mais, dit-il embarrassé, je ne peux pas…

— Tu ne peux pas ?

— Je suis avec un ami.

— Ah !… ce grand sec qui était avec toi tout à l’heure. Je ne l’aime pas, ce type-là : il a l’air poseur, et les poseurs, moi… Eh bien ! va le semer, ton copain. Je te donne cinq minutes pour ça et je t’attends ici.

Jacques examinait maintenant avec attention la fille sur laquelle il n’avait encore osé porter les yeux. Certainement elle n’était pas jolie, loin de là : sa physionomie était commune, sa chair fanée, ridée ; sa bouche, même au repos, gardait la trace de ce sourire gouailleur qui l’animait à tout instant. Et néanmoins, ce visage émacié, qu’éclairait une prunelle humide et brillante, avait quelque chose d’indéfinissable et d’attrayant, ce charme étrange et indéniable des êtres brûlés par une vie dévorante et factice, auxquels le développement disproportionné d’un système nerveux toujours en action, semble avoir donné une nature spéciale, toute sensible et sensuelle.

Alors un désir subit, inconnu, s’empara de l’adolescent, le désir vague d’étreindre cette créature. Elle, qui semblait le deviner, se frôlait à lui, comme une chatte amoureuse.

Cependant il hésitait encore, retenu par une secrète et pudique honte.

Elle se fâcha :

— Ben quoi !… Vas-tu rester planté là comme une gaule !… File, je t’attends.

— Mais… c’est que…, balbutia Jacques, c’est que je n’ai pas d’argent.

Elle éclata de rire :

— Gros serin ! Puisque je te dis que tu me plais. Je te m’offre !

Un instant après, Jacques avait rejoint Victor.

— Ah ! enfin te voilà, dit celui-ci. Je te cherche depuis un quart d’heure. Eh bien ! partons-nous ?

— J’ai rencontré un ami, murmura Jacques, et je voudrais bien lui dire deux mots. Je ne rentrerai pas avec toi.

Victor sourit.

— Un ami ?

— Oui.

Il le menaça amicalement du doigt :

— Prends garde, Jacquot !… Prends garde ! J’ai bien peur que ton ami… Enfin, tu es libre ! Seulement ne rentre pas trop tard : je te rappelle que demain matin tu as un cours d’économie politique à sept heures. Allons, au revoir et amuse-toi bien avec… ton ami !

Jacques était tout penaud et portait la tête basse. Mais quand il se fut éloigné, qu’il n’aperçut plus Victor et qu’il se sentit libre, il fut pris tout à coup d’une joie folle : il fit une gambade comme un écolier qui sort de classe et courut retrouver la fille qui l’attendait patiemment, assise à une table, devant une chartreuse qu’elle s’était fait servir.

Il s’assit en face d’elle.

Les coudes sur la table, à demi couchée, elle l’examinait.

— T’es pas mal, tu sais ?

— Vraiment.

— Quel âge que t’as ?

— Dix-neuf ans. Et toi ?

— En voilà une question ! Est-ce qu’une femme a jamais d’âge ; elle a celui qu’elle porte. T’es encore naïf, mais ça passera, parce que t’as l’air malin.

Elle vida son verre.

— Dis voir un peu, le gosse, c’est tes débuts, pas vrai ?

Il tortillait ses gants entre ses doigts.

— T’es bête ! continua-t-elle. Faut pas avoir peur. Je suis une bonne fille, moi, et je n’en ai jamais mangé, d’hommes. Et puis, si tu veux savoir, eh bien ! j’aime ça, moi !… Le lendemain matin, Jacques se rendit bien au cours, mais il arriva cinq minutes en retard, prit peu de notes, bailla beaucoup, et le soir, pour la première fois, bien que ce fût le jour, il oublia d’écrire à sa mère.

VII

Emma de Briançon avait donné à Jacques un rendez-vous pour le lendemain. L’étudiant n’y alla pas. Une matinée de réflexion lui avait suffi pour comprendre qu’il s’était engagé sur une pente dangereuse, que, vu sa situation modeste, certains plaisirs lui étaient interdits, et que la fréquentation des filles nuit nécessairement à tout travail sérieux.

— Et puis, se disait-il, cette femme me dégoûte. Un soir, en passant, soit !… Et encore ! ces filles sont pareilles à ces mauvais vins qui laissent dans la bouche un arrière-goût désagréable.

Et comme pour oublier un mauvais souvenir et rattraper le temps perdu, il se plongea avec acharnement dans la lecture de ses livres d’étude, seuls compagnons sérieux. De temps à autre cependant, en dépit des efforts qu’il faisait pour attacher son esprit à l’intelligence des textes, sa pensée vagabondait. Il voyait le bal Bullier, la femme l’accostant, il l’entendait lui parler ; et puis c’étaient tous les moindres détails de la soirée qu’il avait passée avec elle : la maison qu’elle habitait, un hôtel garni ; l’escalier qu’il lui avait fallu gravir, mal éclairé par une grosse lanterne qui jetait sur les marches de bois cirées et sur les murs blanchis un éclat sinistre ; la chambre d’Emma, au mobilier disparate, composé de fauteuils de velours grenat usés, mais qui jadis avaient dû faire bonne figure dans quelque somptueux salon, de chaises de paille et de bibelots japonais, de ces bibelots clinquants, à bon marché ; la fille enfin se déshabillant rapidement devant lui, sans pudeur, sans grâce, jetant, pêle-mêle, son jupon, son corset, lui entourant le cou de ses bras, l’entrainant vers le lit, dont le sommier gémissait, lui dévoilant tout d’un coup les mystères de l’amour — quel amour ! — En quelques heures, elle lui avait révélé tous les artifices de cet amour compliqué et vicieux des filles débauchées, et lui, dont l’éducation sensuelle n’était pas encore faite et qui demandait à être initié petit à petit, au lieu d’ivresse, il n’avait éprouvé que du dégoût.

« Est-ce donc cela la femme ? s’était-il demandé. Non, ce n’est là qu’une fille ! »

Mais avec ce sombre souvenir, un autre lui revenait à la mémoire : il se rappelait qu’Emma l’avait trouvé joli garçon, qu’elle le lui avait dit, qu’elle s’était donnée à lui.

Une petite glace était accrochée à l’espagnolette de la fenêtre, juste en face de sa table de travail : elle lui renvoya son image.

— Le fait est que je ne suis pas mal, murmura-t-il et il sourit.

— Mais voyons, un peu de sérieux, que diable ! Tout cela, ce sont des bêtises. J’entends me faire une situation : ce n’est certainement pas en me contemplant dans une glace comme un niais que j’arriverai jamais à quelque chose ; serais-je un nouvel Adonis que cela ne me servirait à rien.

Le cours de ses réflexions changea brusquement.

— Décidément, le curé avait raison : les tentations doivent être nombreuses dans ce Paris. Je commence à les soupçonner. Travaillons.

Il allait se remettre à l’ouvrage, quand on frappa à la porte.

— Décidément, pensa le jeune homme, je ne ferai rien aujourd’hui.

Une voix discrète demanda.

— Es-tu là, Jacques ?

Victor entra, prit une chaise et, s’y étant assis à califourchon, examina attentivement son ami :

— Ho ! ho ! monsieur le noceur, nous avons les yeux battus : il ne nous vaut rien, à ce que je vois, de rencontrer un ami, le soir, au bal Bullier.

Jacques fit un geste de mauvaise humeur.

— Tu m’en veux de te dire ça, poursuivit l’autre. Pourtant, tu n’allais pas t’imaginer que je prendrais ton ami au sérieux !

— Laisse-moi travailler !

— Ah ! diable ! que s’est-il donc passé avec la belle ? En vérité, mon cher, pour une fois que tu en uses, la femme ne te réussit guère !

— Tu m’ennuies !

— J’allais te le dire. Eh bien ! toi, tu me causes une grande joie.

— Tu n’es pas difficile.

— Je craignais de te trouver — comment dirais-je ? — changé, amoureux peut-être. Et je me vois au contraire en présence d’un garçon qui m’a tout l’air de regretter son escapade et qui n’a nulle envie de la recommencer. Cela prouve que tu es sérieux, susceptible d’une faiblesse, comme tout homme, mais capable de te ressaisir aussitôt. Non, crois-moi, mon cher Jacquot, et que cette aventure te serve de leçon. Tu n’es pas fait, grâce à Dieu — il en existe un, quoique dise Crapulet — pour être un coureur d’alcôves. Tu as goûté du fruit défendu et son amertume t’a fait faire la grimace. Encore une fois, j’en suis heureux, pour toi, parce que tu es un brave garçon, pour moi, parce que je te porte grand intérêt et que je t’aime, Jacques, sincèrement, profondément.

Victor prononça ces dernières paroles avec émotion.

Il reprit :

— Et je profite de l’occasion qui se présente à moi pour te demander une grâce : à l’avenir sois avec moi plus ouvert que tu ne l’as été jusqu’à présent. À défaut d’expérience, l’amitié que j’ai pour toi, te sera peut-être parfois de quelque utilité. Et puis — c’est une autre grâce que je te demande — évite ce monsieur Crapulet : sa compagnie est dangereuse, ses conseils pernicieux. Je ne sais au juste ce qu’il vaut, mais j’estime que ses théories ne valent rien. Ses allées et venues mystérieuses, ses occupations que personne ne connaît, tout, jusqu’à ce sourire énigmatique et moqueur, qui erre continuellement sur ses lèvres, me porte à la défiance : je n’aime pas cet homme. Ce ne sera jamais lui qui t’indiquera le bon chemin. Mais sur ce, je m’arrête : tu me prendrais pour un pédagogue.

— Non, mon cher Victor. Je te prends pour ce que tu es, un honnête garçon et mon meilleur ami.

— À la bonne heure, te voilà redevenu sociable.

— Tu as deviné juste ; j’ai été écœuré. Oui, à d’autres de telles jouissances. J’en conçois pour ma part de plus élevées, de plus nobles et de plus enviables.

— Voilà qui est bien parlé.

— Quand tu es entré, j’étais en train de me dire que je n’avais pas de temps à perdre. Je suis ambitieux, tu le sais, très ambitieux même, c’est mon plus grand défaut. Parti des plus bas, je veux m’élever aux plus hauts degrés de l’échelle sociale, et ce n’est pas en occupant mes soirées comme celle d’hier, que j’atteindrai jamais le but que je me propose.

— L’ambition est la meilleure et la pire des passions humaines, selon que les moyens employés pour la servir sont bons ou mauvais. De même qu’une arme est dangereuse entre les mains de qui ne sait pas la manier, de même l’ambition peut être mortelle pour celui qui ne la sait point diriger.

Il y eut un instant de silence. Victor reprit :

— M’est avis que la meilleure ambition est celle de bien faire. Mais assez disserté comme cela. Ne soyons pas de vains rhéteurs : soyons des hommes d’action. Je te laisse à ton travail et je retourne au mien.

VIII

Jacques avait maintenant repris sa vie de paisible activité. Deux semaines s’étaient écoulées depuis son aventure, et le souvenir d’Emma s’était peu à peu effacé de son esprit. Le jeune homme avait même pris quelques résolutions : il ne mettrait plus jamais les pieds dans un bal, ni dans un concert ; il ne connaîtrait plus de femmes ; il serait désormais tout à son travail.

Or, un jour qu’il revenait seul de la Faculté, au détour d’une rue, il s’entendit appeler par son nom :

— Jacques ! Eh ! Jacques !

Il se retourna et aperçut Emma.

Il était trop tard pour l’éviter.

— Tu n’es donc pas enterré ? s’écria-t-elle, Aussi, ça m’étonnait que tu ne m’eusses pas envoyé de lettre de faire-part.

Elle riait à gorge déployée.

— Ç’est égal, mon vieux, t’es un sale lâcheur ! Ah ! vous avez la mémoire courte, mon jeune levreau, et vous oubliez vite les gens qui vous donnent l’hospitalité de nuit. Ingrat !

— Ma petite Emma, je te fais toutes mes excuses : je n’ai pu aller te voir. Il m’est arrivé de la famille de province…

— Oh ! te creuse pas pour me monter des bateaux, c’est pas la peine. T’es pas venu, t’es pas venu : je n’ai pas l’habitude d’être crampon, moi !

— Mais je t’assure…

— Assez, que je te dis.

Elle prit avec les deux mains les revers de son habit, et, la tête un peu penchée, le regardant, les yeux dans les yeux, avec cette insistance effrontée qui trouble les débutants :

— Qu’est-ce que tu fais maintenant ? demanda-t-elle.

— Rien… je…, balbutia Jacques. Je rentre chez moi.

— Ecoute !… si tu étais chic… et puis aussi pour racheter un peu le lapin…

— Quoi donc ?

— Je vais chez ma sœur, tu m’accompagnerais en sapin.

Il accepta.

— Où habite-t-elle, ta sœur ?

— Rue Fortuny : un hôtel épatant.

— Et meublé.

— Meublé ? Je t’en ficherai du meublé comme ça ! Un hôtel qu’elle a fait construire et qui lui a coûté trois cent mille francs, mon bon !

Il éclata de rire et la toisa des yeux à la tête :

— Tu as une sœur qui se paie des hôtels de trois cent mille francs, toi ?

— Non, mais voyez-vous ce malappris ! si je te disais que je suis la fille d’un prince.

— Je le croirais plus facilement : les plus grands personnages ont des moments d’oubli !

— Faut-il que je sois bonne fille ! Oui, Monsieur, ma sœur est la plus chic femme de Paris : elle fait la pige aux baronnes du grand monde et leur chipe leurs amants. Mais c’est pas tout ça : je suis pressée. Allons, oust, en voiture ! Je te raconterai ça dans le sapin.

Ils montèrent en fiacre.

Chemin faisant, elle lui conta l’histoire de sa sœur, Marguerite Alcinde, qui était parvenue à la fortune et aux honneurs, parce qu’elle avait été rosse avec les hommes, tandis qu’elle, Emma, toujours trop bonne fille, était et ne serait jamais qu’une pauvre créature, parce qu’elle avait le cœur sur la main.

— Voilà la vie, mon vieux. Tu es encore un peu jeune pour la connaître et la comprendre, mais tu verras plus tard. J’ai ma petite expérience : il n’y a que les gens rosses qui réussissent. Quoi ! Je ne suis ni plus bête, ni plus mal tournée qu’une autre. Moi aussi j’aurais des rivières de diamants, des chevaux, des voitures, un hôtel. Mais qu’est-ce que tu veux ! Toute grue que je suis, j’ai ma dignité et j’entends conserver ma liberté. Un type qui me déplaît, m’offrirait-il cent mille francs, à moi qui bien souvent n’ai pas une croûte à me mettre sous la dent, je lui rirais au nez et lui dirais d’aller porter son argent ailleurs. M’arrive-t-il de tomber sur un garçon comme toi, qui n’a pas le sou, mais qui me chausse, pan, ça y est ! tu sais ce qui arrive. Eh bien ! si tu veux t’en rapporter à la petite Emma qui, somme toute, est une bonne fille — il y a de braves gens dans tous les métiers — et qui a encore un grain de bon sens, c’est pas comme ça qu’on arrive à Paris, mon vieux !

Jacques l’écoutait parler attentivement. Tout ce que venait de lui dire cette fille lui paraissait étrange. Peut-être en eût-il ri, si l’accent de conviction, avec lequel Emma s’était exprimée, ne l’avait profondément ému. Et puis, tout naturellement, il rapprocha ses théories de celles de Crapulet : c’étaient les mêmes exprimées différemment. Ce que cette fille venait de lui dire dans son langage dévergondé, Crapulet le lui avait exposé bien souvent sous une forme plus philosophique.

Il ne voulut pas s’abandonner plus longtemps à ses réflexions, de peur d’en tirer une conclusion trop triste et qu’il lui répugnait d’admettre. Il rompit brusquement le cours de ses pensées et demanda :

— Alors, elle roule sur l’or, ta sœur ?  ;

— Elle est entretenue par un duc qui l’attache avec des billets de banque. Quand je dis qu’il l’attache, c’est une manière de parler : elle est aussi libre que moi. Tu verras, c’est une bonne fille : elle me donne les robes qu’elle ne met plus et quand ça me prend, je vais manger chez elle.

— Mais, interrompit Jacques, comment veux-tu que je la voie, je ne la connais pas.

— En voilà une raison : tu feras connaissance avec elle.

La voiture venait de s’arrêter devant un petit hôtel en pierre de taille blanche et en brique.

— Allons, descends ! dit Emma.

— Non. Ce serait indiscret.

— Tu ne vas pas faire des manières !

Il la suivit. Une petite porte en fer forgé, à jours, s’ouvrit devant eux. Ils se trouvèrent dans une antichambre, garnie de tapisseries : aux murs étaient suspendues des panoplies d’armes étrusques et arabes.

— Bonjour, Mademoiselle Emma, dit une camériste coiffée d’un coquet bonnet de dentelle.

— Bonjour, Marie. Ma sœur est là ?

— Oui, Mademoiselle.

Elle prit un escalier qui montait en colimaçon et tout le long duquel, sur les murs, étaient accrochées des gravures anglaises et des caricatures. Jacques qui était derrière elle, rajustait sa cravate, tirait ses manchettes et se passait la main dans les cheveux. Ils entrèrent dans un salon.

— Pas, dit Emma, que c’est rupin chez ma frangine ?

Jacques était émerveillé et trop occupé à contempler les meubles, les tableaux, les statuettes, les vases, les mille objets d’art qu’il avait sous les yeux, pour qu’il lui fût possible de répondre. Pour la première fois de sa vie, il voyait une telle profusion de luxe. À son étonnement, à son admiration venait se mêler une émotion légère, qui lui faisait battre le cœur, tandis qu’il se répétait, comme pour bien se convaincre : « Oui, je ne rêve pas, je suis chez une femme entretenue. » Et, son imagination naïve s’exhaltant à cette idée, il poursuivait : « Je suis chez une de ces créatures fantastiques qui défrayent toutes les chroniques, chez une de ces reines de la volupté et du plaisir, dont le sourire est tout puissant, dont l’appétit par tout l’or du monde ne saurait être assouvi, chez une de ces femmes charmantes et terribles, monstrueuses et divines, êtres de joie et de folie. »

Une portière en tapisserie se souleva : Mme Marguerite Alcinde parut. C’était une jeune et jolie femme, fort bien en chair, blonde, gracieuse, élégante mais simple, et qui ne répondait qu’imparfaitement au type tumultueux de courtisane que Jacques imaginait.

Elle alla droit à sa sœur, qui se gavait de bonbons qu’elle avait découverts sur un guéridon, et elle l’embrassa :

— Comment te portes-tu, ma mignonne ?

— Comme le Pont-Neuf, ma sœur.

Marguerite Alcinde venait d’apercevoir Jacques qui s’inclinait respectueusement devant elle. À sa question muette, Emma répondit, la bouche pleine :

— Un de mes amants.

— Monsieur, je suis enchantée de faire votre connaissance. Si vous voulez bien vous asseoir.

— Madame !… Je suis vraiment confus… et je vous prie de m’excuser… Mais… je…

— Mais, Monsieur, vous êtes tout excusé. Ma maison est ouverte à tous les gens de qualité : c’est dire que vous y êtes chez vous.

Il y avait une telle différence entre Emma et Alcinde, entre leurs langages, leurs manières, que Jacques avait peine à croire que la grande dame, vraiment pleine de distinction, qu’il avait devant lui, fût une cocotte, et que cette cocotte fût la sœur d’Emma.

— Est-il possible, pensa-t-il, que ces deux femmes aient la même origine !

Cependant Emma exposait à sa sœur le motif de sa visite. Elle avait besoin d’une robe pour aller à un bal que donnait un étudiant.

Alcinde appuya son doigt sur un timbre : la femme de chambre entra.

— Marie, vous prendrez dans la garde-robe ma toilette pailletée que je ne mets plus et vous en ferez un paquet que vous porterez dans la voiture de ma sœur.

Elle se tourna vers Jacques et souriant :

— Entre sœurs, dit-elle, ne doit-on pas s’entr’aider !

— Assurément ! répondit Jacques qui avait perdu toute présence d’esprit et qui, les yeux baissés, tournait machinalement son chapeau entre ses doigts.

La jeune femme sourit de nouveau, du désarroi peut-être dans lequel elle voyait son interlocuteur et dont elle se flattait d’être la cause.

Emma qui avait vidé la coupe de bonbons, s’écria :

— N’est-ce pas, Margot, qu’il est joli garçon, mon amant !

La pivoine la plus pourpre ne peut donner qu’une très faible idée de la couleur dont se couvrirent les joues de l’étudiant à ces mots.

La fille continuait sur le même ton :

— Eh bien ! figure-toi qu’à son âge, il ne connaissait pas encore les joies de l’amour : c’est moi qui les lui ai révélées !

Cette fois, le fils Dubanton aurait volontiers donné dix années de sa vie pour être à cent lieues sous terre. Il aurait voulu étrangler Emma à laquelle il jeta un regard incendié de colère. Être ainsi ridiculisé devant Marguerite Alcinde, devant cette femme à laquelle il eût voulu paraître le plus grand débauché de Paris, jamais son orgueil n’avait été soumis à si cruelle épreuve.

Elle, cependant, laissa tomber la plaisanterie sans la relever et ne daigna même pas lui sourire au passage. Elle était tout d’un coup devenue rêveuse et elle considérait le jeune homme, non point malignement, avec cette curiosité sans gêne et embarrassante d’un être qui se croit supérieur à celui qu’il observe, mais attentivement, comme embarrassée elle- même. Ses yeux ne quittaient pas le visage de Jacques. Pour toute réponse, à l’exclamation de sa sœur, elle haussa les épaules et murmura :

— Tu es bête, Emma !

Brusquement elle secoua la tête, comme pour en chasser la rêverie à laquelle elle paraissait en proie ; elle toussa et dit, s’adressant à Dubanton qui cherchait de quelle manière il pourrait bien se venger d’Emma :

— Aimez-vous beaucoup à sortir, Monsieur ?

— Oui, Madame, répondit l’étudiant avec une assurance qui dans son esprit devait un peu racheter la mauvaise impression produite par la révélation peu bienveillante d’Emma. J’aime beaucoup le monde… comme d’ailleurs tout vrai parisien.

— J’en suis charmée, fit Alcinde, Je donne après-demain une soirée : vous me feriez grand plaisir en y assistant.

— Je vous remercie mille fois.

— Toi, Emma, je ne t’invite pas. Je sais que tu as peu de goût pour les soirées à la pose, comme tu les appelles.

Une petite pendule en porcelaine de Sèvres, qui était sur une étagère, jeta quatre notes cristallines, dont les ondes longtemps flottèrent dans la pièce et s’évanouirent insensiblement.

— Quatre heures déjà ! s’exclama la maitresse de céans, Il faut que je vous quitte. Excusez-moi, Monsieur, de vous fausser compagnie : j’ai un rendez-vous urgent et je suis en retard. D’ailleurs nous nous reverrons bientôt. Je compte sur vous.

— C’est entendu, madame.

— Au revoir, Emma. Au revoir, Monsieur… Tiens, à propos, Emma, tu ne m’as pas dit le nom de Monsieur !

— Jacques.

— Dubanton, ajouta aussitôt le jeune homme, qui foudroya d’un regard, de nouveau enflammé de colère, Mlle de Briançon.

— Monsieur Dubanton, à bientôt, dit Alcinde.

Et elle lui tendit sa main, aussi blanche, aussi fine, aussi déliée que celles des vierges de Raphaël. L’étudiant la prit en tremblant et n’osa la presser.

IX

Lorsqu'il fut de retour dans sa chambre, Jacques, à la vue de ses livres de travail, éprouva un remords. Il s’assit devant sa table, se prit la tête entre les mains et réfléchit.

— J'ai eu tort, pensa-t-il. J'aurais dû ne pas accepter cette invitation.

Il se rappela les conseils de Victor et ses propres résolutions.

— Non, ma place n'est pas à la soirée que donne cette demi-mondaine. Il ne faut pas que j'y aille. Je n’irai pas. Je vais envoyer un mot à cette dame, la prévenant que je ne puis assister à sa fête :

Il prit la plume, et, ayant choisi une feuille immaculée, il écrivit :

« Madame,

« Un empêchement imprévu me privera du plaisir que je me promettais d'aller chez vous après-demain. »

Il s’arrêta, hésita quelque temps.

— Il faut pourtant bien, se dit-il, lui donner un motif.

Après une minute de réflexion, il reprit la plume et continua :

« Je suis obligé de quitter Paris. »

— Ma foi non, je ne mettrai pas cela : trouvons autre chose. Ce motif est stupide. Emma ne manquerait pas de me rencontrer dans le quartier, et alors !

Jacques déchira la lettre commencée et en jeta les morceaux dans le panier.

Tandis qu’il cherchait une excuse plausible, Marguerite Alcinde s’offrit à son imagination, telle qu’elle lui était apparue dans son salon de la rue Fortuny, non point, peut-être, mystérieuse et troublante comme il se l’était représentée, mais plus simple, plus intelligible et pour ce plus aimable encore. C’était surtout sa simplicité qui avait surpris le jeune homme et qui l’avait ravi.

— Et quelle grâce ! pensait-il. Que de distinction dans les manières et dans le langage ! Oh ! c’est par une femme comme celle-là, qu’il doit être bon de se sentir aimé. Je comprends qu’on se ruine pour des êtres pareils, pour une caresse de leurs mains, seulement pour un mot d’amour tombé de leur bouche ! Mais que je suis bête de penser à cela ! Je ne goûterai jamais les ivresses auxquelles je songe : il n’y a que les Emmas qui se donnent à de pauvres bougres comme moi !

Il laissa échapper un soupir de regret et tenta, par un effort d’esprit, de briser son rêve.

Mais sa pensée, un instant distraite, comme un pigeon au pigeonnier, revint à tire-d’ailes au souvenir d’Alcinde.

Et tout en frappant négligemment la table du bout de sa plume, qu’il tenait entre deux doigts, les veux fixés sur l’encrier ouvert, il continuait de penser :

— Avant de les connaître — il croyait les connaître maintenant ! — j’attribuais à ces femmes d’étranges vertus d’attraction qu’elles ne possèdent peut-être pas. Je m’explique aujourd’hui plus simplement leur succès : elles sont aimées, parce que véritablement elles sont aimables !

Toutefois, si simple que lui fût apparue Alcinde, il ne pouvait se résoudre à la dégager complètement du voile mystérieux dont son imagination l’avait enveloppée.

— Il n’est pas possible que ces femmes-là vivent comme les autres, éprouvent les mêmes sentiments, les mêmes sensations que les autres

Et il se plaisait à deviner les moindres actions, les moindres gestes de la courtisane. Et la curiosité malsaine le prit soudain de connaître, jusque dans ses détails, l’existence féerique d’une de ces magnifiques créatures, dont le luxe insensé dépasse celui des plus grandes dames.

— Après tout, fit-il en se levant, pourquoi n’irais-je pas à ce bal. C’est une étude de mœurs que j’entends faire. Je verrai un monde que j’ignore et j’estime que cela ne sera pas du temps perdu : je peux tirer grand profit d’une distraction qui, somme toute, est de mon âge. J’irai donc !

C’est ainsi que toutes les fois que nous commettons une action que notre raison désapprouve, nous savons toujours et assez facilement nous excuser aux yeux de notre conscience.

Mais alors un nouvel obstacle, celui-là matériel, et peut-être pour cela plus difficile à vaincre, se dressa devant lui : le jeune étudiant ne possédait pas d’habit de soirée et il était malséant d’aller chez Mme Alcinde en veston.

Il prit son chapeau et dégringola l’escalier quatre à quatre.

Il faillit renverser Mme Adélaïde qui sur le seuil de la porte, achetait à une marchande des quatre saisons, des oranges qu’elle examinait, tâtait, soupesait et faisait sauter dans ses mains,

Il ne prit pas la peine de s’excuser et, toujours courant, s’abattit chez un brocanteur.

— Avez-vous un habit à me louer ? demanda-t-il.

Le marchand n’en avait pas, mais lui indiqua un confrère qui ne devait pas en manquer.

Jacques fit deux, trois loueurs d’habits, sans trouver ce qu’il cherchait : on lui montra bien des fracs de soirée, mais en si piteux état qu’il ne put s’empêcher de rire en les essayant.

Une boutique de tailleur s’offrit sur son chemin. Il y entra.

— Pouvez-vous me faire un habit pour après-demain ?

— Diable ! c’est un peu court, remarqua l’employé en souriant.

— Il me le faut absolument,

L’autre prit un air de circonstance.

— Un enterrement sans doute.

Il alla vers deux commis qui dans le fond de la boutique coupaient du drap avec de grands ciseaux, se concerta longuement avec eux et vint rapporter à Jacques qui attendait, impatient et anxieux, une réponse affirmative.

— Si Monsieur veut bien me permettre de lui prendre les mesures.

L’affaire était réglée, Jacques était déjà sur le seuil de la porte : il songea qu’il avait oublié de demander le prix.

Il revint sur ses pas.

— Combien, ce vêtement ?

— Cent soixante francs.

Une sueur froide lui vint au front. Il avait une pension mensuelle de deux cent cinquante francs : il payait à Mme Adélaïde cent cinquante francs pour sa nourriture et son logement. Mais il était à une de ces heures où l’on ne compte plus, où la folie l’emporte sur la plus élémentaire sagesse.

Tandis qu’il s’acheminait vers son domicile, la tête toute pleine de Mme Marguerite Alcinde, le cœur en fête, il aperçut Victor qui rentrait, une serviette sous le bras. Jacques pressa le pas et prit une rue adjacente afin de l’éviter. Il n’avait pas encore pensé à ce qu’il dirait à son ami : lui avouerait-il la vérité ou la dissimulerait-il sous quelque habile mensonge ?

À cette dernière idée, il se révolta :

— En vérité, je ne suis plus un enfant qui est obligé de se cacher, de peur d’être grondé. Il y a beau jour que j’ai rompu mes lisières. Victor est un charmant garçon, mais je ne lui reconnaîtrai jamais le droit d’exercer sur moi la moindre tutelle. Vais-je voir ce qu’il fait, moi ?… Je le laisse bien courtiser Mlle Olga !… Eh bien ! j’entends qu’il agisse avec moi comme j’agis avec lui !… Ce serait vraiment trop bête d’avoir peur d’un camarade.

En réalité, ce n’était pas de Victor que Jacques avait peur : c’était de sa propre faiblesse qu’il avait honte. Lorsque vous vous êtes écrié devant un ami, avec tout l’enthousiasme d’une résolution subite et sincère : « Je ne ferai plus jamais cela », il est toujours pénible, pour votre dignité, de venir à quelques jours de là, l’oreille basse, avouer à ce même camarade : « Je vais le faire. » C’est un peu la situation du voleur que l’on surprend la main dans le sac.

Néanmoins Dubanton préféra faire cet accroc à son amour-propre que d’user d’un subterfuge, ce qui lui paraissait une poltronnerie.

Quand il se trouva en présence de Victor, crânement il aborda la question :

— Je suis invité, après-demain, à une soirée.

— Bigre ! Au faubourg Saint-Germain ?

Cette ironie cingla la susceptibilité du jeune ambitieux. Il redressa fièrement la tête et répondit :

— Pas encore, un jour peut-être. Après- demain, la personne chez laquelle je compte me rendre n’est que la plus jolie femme et la plus riche courtisane de Paris : c’est déjà quelque chose.

— Il y a mieux.

— J’en tombe d’accord. Aussi ne suis-je qu’au début de ma carrière. La société, comme une chaîne de montagnes, est composée de sommets. Avant d’atteindre le plus élevé, et à moins d’avoir des ailes, il faut, je crois, escalader les autres.

— Et si l’on se trompe de chemin ?

— Il est toujours temps de revenir en arrière.

— Erreur, mon cher Jacques !

— Attends pour juger.

— J’aime mieux, s’il se peut, prévenir un malheur que d’avoir à le déplorer !

— Tu ne sais ce que tu dis !

— Tu ne sais guère ce que tu fais.

— Crois-tu ?

— Eh !… n’est-ce pas folie d’entrer de gaîté de cœur dans un monde qu’on n’a même pas les moyens de fréquenter !

— Alors, il n’est plus maintenant permis de s’amuser, monsieur le moraliste ?

— S’amuser ? Il y a de saines distractions que j’approuve ; il y en a d’autres dangereuses contre lesquelles je ne m’élèverai jamais avec assez de force. D’ailleurs, si j’ai bonne mémoire, nous étions sur ce point tombés d’accord l’autre jour. Mais voilà ! Une jolie femme a passé qui a soufflé sur tes belles résolutions et les a renversées comme un château de cartes. Et c’est précisément ce revirement subit de ta conduite qui m’épouvante. Tu es faible de caractère, très faible. À la moindre tentation tu succombes, et je frémis quand je pense au nombre de celles que tu rencontreras sur ton chemin.

— Je suis désolé des frayeurs que je te cause, répondit ironiquement Jacques.

— Tu ris !… Tu plaisantes !… Quelle force peuvent avoir les conseils d’un ami opposés aux séductions d’une femme dont c’est le métier de séduire. Je te croyais rentré dans la bonne voie : hélas ! je m’étais trompé.

— Non pas, mon cher Victor, et c’est parce que je m’y sais solide que je me permets, pour satisfaire ma curiosité, de pencher un instant la tête au-dessus du précipice dans le fond duquel se débat tout un monde inconnu de moi.

— Mon pauvre ami !… Tu te cherches pour toi-même des prétextes et tu ignores jusqu’aux dangers que tu cours !

— Je ne suis point si naïf que tu veux bien le croire.

— Puisses-tu dire vrai. Mais j’ai bien peur qu’en allant à cette soirée tu ne joues plus gros jeu que tu ne penses. La destinée d’un homme ne dépend-elle pas le plus souvent d’un geste, d’un mot, d’un rien ! Tu crois aller chez cette femme comme on va au théâtre, pour voir, pour s’instruire, ou tout au moins pour se distraire. Prends bien garde de devenir un des acteurs de la triste comédie dont ces courtisanes sont les auteurs et qui se joue continuellement autour d’elles.

— Ce n’est pourtant pas en restant dans son trou, que l’on peut arriver à quelque chose.

— Crapulet peut-être t’a dit cela, et qu’il fallait connaître tous les dessous de la société si l’on voulait en atteindre un un jour les sommets. Pour ma part, je ne vois pas la nécessité de fréquenter les mauvais lieux.

— Entre fréquenter et visiter, il y a un monde !

— Que l’on franchit d’un pas. Qui a bu boira. Quand on est faible de caractère et qu’on est ambitieux comme toi, tout est à craindre.

— Ne crains rien et laisse-moi faire.

— Je ne puis que te répéter en cette occurrence, quitte à passer pour un radoteur, ce que je t’ai déjà dit : L’ambition est la meilleure et la pire des passions humaines, selon la direction qu’on lui donne, selon que les moyens qu’on emploie pour la servir sont bons ou mauvais. Elle a fait des héros, elle a fait aussi des chenapans.

— Chrysostôme ! murmura Jacques.

Il sourit, tendit généreusement la main à Victor, voulant par là montrer qu’il savait pardonner à un ami ses aberrations, et se sépara de lui.

Quelques instants après, il sortait à grands de la pension Adélaïde : il s’était aperçu qu’il n’avait pas de souliers vernis. Il courait en acheter.

X

Jacques Dubanton passa une nuit très agitée. Son imagination ne cessa de folâtrer. Il lui semblait qu’un rideau allait se déchirer devant ses yeux, qu’un spectacle féérique lui allait apparaître et la fièvre de l’impatience le dévorait. Les minutes lui semblaient des heures, les heures des siècles. Il se coucha, essaya de dormir, se releva bientôt. Il alluma une cigarette, marcha de long en large pendant quelques instants, avala un verre d’eau, puis se recoucha. Ne parvenant pas à dormir, il voulut lire. Mais il n’avait sur sa table que des livres de droit. Des livres de droit !… alors que trottait par sa tête tout un monde échevelé de chimères !… Il se répétait : « Je vais voir des courtisanes ! » Des courtisanes ! Ces êtres mystérieux, moitié femme et moitié démon, que de tout temps et dans tous pays, ont chantés les poètes, qui de tout temps ont papillonné autour des trônes !… Courtisanes !… Courtisanes !… Toutes les splendeurs de l’antiquité, toutes les richesses de l’Orient, ce mot mystérieux et magique les évoquait à son esprit, et chaque fois qu’il le prononçait, ses oreilles percevaient comme le tintement joyeux de grelots d’or, comme le clair gazouillis de diamants qui ruissellent.

Il ne s’endormit que sur le matin, épuisé par une insomnie fiévreuse.

Il se réveilla fort tard avec un grand mal de tête et passa la journée à rêver.

Avant le dîner, il se rendit chez son tailleur et s’informa de son habit. Il l’aperçut étalé sur une table, en pièces éparses, et il en fut indigné. On le calma, on le rassura, on lui affirma que tout serait prêt le lendemain, dût-on passer la nuit à travailler. Il rentra rue d’Ulm, tout à fait rasséréné.

En quarante-huit heures, Jacques connut à peu près tous les sentiments qu’un homme peut éprouver : la joie, la tristesse, la colère, la crainte, l’ennui, le désespoir, l’impatience et l’ivresse.

Enfin le jour tant attendu arriva. À deux heures, l’étudiant se rendit à l’école de droit, assista à un cours d’où son esprit était absent, rentra à quatre heures à la pension et ne sachant quoi faire, commença, de s’habiller. Une heure plus tard, quiconque fût entré dans sa chambre, l’eût trouvé en habit, soigneusement assis sur le bord d’un fauteuil, tout droit parce qu’il redoutait en s’appuyant de froisser son vêtement, les jambes allongées afin de ne point détruire le pli de son pantalon neuf, les manchettes légèrement glissées sur les bras, dans la crainte de les salir.

Il lisait, ou plutôt il tenait un livre entre les mains, mais ses regards ne tombaient pas sur le livre, attendu qu’il avait un col très haut et qu’il lui était impossible de baisser la tête.

Dans cette position, il attendait, sans un mouvement, que sonnât l’heure du dîner.

Elle sonna enfin.

Il descendit. Quand il entra dans la salle à manger, où tous les convives étaient déjà réunis, ce fut une exclamation générale, étouffée. Flora laissa échapper une assiette qu’elle tenait à la main et qui se brisa en mille morceaux. Mais personne ne le remarqua, tant était profond l’étonnement causé par l’apparition du jeune homme en habit.

— Qu’ils sont bêtes !… pensa Jacques : ils ne connaissent pas les usages du monde !

Quelques minutes s’écoulèrent au milieu d’un grand silence. Victor, en apercevant son camarade, avait souri, mais il n’ouvrit pas la bouche. Et l’on n’entendait que le bruit métallique des fourchettes et des couteaux frappant sur les assiettes, tandis que, de temps à autre, à la dérobée et successivement, tous les yeux inquiets se portaient sur Dubanton.

Madame Adélaïde, au nom de ses pensionnaires, crut devoir demander ce que signifiait cette tenue.

— Je vais au bal, répondit Jacques assez sèchement.

Mais la veuve de l’officier supérieur entendait savoir exactement ce qui se passait dans sa maison, et ne reconnaissait à aucun de ses hôtes la liberté d’aller quelque part, sans qu’elle en fût préalablement avertie.

Elle insista donc :

— Où ça, au bal ?

Chez un de mes parents ! riposta Jacques Dubanton.

Du coup, l’étonnement se changea en une respectueuse admiration : M. Dubanton avait une famille qui donnait des bals !… Fichtre !…

Flora, qui avait ramassé les débris de son assiette, se pencha sur l’épaule de sa maîtresse.

— Eh bien !… lui glissa-t-elle, triomphante, nierez-vous maintenant que nous avons un prince !…

Madame Adélaïde commençait à être ébranlée. Après le dîner, qui fut court, parce que personne ne parla, on passa dans le salon et on y resta fort tard pour « le » voir partir. Les demoiselles Brisart, elles-mêmes, veillèrent ce soir-là jusqu’à dix heures, ce qui ne leur était jamais arrivé depuis vingt-cinq ans, qu’à Noël, parce qu’elles allaient à la messe de minuit, et le jour mémorable du retour de Jacques Dubanton à Paris. Elles se souvinrent d’avoir été au bal dans leur jeunesse : elles donnèrent des détails sur les toilettes et les danses d’alors. Olga esquissa un pas russe que l’on applaudit, et Crapulet, qui ne parlait jamais en public, raconta les bals de la Chaumière, à ce propos des histoires polissonnes, et prouva enfin qu’il n’y a pas de Dieu. Mais la pension Adélaïde était à ce point perturbée, que personne ne se leva pour le faire taire.

Jacques tira sa montre et annonça qu’il allait partir. Flora courut chercher une voiture. Il prit congé de l’assistance, serra cordialement la main à Crapulet et à Victor, s’inclina gracieusement devant les demoiselles Brisart, qui firent la révérence, et sur le bout des doigts de l’étudiante slave, il déposa galamment un baiser.

XI

Une foule élégante envahissait les somptueux appartements de Marguerite Alcinde. Tout un essaim de jolies femmes, parées d’éclatantes toilettes, allait, venait, tourbillonnait, bourdonnait, telle une ruche d’abeilles. Souples et gracieuses, le regard amoureux par habitude, la lèvre ardente, les courtisanes, les épaules couvertes de gemmes étincelant sous les lustres, semblaient à peine effleurer le parquet de la pointe de leurs escarpins d’or.

Plus belle entre toutes ses compagnes, Marguerite Alcinde faisait les honneurs de son salon, mais c’était ce soir-là une Alcinde toute différente de celle qu’avait entrevue Jacques lors de sa courte visite. Elle avait dépouillé toute simplicité, mais la fierté, la majesté même dont elle semblait s’être drapée comme dans un manteau de cour, elle la portait sans affectation, naturellement. Ce n’était plus seulement de la grâce qui s’exhalait de tout son être, mais comme une volupté troublante : elle était plus qu’aimable, elle était divine. Bref, la comédienne que Jacques n’avait encore vue que dans la vie privée, était aujourd’hui en scène.

Des hommes en foule se pressaient autour d’elle ; il y en avait de toutes les espèces, de vieux, de jeunes, de beaux, de laids, tous d’une élégance raffinée. Elle les écoutait tous, répondait à chacun, agréait les flatteries et les louanges, et distribuait, de-ci, de-là, non sans savoir à qui, ce sourire de femme, énigmatique et troublant, qui promet tout et n’engage à rien.

Dans un coin, à l’écart, Jacques Dubanton regardait. Il regardait avec avidité de tous ses yeux émerveillés, éblouis. Jamais, même dans ses rêves d’ambitieux les plus insensés, il n’avait imaginé une pareille abondance de richesses, une semblable orgie de luxe.

— Voilà bien, pensait-il, ces femmes étranges que mon imagination me représentait, divinités infernales dans des palais d’or !

Il les admirait toutes, sans en pouvoir détailler une seule, et cependant ses regards s’arrêtaient de préférence et plus longuement sur Marguerite Alcinde. Mais dès qu’elle levait les yeux sur lui, il baissait les siens et rougissait.

De temps à autre, une femme passait près de lui, tout contre lui, le frôlait, et de ses épaules nues une vague de parfum s’échappait, grisante. C’était comme une vision éblouissante de clarté qui disparaissait bientôt en un froufroutement de soie.

Non loin de Jacques, quatre hommes s’entretenaient et paraissaient discuter avec chaleur. Il pensa qu’ils devaient parler politique, et, curieux de connaître leurs opinions, il s’approcha d’eux discrètement. Il tendit l’oreille et essaya de saisir ce qu’ils disaient, mais il dut vite y renoncer, bien qu’ils parlassent français et que les mots parvinssent distinctement à ses oreilles. C’est qu’à Paris, chaque classe de la société — et elles sont innombrables — a son idiome particulier, et celui dont se servaient ces gens, Jacques ne l’entendait pas.

Au milieu du groupe se tenait, bien cambré dans un habit qui lui dessinait avantageusement la poitrine et lui amincissait la taille, un jeune homme, lequel pouvait avoir dans les vingt ou vingt-deux ans tout au plus. Il avait les cheveux blonds, séparés par une raie qui courait du front à l’occiput ; son visage était ovale, ses traits fins, sa peau diaphane. Il parlait, le monocle à l’œil, et bien qu’il fût presque un enfant, il paraissait jouir sur son auditoire d’une grande autorité. Son verbe était agréable, mesuré, sa voix frêle, son geste gracieux et facile, un peu efféminé. On l’écoutait parler avec un religieux respect.

— Brennus, disait-il, est sans contredit le meilleur crack de l’année. Je suis heureux de m’en être rendu acquéreur à si bas prix, quatre-vingt mille francs. Recevant dix livres de la Camargo, sur trois mille, il doit la battre. dans un canter.

— Et Sylvain, mon cher duc, objecta un petit bonhomme tout rond, dont le visage cramoisi n’offrait pas un poil de barbe, ne lui accordez-vous pas une chance ; il a de belles performances.

— Ma foi non, je ne le crains pas.

— Je suis de l’avis du duc, s’exclama un jeune homme, très coloré de teint, aux yeux d’aigle, aux moustaches retroussées en crocs, et qui venait de faire irruption dans le cercle. Alceste m’inquiéterait davantage : il barre très nettement la Camargo et, avec la monte de Rigby, il faut s’attendre à tout.

— De quoi diable parlent-ils ? se disait Jacques intrigué.

À ce moment parut Alcinde, souriante, qui mit fin à la discussion. Tous les hommes s’écartèrent devant elle pour lui livrer passage, à l’exception du jeune homme blond auquel on avait donné le titre de duc. Celui-ci lui tapa familièrement sur l’épaule et la prit par la taille.

— Tu t’amuses, Margot ? demanda-t-il.

— Je t’adore, mon loup.

Elle l’embrassa, se dégagea et elle allait s’en retourner quand elle aperçut Jacques.

— Vous avez l’air de vous ennuyer, Mon- sieur ?

— Pas du tout. Madame.

— Êtes-vous joueur ?

Jacques, troublé et ne saisissant pas très bien la portée de ce mot, répondit :

— Beaucoup, Madame.

Alcinde s’adressa alors au groupe :

— Allons, Messieurs, assez potiné comme cela. Passez dans le petit salon : le baccara vous réclame.

Jacques les suivit.

Des domestiques en livrée à la française disposèrent au milieu de la pièce une longue table recouverte d’un tapis vert, sur laquelle ils laissèrent quelques paquets de cartes et des jetons en nacre de différente couleur dans une corbeille d’osier. Chacun puisait des jetons dans la corbeille et en gavait son gousset. Jacques se disposait à en prendre une poignée, quand il remarqua qu’à côté de la corbeille d’osier il y en avait une autre plus petite dans laquelle on déposait de l’argent en échange des jetons que l’on prenait dans la première.

Il s’arrêta tout interdit.

— Met-on au-dessus de cent louis ? demanda le duc.

Comme personne ne répondait, il s’assit à la table et prit un paquet de cartes. Il les étala devant lui, les mélangea, les dispersa, les rassembla, les battit de ses doigts fins et soignés, les donna à couper à une jeune femme qui se penchait sur son épaule, et en distribua quelques-unes à des joueurs qui avaient pris place autour de la table.

La partie était commencée.

Jacques ignorait les règles du jeu. De temps à autre il voyait le duc ramasser les jetons qui couvraient la table ; d’autres fois, c’était au contraire lui qui en donnait aux joueurs. Le jeune étudiant était ahuri : jamais de sa vie il n’avait vu tant d’argent, ni conçu qu’on hasardât de pareilles sommes. Il y avait des plaques de vingt, de cent et même de cinq cents francs, des louis et des billets de banque : le tapis en était jonché.

— Est-ce possible ! se disait-il.

Et ce qui l’étonnait par-dessus tout, c’était l’insouciance avec laquelle ces gens risquaient de véritables fortunes.

Le gros petit homme rouge et sans poil venait de mettre trois billets de mille francs devant lui.

Il perdit.

Jacques l’épiait curieusement. Qu’allait-il se passer ? Il ne se passa rien. Le petit homme alluma tranquillement un cigare, vida un verre de liqueur et sourit en disant :

— Quelle guigne, ce soir !

Et il continua de jouer.

Alcinde, qui venait de jeter un billet de cent francs sur le tapis, s’approcha de Jacques et, un peu ironique :

— Pour un joueur, Monsieur, vous jouez peu.

Il rougit.

Hélas ! Il avait dans sa poche, pour toute fortune, un louis. Mais depuis quelque temps déjà, il le tournait, le retournait entre ses doigts, au fond de son gousset, comme dans l’espoir de le sentir se dédoubler.

L’apostrophe d’Alcinde le décida ; tremblant, tout ému, il jeta sur la table son louis, son unique louis, qui roula maladroitement, décrivit un cercle et s’aplatit.

Un brouillard alors troubla sa vue ; pendant quelques instants, il ne distingua plus rien. Que se passa-t-il ? Quand sa prunelle fut redevenue limpide, au lieu de son louis, il en aperçut quatre qui se serraient les uns contre les autres.

— Vous ne ramassez pas ? lui demanda Alcinde qui, depuis quelque temps, ne le perdait pas de vue. C’est audacieux de laisser porter trois fois !

Et elle ajouta :

— Vous remontez dans mon estime ; vous êtes un vrai joueur.

C’était donc à lui, cet argent ! Déjà il avançait la main pour saisir les quatre petites pièces d’or, lorsque quelqu’un lui barra le passage. Il n’osa rien dire. Pendant ce temps, le duc distribuait les cartes, abattait : il avait perdu.

Jacques gagnait huit louis.

Cette fois, il se précipita, ramassa cette fortune et la mit dans sa poche. Huit louis !… Cent soixante francs ! Il avait gagné cent soixante francs sans savoir comment !

Alcinde annonça alors qu’on allait danser et, qu’après le bal, on souperait par petites tables. Un orchestre, dissimulé dans un bouquet de fleurs, commença de se faire entendre.

Jacques qui n’avait pas l’habitude de veiller, dont les jambes flageolaient et qui d’ailleurs ne savait pas danser, profita du remous que produisit l’annonce du bal pour s’esquiver.

Il descendit l’escalier, faisant gaiement sauter ses huit pièces d’or dans sa poche, les comptant et les recomptant. Il demanda son paletot au vestiaire, fit de la monnaie et donna un franc au domestique qui s’inclina et dit :

— Merci, Monsieur le comte !

Il aurait de bon cœur donné tout ce qu’il possédait pour que Victor se trouvât là.

Sur le seuil de la porte, il s’arrêta afin de laisser passer un homme d’un certain âge, à barbe blanche, décoré, qu’il avait remarqué pendant la soirée. L’étranger le remercia et lui dit en souriant :

— Vous êtes comme moi, Monsieur, ces fêtes vous laissent froid.

— Je n’en ai pas l’habitude, répondit l’étudiant.

— Tandis que moi j’en suis fatigué.

Ils sortirent dans la rue.

Il faisait une belle nuit de janvier, froide mais claire. Dans la profondeur infinie et sombre du firmament, scintillaient des milliers d’étoiles.

— De quel côté vous dirigez-vous, Mon- sieur ?

— J’habite de l’autre côté de l’eau, répondit le jeune homme, qui eût rougi de donner son adresse.

— Si vous voulez, nous descendrons ensemble les Champs-Élysées. J’adore flâner, quand il fait beau comme cette nuit et lorsque d’aventure un aimable compagnon de route se rencontre.

Ils marchèrent, le collet relevé, les mains enfoncées dans les poches, tout en causant.

— C’est égal, jeune homme, vous partez au bon moment. C’est maintenant qu’on va rire, boire et s’embrasser. Vous n’avez rien vu : ils étaient à jeun.

— Vraiment !

— Tous ces gens qui vous ont paru des modèles de correction, vous seriez fort en peine de les reconnaître quand le jour se lèvera.

— Cependant, Mme Alcinde a l’air d’une personne très distinguée.

Le vieillard sourit, et brusquement :

— Alors, comme ça, vous n’avez pas encore fait la noce ?

— Non, Monsieur.

— Je ne m’étonne plus !

Et il continua :

— Tout nouveau, tout beau. Pendant quelque temps vous vous amuserez, vous vous amuserez même beaucoup. Vous verrez : on est ivre de bonheur, on est tout joie. Pour parler plus exactement, ce n’est plus du bonheur, ni de la joie, c’est du délire. Et puis, ça passe, le dégoût vient. Bientôt d’un geste las, on repousse, écœuré, la coupe qui fut enchanteresse, maintenant amère et empoisonnée. Mais qu’est-ce que je vous raconte là : le vieux philosophe s’oublie et le triste misanthrope épanche le produit de son expérience et de ses méditations sur une fleur à peine éclose à la vie. Vous n’avez pas encore eu le temps d’avoir des illusions, et je vous parle de désillusions !

Il se tut, et reprit.

— Un drôle de monde, que celui où vous faites vos débuts. Ces hommes que vous avez vus ce soir, et qui sans doute vous ont semblé les plus fortunés du monde, sont en train de se ruiner. Le petit blond, le duc de Valcerte — vous savez, l’amant d’Alcinde ― mange un million par an.

Jacques écarquillait les yeux, ouvrait les oreilles.

— Et celui qui a des moustaches en crocs ? demanda-t-il.

— Oh ! celui-là, il fait fortune. C’est un malin, le seul de la bande, ou à peu près : aussi il les roule tous et s’engraisse à leurs dépens. Il se nomme Berckem. Vous dire que c’est un honnête homme, non ; mais je puis vous certifier que c’est un habile garçon. Et à Paris, voyez-vous, mieux vaut cent fois être habile qu’honnête. L’un ne rapporte souvent que des déboires, du mépris, quelquefois de la pitié, tandis que l’autre rapporte de l’argent et de la considération. Vous êtes encore jeune, ce qui est un avantage ; vous manquez d’expérience, mais vous verrez. Croyez-moi, , si vous voulez : ce sont les gens sans scrupules qui ont le plus de chances d’arriver.

Jacques frémit en entendant ces paroles qu’il retrouvait dans toutes les bouches. Était-il donc vrai qu’il en fût ainsi. Tous ceux qui se flattaient de connaître la vie étaient unanimes à l’affirmer. Il se rappelait la confession d’Emma, il se rappelait Crapulet et ses discours philosophiques, dont il avait ri jusqu’ici, parce qu’il ne les avait jamais pris que pour d’humoristiques dissertations, de spirituelles boutades.

Le vieux, lui frappant sur l’épaule, le tira de ses réflexions :

— Je vais vous poser une question, jeune homme, dit-il. Surtout, n’allez pas vous froisser.

— Demandez.

— Êtes-vous riche ?

— Non.

— Tant mieux. Vous l’eussiez été que je vous aurais dit : Ne revenez plus où vous êtes venu ce soir : il n’y a rien pour vous à gagner, il y a tout à perdre. Il vaut mieux, beaucoup mieux, que vous ne soyez pas riche.

— Mais c’est épouvantable, ce monde !… conclut Jacques.

— Peuh !… Le tout est de savoir y vivre. Je vous l’ai dit : la plupart s’y ruinent, quelques-uns y font fortune.

Le vieillard s’était arrêté au pied d’un bec de gaz dont la lumière éclairait le visage de Jacques Dubanton. Il examina le jeune homme et sourit :

— Vous êtes jeune, dit-il, vous êtes joli garçon, je crois que vous êtes intelligent. Écoutez-moi, profitez d’une longue expérience que je mets à votre service, et vous irez loin, j’ose vous le prédire. J’ai gâché mon bonheur, j’entends faire le vôtre.

Ces paroles énigmatiques et confuses, qui tombaient, onctueuses, de la bouche de cet inconnu, jetèrent le trouble le plus profond dans l’esprit de l’étudiant. Il lui sembla qu’il perdait pied. Il aurait voulu fuir, fuir cet homme qui l’effrayait maintenant, en présence duquel il se sentait rempli d’une vague terreur, et cependant quelque chose le retenait près de lui, quelque chose d’indéfinissable, l’attrait de l’inconnu peut-être.

Il s’écria alors, effaré.

— Mais qui donc êtes-vous, qui me parlez- ainsi ?…

Le vieux se mit à rire et répondit, en caressant sa barbe blanche :

— Qui sait ?… La Providence peut-être.

XII

Quand Jacques Dubanton se réveilla le lendemain dans son lit à baldaquin vert perroquet, dont les ressorts gémissaient lamentablement, il éprouva comme une sorte d’écœurement. D’un palais de fée, il retombait douloureusement dans une chambre d’hôtel meublé.

— Ah si j’étais riche !… pensa-t il.

Et la figure du duc de Valcerte, surgissant devant ses yeux à cette réflexion :

— En voilà un qui est heureux. Il ne se refuse rien. Il occupe dans le monde une situation telle qu’on se courbe devant lui avec respect. Il a pour maîtresse la plus jolie femme de Paris, il en est aimé. Quelle vie !… Il est vrai qu’il se ruine, mais le premier venu ne peut pas se ruiner !…

Neuf heures sonnèrent à une horloge voisine.

— J’ai manqué mon cours de droit, ce matin. C’est regrettable, car il était important. Bah !… une fois n’est pas coutume !

Il s’habilla.

On entendait la voix désagréable de Mme Adélaïde qui tempêtait dans l’escalier.

— Elle m’embête, cette vieille femme ! s’écria Jacques.

Il se mit à son bureau, essaya de travailler, mais il avait mal à la tête et dut y renoncer. Il referma ses livres et se jeta sur son lit. Tout l’exaspérait, il s’exaspérait lui-même. Il se trouvait dans la pire des situations, sans issue, et pas une idée consolante, pas un espoir ne venait éclaircir les ténèbres de son esprit. Ah ! oui, il voulait être riche ! Mais comment le serait-il jamais ? Devant lui, cinq ou six ans de travail acharné et de misère, et puis après ? Il serait avocat. Mais que d’avocats sans causes, à Paris. Et puis, comme le disait Crapulet, en admettant qu’il réussît dans cette carrière, ce ne serait jamais avant trente-cinq ou quarante ans. Les plus belles années de sa jeunesse se seraient envolées, et ni la fortune, ni le succès, ni la gloire ne les lui rendraient jamais. Et il conclut :

— Je n’étais pas fait pour être le fils de paysans !

C’est alors qu’il se rappela la conversation qu’il avait eue la veille, en sortant de la soirée Alcinde, avec l’homme à barbe blanche. Les paroles de l’étranger lui revinrent à l’esprit et, bien qu’il ne les comprît pas, elles le réconfortèrent vaguement.

— Écoutez-moi, avait dit le vieillard : vous êtes jeune, vous êtes joli garçon, je vous crois intelligent. Profitez de mon expérience, vous irez loin, j’ose vous le prédire.

On frappa à la porte et Victor demanda s’il pouvait entrer.

— Encore celui-là, murmura Jacques. Je parie qu’il vient me faire un cours de morale.

Victor, en apercevant Jacques étendu sur son lit, s’arrêta.

— Es-tu malade ? demanda-t-il. Pourquoi n’as-tu pas assisté au cours ce matin ? Je ne t’ai pas vu à l’école.

— Oh ! je t’en prie, laisse-moi tranquille. Je te préviens que je ne suis pas d’humeur à entendre tes sermons. Si je ne suis pas allé à la Faculté, ce matin, c’est que j’avais des raisons pour ne pas y aller : je fais ce qui me plaît.

Victor, devant cet accueil, n’insista pas davantage et se retira aussitôt. Quelques instants s’écoulèrent. On frappa de nouveau : c’était Flora qui venait prévenir Jacques qu’on était à table depuis dix minutes.

— Eh bien ! quand il y en aurait vingt, s’écria l’étudiant en se levant d’un bond. La belle affaire ! A-t-on jamais vu une boîte pareille à celle-ci !

— Ho !… ho !…, pensa la servante, le prince aura reçu de mauvaises nouvelles de son royaume.

Pendant tout le repas, Jacques demeura silencieux, les sourcils froncés. Nul n’osa lui demander des nouvelles de la soirée, bien que tous brulâssent d’en avoir. À un moment cependant, Mme Adélaïde se risqua jusqu’à s’enquérir des parents chez lesquels il était allé, mais au grognement sourd qui lui répondit, toute belliqueuse qu’elle fût, elle jugea prudent de battre en retraite. On attribua généralement la mauvaise humeur du jeune homme à la fatigue de la nuit, et l’on s’accorda tacitement à le laisser en paix.

Quant à lui, tout le dégoûtait. Il se fit faire un œuf à la coque qu’il trouva trop cuit, demanda un couteau et une fourchette propres au second plat, ce que tout le monde remarqua avec stupeur. Dès lors, on ne douta plus qu’il ne fût devenu fou. De temps à autre, il jetait un regard plein de mépris aux demoiselles Brisart, qui, tout au bout de la table, se serraient l’une contre l’autre, comme deux tourterelles effrayées. Olga lui parut disgracieuse, laide : il la comparait à Alcinde. Quelle différence !

Seul, parmi les convives, que glaçait de terreur le visage farouche du jeune homme, Crapulet souriait de son éternel sourire.

— Se ficherait-il de moi, par hasard ? se demanda Jacques.

Il essaya de l’intimider en le regardant fixement.

Mais l’autre, aimable et toujours souriant, lui passa un compotier :

— Voulez-vous une orange, Monsieur Dubanton, elles sont très bonnes.

— Je vous remercie, répondit Jacques.

Il se leva de table avant les autres et remonta dans sa chambre. Il se laissa choir sur son fauteuil ; ses poings se crispèrent nerveusement et des larmes de rage lui vinrent aux yeux.

— J’en ai assez de cette sale boutique : je veux la quitter.

Il prit son chapeau et il se disposait à sortir.

— Où vais-je aller ? Ma foi, cet après-midi je n’ai pas le cœur à l’ouvrage et je veux changer d’air.

Tout à coup une idée lui passa par la tête :

— Si j’allais voir Mme Alcinde. Ce serait poli de lui faire une visite, et puis cela me distrairait.

Il réfléchit quelques instants.

— Non, pas aujourd’hui, pensa-t-il. Mieux vaut attendre un peu. J’irai demain.

À ce moment, Crapulet, après avoir discrètement frappé à la porte, entra.

— Que me voulez-vous ? fit Jacques d’un ton bourru, car il ne lui avait pas encore pardonné son attitude à table.

— Vous sauver, répondit simplement l’homme glabre en s’asseyant.

— Suis-je en danger ?

— Non. Mais vous avez de gros soucis.

— Qu’en savez-vous ?

— Ne suis-je pas physiognomone en même temps que philosophe ? Je n’ai qu’à regarder le visage d’un homme pour connaître son âme.

— Vous me faites rire.

— C’est déjà quelque chose dans l’état où vous êtes.

— Et alors ?

— Je viens me mettre à votre disposition pour vous procurer ce qui vous manque.

— Mais il ne me manque rien.

— Si.

— Je serais curieux que vous m’apprissiez quoi ?

— De l’argent.

Crapulet continua :

— La personne dont je vous ai déjà parlé et qui cherchait cent francs, en veut aujourd’hui deux cents. Comme il les lui faut tout de suite, elle signera ce que vous lui deman- derez.

— Crapulet !… À quoi bon revenir là- dessus : vous savez ce que je vous ai ré- pondu.

— Il y a trois semaines, oui. Mais aujourd’hui, la situation n’est plus la même : vous avez besoin d’argent, je le sais.

— M’en faudrait-il à tout prix que je n’userais jamais de pareils moyens pour m’en procurer.

— Vous êtes un enfant ! Pourquoi ne pas faire aujourd’hui ce que vous ferez demain.

— Il suffit, n’est-ce pas ! Je ne vous demande rien, laissez-moi tranquille !

Crapulet se leva sans plus insister et salua le jeune homme. Avant de sortir, sur le seuil de la porte, il se retourna et murmura :

— Sans rancune, Monsieur Dubanton. Je suis toujours à votre disposition et prêt à vous rendre service. Nous sommes destinés à nous retrouver, d’ailleurs, et nous ferons bon ménage.

XIII

Le lendemain Jacques Dubanton se réveilla en proie à un sombre désespoir. L’avenir qui jusque-là lui était apparu limpide, se troublait à ses yeux. La seule pensée de vivre dans cette pension de famille, d’y vivre pendant des années, lui était insupportable. Il connaissait maintenant une autre existence, de luxe et de plaisir, mais qui n’était pas, qui ne devait jamais être la sienne, parce qu’il n’avait pas d’argent. Pas d’argent !… Pour la première fois, il se surprit examinant les moyens de s’en procurer que lui avait insinués Crapulet. Evidemment, ils n’étaient guère honnêtes, ces moyens, mais l’homme à barbe blanche avec lequel il s’était entretenu en sortant du bal et qui paraissait un bien vénérable personnage, ne lui avait-il pas dit lui-même : « Mieux vaut être malin qu’honnête. » Après tout, peut-être ce qu’il prenait pour des principes profondément frappés dans son âme, n’était-il que des préjugés de campagne ? Il fit de vains efforts pour faire accepter à sa raison une morale que répudiait sa conscience. Il se révoltait tout entier. Il finit par chasser toutes les pensées malsaines qui tourbillonnaient dans sa tête et il retomba dans un morne abattement.

Si le lecteur nous le permet, nous laisserons quelques instants notre héros tout au fond de son désespoir, et nous assisterons — ce qui sera plus gai — au réveil de Marguerite Alcinde.

Il est onze heures. La courtisane vient d’ouvrir les yeux. Elle baille, s’étire, comme une chatte, et sonne la femme de chambre qui lui apporte sur un plateau d’argent son courrier et son journal.

Alcinde, péniblement se soulève sur un coude. Elle rejette d’un coup de main la chevelure qui lui inonde le visage, et d’un geste las — elle s’est couchée tard et tient un grand mal de tête — elle décachète les enveloppes, sourit, sans doute à quelque épître galante, fait la grimace, probablement à quelque facture, et jette le tout que la camériste ramasse et met au panier. Alors elle se laisse retomber sur les oreillers de dentelle qui portent dans les coins ses armes — n’est-elle pas duchesse — et elle laisse son esprit rêvasser paresseusement, tandis que ses yeux suivent, distraits, la gaie farandole d’amours mignons et fleuris qui gambadent tout autour du plafond d’azur. Un rayon de soleil entre tout à coup comme un large flot d’or, remplit la pièce de sa clarté joyeuse. La jeune femme, les yeux éblouis, pousse un éclat de rire et se cache le visage dans les mains : chacun de ses doigts écartés, dont la chair translucide laisse traverser la lumière, se frange d’une lueur rosée de corail et dans ses cheveux d’or se joue l’or éclatant du soleil. Et elle se demande ce qu’elle va faire par cette belle journée. Il y a des courses à Longchamp, elle doit y aller : Brennus, dont son amant est le propriétaire, court et peut gagner. Après les courses elle ira à Madrid, où sa table est retenue tous les jours à six heures. Et puis, elle rentrera s’habiller, et puis elle ira dîner dans quelque grand restaurant, et puis elle ira au théâtre, et puis elle ira souper, et puis… la journée sera la même qu’hier, la soirée aussi, et la femme que tant d’autres envient, murmure :

— Dieu que je m’embête !

Et pourtant, quand elle y réfléchit, elle s’étonne elle-même de la lassitude et du dégoût qu’elle éprouve. Elle possède tout ce qu’elle désire, elle fait tout ce qui lui plaît. À quoi tient-il donc que la vie lui paraisse si triste et si monotone ? Que lui manque-t-il donc pour être heureuse ? Rien. Si fait, il lui manque quelque chose. Oh ! mon Dieu, ce qui manque à la plupart des femmes dont la noce est le métier, qui vivent de l’amour et qui ne le connaissent pas. Il lui manque un ami, c’est-à-dire un homme qu’elle aimerait et qui le lui rendrait. Le duc, elle le supporte volontiers ; c’est d’ailleurs un très aimable garçon, mais qui a trop d’argent pour qu’on puisse l’aimer : l’amour, même dans le monde de la noce, se donne mais ne se vend pas, et la femme qui dans un homme voit un entreteneur, ne peut y voir à la fois un ami. Au reste, le duc ne l’aime pas, elle le sait : comme tous les hommes frivoles, il est incapable d’aimer. Elle est belle, elle pare une avant-scène, elle est connue, personne à Paris n’ignore ce qu’elle coûte : la vanité du jeune prodigue est satisfaite et il se ruine, heureux de posséder le plus célèbre pur-sang et la plus enviée des maîtresses.

Donc, Alcinde, au milieu d’une foule d’adorateurs, est seule. Elle a bien cherché, il est vrai, tout autour d’elle, à qui jeter son cœur ; elle a même… essayé quelques-uns des fêtards qui l’entourent, mais elle n’a rencontré que des blasés et des ingrats, qui l’oubliaient pour la première venue.

Elle en était là de ses amères réflexions, quand tout à coup ses yeux s’illuminèrent : un sourire se posa sur ses lèvres carminées qui s’entrouvrirent, mais il disparut comme il était venu. Elle poussa un soupir et murmura, désappointée :

— Il a l’air bien naïf !

Le doigt sur la lèvre, le front légèrement plissé, elle songeait.

De nouveau son visage subitement s’épanouit. Elle frappa joyeusement ses mains l’une contre l’autre.

— Après tout, la naïveté, c’est quelque chose qui se perd facilement, mais qui ne se retrouve plus. Mieux vaut donc l’avoir, quand cela ne serait que pour s’en débarrasser. Oui, cela fera un gentil petit amant, pas gênant et que toutes les femmes m’envieront ; il est neuf, je le formerai pour moi et il n’aimera que moi !

Et quelques minutes plus tard, tandis qu’elle livrait son corps aux mains habiles et souples d’une femme spéciale qui le massait et le parfumait, elle se répétait, ivre de joie :

— Il est très beau garçon. Je le surveillerai. Il ne sortira qu’avec moi. Enfin, j’ai trouvé celui qu’il me fallait. Ma sœur dit que c’est son amant, mais ce n’est pas possible ; il est trop bien pour elle. Mais, s’il avait une autre maîtresse ? Ça, je le saurai. Non, il ne doit pas en avoir : il n’a pas l’air assez dégourdi. Il est vrai qu’il a les yeux malins et singulièrement expressifs !… Oh ! comme je l’aimerai ! Il me semble que je l’aime déjà ! Mais oui, je l’aime ! Dieu que je suis heureuse ! J’ai enfin un amant !

Sa toilette terminée, Alcinde déjeuna légèrement d’un œuf, de thé et de viande froide, et puis elle courut à un secrétaire, y prit une feuille de papier et écrivit :

« Cher Monsieur, »

Elle s’arrêta tout court, ne sachant que mettre.

— Il faut pourtant trouver un prétexte. Je ne puis lui dire de venir me voir, j’aurais l’air de courir après lui, ce serait ridicule.

Elle hésita quelques secondes, puis résolument :

« N’avez-vous pas perdu une canne l’autre soir ? Nous en avons trouvé une qu’il me semble vous avoir vue entre les mains. Venez la prendre, elle est à votre disposition. »

Elle signa, et ajouta en post-scriptum :

« Même si la canne ne vous appartient pas, votre visite me sera très agréable. »

Elle cacheta l’enveloppe, et elle allait y mettre l’adresse, quand un coup de timbre la fit tressaillir.

— Qui peut venir à cette heure ? se demanda-t-elle.

La porte s’ouvrit et la femme de chambre annonça M. Jacques Dubanton.

— C’est la Providence qui me l’envoie, pensa la jeune femme, qui déchira la lettre.

— Faites entrer, dit-elle.

Jacques parut, se dirigea vers Alcinde dont il baisa la main.

— Tiens, remarqua la courtisane, il a déjà l’air plus dégourdi. Est-ce que par hasard ?…

Et tout haut :

— C’est aimable à vous, Monsieur, de venir me voir.

— Je vous dérange sans doute, Madame ? Je venais m’excuser de la façon dont je me suis sauvé avant-hier soir.

— Il a trouvé un prétexte, pensa-t-elle, et meilleur que le mien : il est intelligent.

Et elle reprit, s’adressant à lui :

— Cela s’appelle filer à l’anglaise, c’est admis. Vous êtes donc tout excusé. Au fond, avouez que vous vous êtes assommé !

— Non, seulement…

— … Vous eussiez préféré être autre part. C’est aimable !

— Vous me faites dire des choses !

— Que vous pensez, mais que vous n’avez pas le courage d’avouer.

— Madame !

— Allons, je vous taquine, mais ne m’en voulez pas. Mon caractère est ainsi fait que je ne puis laisser les gens en repos. Oh ! ceux qui me plaisent. J’en connais bon nombre qui paieraient cher le plaisir d’être taquinés par moi toute une journée.

— Cela ne m’étonne nullement : chez une jolie femme tout est aimable, même ses travers.

— C’est gentil ce que vous me dites là.

— C’est surtout vrai.

— En êtes-vous sûr ?

— En eussé-je douté, que j’en serais maintenant convaincu.

Elle sourit :

— Vous a-t-on jamais dit que vous aviez de l’esprit ?

— Ma foi, non.

— Je serai donc la première.

Et comme, interloqué, il ne savait que répondre :

— J’ai la victoire, s’écria la jeune femme. Monsieur Dubanton, reconnaissez que dans ce tournoi d’amabilités vous avez été battu !

— Et par la plus aimable femme de Paris. Que peut-on désirer de plus ?

— Je vous ai désarçonné, et voilà que vous vous vous relevez !

— Pour vous demander grâce.

Il remarqua qu’elle l’examinait attentivement.

— À quoi pensez-vous ? demanda-t-il.

— Je pense… je pense qu’en dépit de ce qu’a dit ma sœur, un aussi joli garçon que vous, pas plus bête que vous, doit certainement avoir une maîtresse et que sa maîtresse doit être délicieuse. Je parie qu’elle est brune !

Jacques rougit et, timidement, presque honteux :

— Je n’en ai pas, Madame.

— quoi bon mentir ?

— Je vous dis la vérité.

— Ah !

Elle se tut.

Ce fut au tour de Jacques d’examiner attentivement son interlocutrice, qui jusqu’à présent s’était trop occupée de lui, pour qu’il eût le temps de s’occuper d’elle.

Il la trouva adorable, tout simplement, sans un défaut, parfaite. Aux yeux inexpérimentés d’un garçon de vingt ans, la femme est belle ou laide, aimable ou antipathique ; elle plait ou déplaît : c’est un bloc. Le tout jeune homme n’y peut encore distinguer les infinies ciselures qui font de la femme le plus beau, le plus curieux des objets d’art, le plus complexe aussi. Il ne les découvrira que plus tard quand son intelligence, aiguisée par la comparaison, sera plus mûre, plus expérimentée, plus raffinée.

Toutefois, et bien que Jacques Dubanton n’eût encore à son service qu’un jugement assez superficiel, comme il était observateur, il ne tarda pas à deviner chez cette femme quelque chose d’anormal.

— Pourquoi me demandez-vous si j’ai une maîtresse ?

— Parce que je voudrais vous voir heureux et qu’à votre âge on ne peut être heureux sans femme.

— Croyez-vous ?

— Déjà sceptique ! Laissez donc cela à M. Barnesse ; c’est de son âge, mais pas du vôtre.

M. Barnesse ? avez-vous dit, mais je ne connais pas ce monsieur.

— Vous ne le connaissez pas ? Ha ! par exemple, voilà qui est trop fort ! Vous ne connaissez pas M. Barnesse et vous êtes son meilleur ami. C’est du moins ce qu’il m’a dit. Je l’ai vu hier au Bois et nous avons longuement parlé de vous ensemble.

— Vous m’intriguez. M. Barnesse ?

— Oui, ce monsieur à barbe blanche, avec lequel vous êtes parti avant-hier soir.

— J’ignorais son nom.

— C’est un drôle de type. Il est député, décoré, et ce qui vaut mieux que tout cela, colossalement riche. Il connaît toutes les femmes de Paris, il va chez elles, assiste à leurs dîners, leur envoie des fleurs et des cadeaux, et personne ne lui sait de maîtresse. On pourrait en vain chercher la femme avec laquelle il a eu d’autres rapports que ceux d’une bonne camaraderie. Il est vrai qu’il a soixante ans, mais enfin ! Il est veuf et habite, seul avec sa fille, un somptueux hôtel boulevard Malesherbes.

— Comme vous le dites, c’est un drôle de type : il m’a exposé des théories étranges.

— Déjà ! Je parie qu’il vous a lâché sa diatribe contre la société !… Vous voyez bien que vous êtes de vrais amis !

— Mais la fortune n’a pas toujours dû lui sourire ; du moins, c’est ce qu’il m’a laissé entendre.

— Oh ! fit-elle en riant, ne vous apitoyez pas trop vite ; en ce monde, c’est un grand défaut. D’ailleurs ce sont toujours ceux qui ont le moins à se plaindre de la vie, qui s’en plaignent le plus.

— Au fait, comment sait-il mon nom, ce monsieur, et que signifie cette affection subite et très profonde qu’il paraît me porter.

— Êtes-vous bien sûr qu’il ne vous connaissait pas ?

— J’en suis sûr.

— Vous avez tort.

— Mais, Madame !…

— Il vous connaît depuis longtemps, tout au moins de nom et de réputation.

— Que me dites-vous là : c’est invraisemblable !

— C’est pourtant vrai. N’y a-t-il pas à l’hôtel que vous habitez un nommé Crapulet ?

— En effet.

— C’est un de ses amis.

— Bah !

Jacques Dubanton n’en pouvait croire ses oreilles. Comment ! Crapulet, ce petit homme solitaire, bizarre, modeste, pauvre d’apparence, Crapulet, ce petit homme à combinaisons malhonnêtes, Crapulet, le pensionnaire de la maison Adélaïde en un mot, connaissait M. Barnesse, député, décoré, riche ! Il était son ami, avait dit Alcinde. Mais l’étonnement du jeune homme dura peu et disparut bientôt pour laisser place à un autre sentiment. Puisque Alcinde connaissait Barnesse et que Barnesse connaissait Crapulet, elle allait savoir, elle savait peut-être déjà ce que l’étudiant orgueilleux aurait toujours voulu lui cacher, sa position modeste, et son origine plus modeste encore. Il éprouva de la honte.

— Ce Crapulet, continuait Alcinde, avait, à plusieurs reprises, paraît-il, parlé de vous à M. Barnesse, avant que celui-ci vous connût.

Il lui avait vanté votre intelligence.

Elle changea brusquement de ton :

— Il paraît, dites-moi donc, que vous êtes ambitieux !

Jacques baissa les yeux. Il ne doutait plus maintenant qu’elle ne sût tout : elle allait le tourner en ridicule.

— C’est du moins, continua la jeune femme, ce qu’a dit, entre autres choses, M. Crapulet à M. Barnesse.

Cet « entre autres choses » fit frissonner Jacques de la tête aux pieds. Qu’avait-il bien pu lui raconter, ce brigand de Crapulet ? Il était capable de tout !

Le pauvre Dubanton serait certainement mort de dépit, si Alcinde, sans le savoir, ne l’avait elle-même sauvé.

— Mais, dit-elle, nous voici bien loin du sujet primitif de notre conversation. Je vous demandais si vous n’aviez jamais eu de maîtresse ?

— Vous y revenez ! fit Jacques, qui au fond était bien content.

— Oui… parce que je veux vous en trouver une.

— Vous êtes bien aimable, répondit assez froidement le jeune homme qui maintenant, dans le moindre mot, soupçonnait de l’ironie.

— Et si vous le voulez, reprit Alcinde, nous la chercherons ensemble.

Disait-elle vrai ? Elle voulait lui trouver une maîtresse ? sérieusement ? Plusieurs fois, Jacques passa la main sur son front et se demanda si d’aventure il ne rêvait pas.

— Qu’est-ce que vous faites ce soir ? demanda brusquement la jeune femme.

— Rien.

— Et bien ! vous dînerez avec moi, ici, et puis nous sortirons. Oh ! sans façon, nous irons dans une boîte.

Jacques hésitait à répondre, partagé entre la méfiance et le désir de sortir avec Alcinde : ce dernier sentiment l’emporta et il accepta la proposition, ce qui parut enchanter la jeune femme.

Maintenant, s’écria-t-elle, le visage épanoui, comme vous n’avez certainement pas besoin de rentrer chez vous avant le dîner, nous passerons l’après-midi ensemble. Il fait un temps superbe ; j’ai donné l’ordre d’atteler à trois heures : nous irons faire un tour dans les environs de Paris.

Alcinde avait enfin trouvé celui qu’elle cherchait depuis si longtemps : elle comptait bien ne plus le lâcher.

Ce jour-là, le duc de Valcerte attendit en vain sa maîtresse aux courses, et, le soir, en rentrant chez lui, il y trouva ce télégramme :

« Impossible de sortir avec toi. Viens « demain vers les quatre heures.

« Celle qui t’adore.

« Margot. »

XIV

La journée fut délicieuse, comme aussi le dîner. Alcinde s’était discrètement informée auprès de Jacques des plats qu’il préférait, et les lui avait fait préparer.

Le repas fini, elle décida que l’on irait au théâtre des Batignolles. On y jouait un drame épouvantable. Ils s’amusèrent follement, autant du public que des acteurs. Alcinde, tout en suçant des sucres d’orge, découvrait dans la salle les physionomies les plus bizarres, et Jacques les analysait en plaisantant. Ils reconnurent, après examen, que toutes les têtes d’hommes avaient de multiples affinités avec les fruits les plus difformes et les animaux les plus monstrueux de la création.

Au passage le plus tragique du drame, comme un homme plongeait un énorme couteau dans le ventre d’un monsieur peu délicat, qui avait outragé une jeune fille, et lui criait :

« Regarde-moi, maintenant, si tu l’oses » ! ils ne purent s’empêcher d’éclater de rire. Deux cents regards courroucés se tournèrent aussitôt vers eux. On siffla, on trépigna, on cria : « A la porte, les aristos ! » Ils reçurent sur les genoux une casquette et, sur la scène, celui qui avait le couteau dans le ventre se releva, indigné, et hurla :

— Foutez-moi donc ces gens-là dehors !

Jamais Alcinde ne s’était tant amusée de sa vie.

Ils faillirent être assommés à la sortie et furent obligés de se sauver. Ils entrèrent dans un cabaret de Montmartre, à la porte duquel se balançait une lanterne rouge. La salle, qui était très petite, était pleine d’hommes, de femmes et de fumée. Sur les murs couraient des caricatures, toutes plus étranges les unes que les autres. Au plafond étaient suspendus un crocodile et une touffe de gui. Jacques et Alcinde s’assirent sur des escabeaux en bois, devant une table humide de liquides répandus. Sur une petite estrade, surélevée de quelques marches, un homme en redingote, dont la tête touchait presque la queue du crocodile, déclamait une sorte de mélopée sombre et monotone. On aurait juré qu’il parlait de la mort, mais il disait les joies de l’amour. Tous, les assistants avaient de longs visages, pâles et émaciés, et la plupart étaient vêtus de noir. Parmi eux se trouvaient quelques-uns des littérateurs, des compositeurs, des dessinateurs et des peintres les plus en vogue de Montmartre. Quand le triste déclamateur eut fini de dire la joie, il descendit de l’estrade. Un individu, pareillement vêtu d’une redingote, le remplaça. Il s’appuya sur un piano, qui commença de se plaindre, et il chanta. Il avait les mains dans les poches, un pantalon bouffant à la taille et qui finissait serré à la cheville. Pas un muscle de son visage ne remuait et il chantait sur un rythme uniforme. C’était « un sentimental ». Quand il eut fini, ce fut le tour d’un autre, un chansonnier « rosse », et puis d’un quatrième, qui faisait tout en chantant danser sur son ventre un tas de breloques, des pots de chambre, des cochons et des têtes de mort. Tous se ressemblaient par un point : ils avaient l’air, tandis qu’ils débitaient leurs œuvres, de penser à autre chose et de s’ennuyer très fort.

Enfin, on annonça Marius, le poète « décadent ». Un murmure approbateur accueillit son nom et les femmes se pressèrent amoureusement contre leurs amants. Marius parut. Il salua, ce qui lui valut des applaudissements. Il était maigre comme un clou, avait de longs cheveux et des bagues aux doigts. Il se plaignit de la chaleur qui l’oppressait et fit ouvrir un vasistas. Alors il toussa, fit quelques grimaces et commença. Il eut un succès fou, non qu’on trouvât beau ce qu’il disait, mais parce qu’on ne le comprenait pas. On le pria de recommencer, mais il affirma que cela lui était impossible, tant il se sentait fatigué. Il promit de dire le lendemain une œuvre nouvelle qu’il venait d’achever. On le laissa quitter l’estrade sur cette promesse. Une femme essaya bien de lui baiser la main, mais il la repoussa dédaigneusement et daigna s’asseoir à une table où des admirateurs lui offrirent un bock.

Alcinde était lasse, avait mal à la tête et déclara vouloir sortir. Jacques ne se le fit pas repéter deux fois. Il prirent un fiacre et Dubanton jeta au cocher l’adresse de Marguerite.

Tandis que le véhicule descendait des hauteurs de Montmartre, le jeune homme, l’esprit alangui par tout ce qu’il venait d’entendre, songeait. Il se rappelait son débarquement à Paris, la voiture qui l’avait transporté rue d’Ulm et toutes les impressions d’étonnement et de crainte qu’il avait alternativement ressenties dans cette boîte roulante. Que c’était loin déjà ! Aujourd’hui il avait à son côté l’une des femmes les plus jolies, l’une des courtisanes les plus brillantes et les plus célèbres de Paris. Ce n’était plus le petit provincial craintif, abandonné : c’était un parisien.

Il lui semblait maintenant qu’il connaissait tout, que le monde pour lui n’avait plus de secrets et un frisson d’orgueil glissait sur toute sa chair. Oh ! que n’aurait-il pas donné pour qu’on pût le voir, dans cette voiture, reconduisant chez elle Marguerite Alcinde.

Il fut brusquement tiré de ses réflexions : quelque chose venait dans l’obscurité de frôler sa main. Machinalement, il la retira. Mais ayant de nouveau senti un léger frôlement, il surprit la main d’Alcinde délicatement posée sur la sienne. Un cahot de la voiture les fit se séparer. Bientôt cependant, la petite main, dégantée maintenant, revenait à la charge, audacieuse et habile. Alors, étonné, Jacques regarda la jeune femme : elle était blottie dans un coin de la voilure, le visage enfoui dans les fourrures : de temps à autre, au passage d’un réverbère, il l’apercevait qui souriait, les yeux luisants.

N’osant pas comprendre ce qu’avaient de provocant ce manège et cette attitude, il regarda par la portière.

— Quel beau temps, ce soir, dit-il.

Il n’y eut pas de réponse.

Alors, un peu troublé, il demanda :

— À quoi pensez-vous ?

Elle semblait ne pas même l’entendre.

Il insista :

— Dites-le moi !

— À quoi bon, répondit-elle enfin sur ce ton indéfinissable de la femme qui n’a pas obtenu ce qu’elle voulait et en haussant les épaules comme de dépit. À quoi bon ! Cela ne vous intéresserait pas.

Et ironique, elle ajouta :

— Vous avez raison : il fait très beau, ce soir.

Et de nouveau, ce fut le silence jusqu’à ce que la voiture s’arrêtât devant l’hôtel d’Alcinde.

Alors, ouvrant brusquement la portière, elle sauta à terre légèrement.

— Madame, fit Jacques qui était descendu derrière elle et qui tenait son chapeau à la main, il ne me reste plus qu’à vous remercier de la bonne soirée que j’ai passée avec vous.

— Vraiment ! fit-elle.

— Vous avez été trop aimable.

— Je le crois.

— J’espère, chère Madame, que vous me permettrez de revenir quelquefois vous voir.

— Quand vous voudrez, cher Monsieur.

— Cela me fera toujours grand plaisir.

— Et à moi donc !

Tout à coup, l’ayant regardé bien en face, elle éclata de rire et le prenant par le bras :

— Allons, grosse bête ! Paye le cocher et monte.

Jacques, abasourdi, demeurait bouche bée.

— À moins… fit-elle en souriant, que cela ne vous déplaise !

Lui déplaire ?… Il ne demandait pas mieux, le pauvre, mais… il n’avait plus que dix francs dans sa poche et…

Alcinde comprit son hésitation. D’un mot, d’un petit mot qu’elle lui glissa dans l’oreille et dont il reconnut l’accent pour l’avoir déjà entendu, elle le rassura.

Quelques minutes après, Jacques était introduit dans un petit salon, où le pria de l’attendre la jeune femme, tandis qu’elle se déshabillerait. Il s’assit d’abord sur un pouf très bas et tout en rebroussant du bout de sa canne le tapis épais, il se mit à réfléchir sur ce qui lui arrivait. Quelle étrange aventure ! Voilà que tout d’un coup, en quelques heures, il était devenu l’amant de Marguerite Alcinde, de cette femme à l’attention même de laquelle il n’aurait jamais osé prétendre. Et ce n’était pas lui qui l’avait courtisée : elle s’était offerte. Et l’exclamation d’Emma lui revint à l’esprit : « T’es pas vilain garçon ! » C’était donc vrai. Une émotion intense, nerveuse, s’était emparée de lui, l’agitait maintenant. Ne pouvant plus rester assis, il se leva, marcha de long en large, inventoria la pièce jusqu’en ses moindres recoins, se rassit, prit sur une table un journal, l’examina distraitement, le replia, l’ouvrit de nouveau et enfin, ses yeux étant tombés sur la quatrième page, il s’y attacha, dévora les annonces, puis les relut mot à mot, plusieurs fois, comme s’il eût voulu les apprendre par cœur. Le temps lui semblait s’être arrêté dans son cours. Parfois, il jetait un regard sur la porte par où devait entrer Alcinde. Il prêtait l’oreille et entendait comme un vague murmure de conversation : c’était Marguerite qui s’entretenait, en se déshabillant, avec sa femme de chambre. Et tout d’un coup, il devint furieux : que disaient-elles, là, derrière cette muraille ? Peut-être se moquaient-elles de lui ?… Peut-être se jouait-on de lui, ici !… Un éclat de rire l’exaspéra : il ne douta plus qu’on ne le tournât en ridicule.

Alors, il se prit la tête entre les mains, cherchant par quel moyen il pourrait bien se venger.

Quand il releva le front, il aperçut devant lui, souriante, la courtisane dans tout l’appareil de la séduction, lequel est pour ces femmes cette sorte de négligé plein d’apprêt qui laisse voluptueusement deviner ce qu’il ne permet pas de voir. Elle était vêtue d’un peignoir presque transparent et avait aux lèvres une cigarette. De la main, elle souleva le flot d’or qui lui couvrait les épaules : ce geste fit comme se mouvoir dans l’air les ondes fluides d’un parfum délicat et troublant. Elle s’approcha de lui, et ayant mis, à la manière d’un gamin, ses mains derrière le dos, elle s’inclina et lui offrit ses lèvres. Le peu de raison qui, à cette heure, restait encore dans la cervelle de Jacques s’envola avec le baiser qu’il mit sur cette bouche de satin.

Mais la jeune femme, dont les sens étaient en appétit et qui avait hâte de les satisfaire, ne s’arrêta pas longtemps à de vains préliminaires. Sans dire un mot, ayant sur les lèvres ce sourire provocateur qui fait commettre les pires folies, et dans les yeux ce regard qui vaut toutes les éloquences, elle conduisit le jeune homme dans sa chambre.

Oh ! le joli nid d’amour, que cette chambre tapissée de couleurs fraîches, chaudement calfeutrée, discrètement éclairée ! C’est là, dans ce cadre délicieux, parmi les dépouilles de bêtes qui jonchaient le sol et faisaient à ses pieds mignons un moëlleux tapis, que la courtisane, laissant négligemment tomber le voile de gaze qui la recouvrait, apparut, aux yeux émerveillés du pauvre étudiant, nue, toute nue, telle Phryné devant l’aéropage.

— Allons, dit-elle, le voyant immobile. Allons ! Me laisserez-vous coucher toute seule !

Jacques, en proie au trouble le plus violent, commença à se déshabiller, machinalement. La courtisane l’observait et s’amusait de ses gestes embarrassés. Tout à coup, elle fit un joyeux éclat de rire.

Confus, de plus en plus décontenancé, Jacques lui demanda ce qui la mettait ainsi en gaieté.

Elle lui fit signe de s’approcher et, ayant pris dans ses doigts la médaille qu’il portait au cou, la médaille de la Vierge que sa mère lui avait remise avant son départ :

— Êtes-vous enfant ! dit-elle.

Jacques rougit, balbutia une sorte d’excuse, se défendit d’être religieux, et retira la médaille qu’il se promit de ne plus jamais porter, puisqu’elle le couvrait de ridicule.

Cela fait, il se glissa sous les couvertures.

La nuit ne fut pour lui qu’un délire. Une vie nouvelle, toute remplie de jouissances insoupçonnées, se révélait à lui, et ce ne fut que très tard que, las des étreintes amoureuses, il s’assoupit délicieusement sur le sein parfumé de sa nouvelle et brillante maîtresse.

Quand il se réveilla, à travers la mousseline rose et légère des rideaux, un rayon de soleil tamisé tombait dans la chambre. À côté de lui, le visage auréolé d’une chevelure d’or qui coulait parmi un flot de dentelles, Alcinde dormait encore.

Le jeune homme se dressa tout d’un coup sur son séant, rassembla ses idées éparses, regarda tout autour de lui et, dégrisé, éprouva un regret.

Au mouvement qu’il fit, la courtisane se réveilla. Elle se passa la main sur les yeux.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-elle.

— Il faut que je rentre.

— Tu es fou. La femme de chambre n’est pas encore venue : il n’est pas dix heures. D’ailleurs, tu restes avec moi : je t’ai, je te garde. Nous déjeunerons ensemble, un petit déjeuner d’amoureux. Le duc ne vient que ce soir. Veux-tu que Marie aille te chercher des vêtements ?

— Non, je te remercie.

Elle changea brusquement de ton, et autoritaire :

— Ah ! et puis, tu vas me faire le plaisir de ne plus habiter dans ce taudis, là-bas, de l’autre côté de l’eau. Maintenant que tu as l’honneur d’être l’amant de Marguerite Alcinde, il te faut habiter dans un quartier chic. Nous allons, aujourd’hui même, chercher un petit appartement de garçon.

Il se taisait.

— Tu veux bien, n’est-ce pas, mon chéri. Tu vas voir, comme ça sera drôle : nous allons visiter toutes les maisons du quartier. Nous prendrons un rez-de-chaussée, c’est moins haut. Je le meublerai à ma façon, et j’ai du goût, tu sais !

Il se taisait toujours.

— Ha ! ça, est-ce que tu dors encore. Tu ne dis rien.

Il soupira.

— Tes projets, dit-il, sont bien beaux, ma chère Alcinde : ils sont même trop beaux !

— Comment ?

— Tu oublies que je n’ai pas d’argent !

— La belle affaire !… Et bien ! et moi ?

— Tu es folle !… s’écria Jacques, indigné.

— Pourquoi ne t’en prêterais-je pas ?

— M’en prêter ? Tu sais bien que je ne pourrais jamais te le rendre.

— Allons donc !

— Dame ! Je n’en gagne pas !

— Tu en gagneras.

— Comment ?

Elle sourit, entoura de ses bras le cou de son jeune amant et le couvrant de baisers :

— Tu verras, dit-elle.

Il voulut répliquer, elle ne lui en laissa pas le temps, s’abandonna, ivre de passion, frémissante de désir, et murmura de cette voix chantante de femme qui n’est plus qu’amour :

— Oh ! toi… je t’aime !… Je t’aime tant !… mon gosse !