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Par les femmes/DEUXIÈME PARTIE

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Librairie Charles (p. 155-274).

DEUXIÈME PARTIE


i

M. Barnesse était bien véritablement un étrange personnage, un de ces types tel qu’il ne peut s’en rencontrer que dans une ville comme Paris.

Il appartenait à l’une des familles les plus justement estimées du Poitou : son père avait été notaire à Poitiers, le plus jeune de ses frères était commandant à Dreux, l’autre conseiller référendaire à la Cour des Comptes. Plusieurs de ses ancêtres avaient laissé un nom glorieux dans les annales de la magistrature. Quant à lui, veuf depuis une dizaine d’années, c’était, aux yeux du monde, un homme distingué, un érudit même, vivant honorablement de ses rentes, que l’on soupçonnait grasses. Il remplissait son mandat de représentant de la nation avec un zèle qui satisfaisait ses électeurs ; toutes les promesses qu’il leur avait faites, il les avait tenues scrupuleusement, se distinguant ainsi et à son avantage, de la majorité de ses collègues. Rarement il montait à la tribune et s’il lui arrivait de prendre la parole, il ralliait aussitôt tous les suffrages, ceux même de ses adversaires politiques, car il était éloquent, persuasif, et, toujours modéré dans ses opinions comme dans leur expression, se faisait l’interprète du bon sens.

Il passait pour être dans la vie privée aussi bon père qu’il avait été bon époux. Le seul grief que formulassent contre lui ses intimes, c’était qu’il idolâtrait sa fille, jeune personne de dix-sept ans, à laquelle il ne savait rien refuser. Il faut dire que cette pauvre enfant, douée de tous les avantages physiques, portait en elle le germe d’une mort prématurée. Elle nourrissait à son insu la même maladie qui avait foudroyé sa mère, une affection cardiaque. Les médecins ne cachaient pas qu’un chagrin violent, une vive contrariété, suffirait pour la tuer. C’est pourquoi le père Barnesse, qui ne s’était jamais consolé d’avoir vu mourir de ce mal terrible une femme qu’il aimait, s’évertuait à écarter d’une enfant qu’il adorait et à laquelle il n’aurait pas survécu, tout ce qui eût pu occasionner une issue fatale : il n’était pas de peine, si légère fût-elle, qu’il ne s’efforçât de lui éviter ; il l’entourait de prévenances et multipliait les joies autour d’elle.

Hélas ! Habituée à voir tout lui céder et lui obéir, à ne rien désirer qu’elle n’obtînt aussitôt, Jane Barnesse devint ce que tout autre à sa place fut devenue, exigeante, capricieuse et fantasque. Son imagination, que ne vinrent pas calmer les tristes et décevantes réalités d’une vie qu’on lui dissimulait, se développa avec l’âge, se développa démesurément. Toute petite, elle était sentimentale à l’excès ; à dix-sept ans, elle devint romanesque. Réservée, un peu timide, presque sauvage avec les étrangers, elle s’ouvrait immodérément aux personnes qui l’entouraient, qu’elle avait l’habitude de voir et qui avaient gagné sa sympathie. Elle était alors exubérante, défaut que lui faisaient pardonner sa grâce et son esprit. Car elle était gracieuse au possible et, comme chez tous les êtres qui ne sont pas appelés à vivre de longues années, son intelligence s’était développée prématurément. Étant sentimentale, elle était bonne et généreuse. M. Barnesse cultivait en elle, avec soin, ces qualités, car il était lui-même, disait-on, très bon et très généreux. Sa charité était même légendaire. Il ne se passait pas d’années que le Figaro ou le Gaulois n’annonçât quelqu’une de ses magnifiques aumônes. Il avait fait construire à ses frais, dans les environs de Paris, une maison de retraite pour vieillards, laquelle était dirigée par des sœurs, et il était, depuis fort longtemps, marguillier de sa paroisse.

Au reste, c’était un homme du monde accompli. Dans les salons de son hôtel, boulevard Malesherbes, se réunissait la haute société parisienne, et les personnes les plus scrupuleuses ne craignaient pas de l’appeler : cet excellent M. Barnesse, et de l’avoir pour ami.

Hélas ! À Paris, plus encore que partout ailleurs, les apparences sont souvent trompeuses. Il est des gens qui savent tripoter dans la boue sans se salir les mains. M. Barnesse était du nombre de ceux-là. Ce parfait homme du monde, cultivé, délicat et dévôt, n’était autre que le chef roué d’une banque d’usure aux rouages innombrables comme on va le voir, et qui lui rapportait des sommes fantastiques.

Pourquoi cet individu qui tenait de ses parents une belle fortune, laquelle aurait largement suffi à ses besoins et à son luxe, et une honorable situation qu’il avait su jusqu’ici, avec un talent sans pareil, garder intacte, pourquoi cet individu était-il, de son plein gré, devenu un homme véreux, au risque de se voir un jour trahi par l’un de ses compères et déshonoré ?

C’est que l’argent était, après sa fille, sa plus grande passion, qu’il réussissait à dissimuler sous une charité bien ostensible et comme on le voit des plus intéressées. Et puis aussi — mais lui seul le savait — parce que depuis longtemps il ruminait un projet dont la réalisation devait lui coûter fort cher ; il rêvait pour sa fille un mariage splendide, qui émerveillât Paris et qui la placerait d’un coup parmi les plus nobles dames de la capitale. Et ses vues s’étaient portées sur le jeune duc de Valcerte.

Au premier abord, c’était insensé, mais le vieux bonhomme avait élaboré un plan machiavélique qui lui paraissait devoir réussir. C’était lui qui prêtait, en sous-main, les sommes considérables dont le jeune homme avait besoin. Or, la débâcle était proche, c’est-à-dire le moment où le duc allait être ruiné. Ce jour-là, le vieux chenapan de Barnesse surgirait de l’ombre, comme un bandit, irait trouver le descendant des maréchaux de Valcerte et lui tiendrait à peu près ce langage :

— Monsieur le Duc, je me suis fait un point d’honneur de sauver l’un des plus beaux noms de France ; vous aviez en circulation des valeurs portant votre signature et représentant quelques millions. Sachant qu’il vous était impossible de les payer, je les ai achetées. Monsieur le duc de Valcerte, toutes vos dettes sont entre les mains de votre serviteur.

Le reste, pensait Barnesse, irait tout seul. Un homme qui rachète trois ou quatre millions de dettes ne peut être un mauvais beau-père. Comment le jeune duc pourrait-il refuser la main de Mlle Barnesse. Il lui suffirait d’ailleurs de la voir pour en tomber amoureux fou ! Et Jane Barnesse deviendrait ainsi duchesse de Valcerte.

Tel était le rêve de l’ambitieux vieillard. En attendant l’heure de le réaliser, il amassait l’argent qui lui était nécessaire pour prêter au duc de Valcerte et doter dignement sa duchesse. Et voici comment le brigand s’y prenait.

Il vous est arrivé sans doute de voir sur les boulevards, à la terrasse des cafés, à l’heure de l’absinthe, dans les bars, dans les restaurants à la mode, dans les théâtres et les promenoirs de musics-halls, dans les salles de jeu, bref partout où s’amuse la jeunesse, de ces hommes élégamment habillés qu’on prendrait parfois pour de grands seigneurs s’ils avaient la précaution de ne remuer, ni de parler, car leurs manières, leurs gestes et leur langage ont bientôt fait de désillusionner. Ils fréquentent les gens du monde, mais ne sont point des leurs. Ce sont des courtiers d’affaires louches, corbeaux voraces vivant des dépouilles d’autrui, gens sans le sou, sans dignité et sans scrupules. On les voit, toujours à l’affût des noceurs décavés, qui cherchent de l’argent : au besoin les femmes, qui sont leurs précieux auxiliaires, les leur indiquent. Ils s’enquièrent de leur solvabilité, se lient avec eux et les conduisent enfin chez de pseudo-banquiers, somptueusement installés, à qui ils les livrent, moyennant une forte prime ou commission, si l’affaire réussit. Ces banquiers ne sont, la plupart du temps, et bien que l’argent soit prêté en leur nom, que des hommes de paille. Le véritable capitaliste, le commanditaire, vous ne le connaîtrez jamais, mais vous le coudoierez souvent dans le monde, au bal ou à dîner. Qui ne sait l’histoire de ce très honorable magistrat se trouvant être l’usurier de son fils ?

Barnesse avait sous ses ordres toute une compagnie de courtiers et plusieurs hommes de paille, au nom desquels se traitaient les affaires. Tous lui étaient aveuglément dévoués, parce que tous avaient besoin de lui et que l’intérêt est le lien le plus fort qui unisse les hommes.

Tous évoluaient au doigt et à l’œil, parce que le maître les rétribuait largement. Parmi ces courtiers il en était deux que le lecteur connaît déjà. Leurs fonctions étaient bien déterminées et très distinctes. L’un « travaillait » dans le monde : il s’attaquait aux fils de famille, les ruinait consciencieusement et était fort apprécié de Barnesse dont il était le plus habile lieutenant. L’autre s’était fait une « spécialité ». Manquant de prestige, peu fait pour figurer dans le monde, trop avare d’ailleurs pour fréquenter les gens riches, solitaire de nature, il avait sa clientèle dans le quartier latin et les proies qu’il fournissait à la maison Barnesse, étaient le plus généralement de jeunes étudiants fraîchement débarqués de province. Certes, ce n’était pas de grosses affaires qu’il apportait, mais il en apportait tant que Barnesse ne le dédaignait point.

Vous avez sans doute, lecteur, reconnu les deux personnages dont je viens de parler : le premier, vous l’avez rencontré au bal que donnait Alcinde et n’est autre que Berckem. Quant au second, c’est pour vous un familier de longue date, c’est le fameux et jusqu’à ce jour énigmatique Crapulet.

Certes, Mme Adélaïde était loin de penser combien était juste et méritée l’épithète qu’elle avait coutume d’accoler au nom malsonnant de son pensionnaire : l’infâme Crapulet était bien véritablement une infâme crapule. Mais il était si habile que personne, rue d’Ulm, ne soupçonnait la triste profession qui le faisait vivre. Seul, Victor le tenait en grand mépris, mais il était lui-même, tout perspicace qu’il fût, à cent lieues de se douter des intentions que nourrissait le bonhomme à l’égard de Jacques Dubanton.

Dès le lendemain de l’arrivée de Jacques dans la maison Adélaïde, Crapulet s’était informé discrètement de la condition du provincial et de sa situation de fortune. Il avait appris que le nouveau ne disposait d’aucun bien personnel. Ce n’était donc pas un garçon à fréquenter ; il ne le fréquenta pas. Mais bientôt il s’aperçut que le jeune homme, à défaut d’argent, avait du moins de l’intelligence, qu’il avait le verbe facile, que pour un campagnard il était bien dégourdi. De plus, il remarqua qu’il était ambitieux, très ambitieux. Crapulet eut alors une idée : il était jaloux de Berckem, son collègue, qui gagnait beaucoup plus dans « le grand monde » que lui dans le pays latin et qui jouissait des faveurs du « patron ». Depuis longtemps déjà, il s’était promis de lui susciter un rival, mais il n’avait pas encore trouvé le personnage rêvé qui fùt capable de détrôner Berckem, quand il pensa que Dubanton était plus apte que quiconque à servir d’instrument à sa rancune. Il signala l’étudiant à Barnesse, lui dit qu’il était intelligent, beau parleur, joli garçon, qu’il réussirait certainement et qu’il lui rapporterait plus d’argent que Berckem qui était « brûlé ». On sait comment le hasard fit le reste.

Jacques Dubanton, après la nuit qu’il passa chez Alcinde, ne retourna pas à la pension Adelaïde et loua un petit rez-de-chaussée rue Murillo.

Il accepta un prêt de cinq mille francs que lui consentit sa maîtresse. Cet argent lui permit de mener grande vie pendant deux mois. Et puis il se trouva sans ressources. Mais il avait contracté des goûts de luxe et de dissipation et d’autre part il tenait à s’acquitter de sa dette. Il alla trouver Barnesse qu’il mit au courant de sa situation et le supplia de lui prêter cinq mille francs. C’était là que le vieux l’attendait. Il pensa : « Nous y voilà enfin ! » Il se fit prier, hésita, refusa, puis céda : il remit à Jacques cinq billets de mille francs et lui fit signer un reçu. Le jeune homme courut chez Alcinde avec l’intention de la rembourser, mais, réflexion faite, il ne lui remit que deux mille cinq cents francs. Il garda le reste qu’il perdit au jeu le jour même. Crapulet s’offrit généreusement à lui avancer huit cents francs.

Jacques les accepta et écrivit à sa famille qu’il entrait dans une grande maison de banque, comme caissier, et qu’il lui fallait verser un cautionnement de dix mille francs. Les pauvres gens le crurent, et, tout heureux, vendirent une terre et envoyèrent l’argent. Quand il arriva, Jacques devait cinq mille francs à Barnesse, deux mille cinq cents francs à Alcinde, huit cents francs à Crapulet, quatre mille francs, montant d’une dette de jeu, un terme de cinq cents francs, l’ameublement de son appartement, soit sept mille francs, plus diverses autres dettes, en tout vingt-et-un mille huit cents francs.

Affolé, Dubanton, ayant, avec l’argent qu’il venait de recevoir, désintéressé quelques-uns de ses créanciers, et se trouvant sans ressources, alla chez le député, auquel il devait toujours cinq mille francs. Il le pria de vouloir bien lui prêter deux cents francs, qu’il lui rendrait le surlendemain.

— Ta ! ta ! ta !… fit l’usurier. Vous imaginez-vous que je vais vous entretenir !… Vous venez me demander de l’argent ; j’allais justement vous réclamer ce que vous me devez !

Jacques comprit à ce moment qu’il était dans la souricière.

— Mais comme je suis bon, continua le vieillard, je veux au moins vous fournir le moyen de vous acquitter.

Pâle, la rage au cœur, impuissant, Dubanton dut écouter les propositions que lui fit Barnesse. Elles étaient claires et se résumaient ainsi : « Vous voilà lancé — grâce en partie à mon argent (cela était sous-entendu) — vous fréquentez les gens du monde, Alcinde vous a mis en relation avec eux. Regardez ce que fait Berckem, faites comme lui, mieux que lui, si vous pouvez. »

Jacques eut un mouvement de révolte :

— Jamais je ne me prêterai à de pareilles choses !

D’un mot Barnesse lui rappela la situation et qu’il était le maître :

— Rendez-moi mon argent, lui dit-il.

Jacques partit, la tête basse. Un instant il eut l’idée de dire à ses parents toute la vérité.

— Non, pensa-t-il, cela leur ferait trop de peine, à ces pauvres vieux ! Il est préférable de les laisser finir en paix.

Une autre raison aussi, mais qu’il ne voulait pas s’avouer, le retenait : il eût été obligé de renoncer à la vie qu’il menait maintenant et il y avait pris goût.

Il se vit donc contraint d’accepter les honteuses propositions de Barnesse. Il essaya alors, sa résolution étant prise, d’excuser à ses propres yeux sa conduite future et il se remémora pour la circonstance toutes les théories de Crapulet sur l’usure.

Au reste, quand il se retrouva près de sa maîtresse, dans le petit hôtel de la rue Fortuny, au milieu d’un luxe si mal acquis, une consolation, émanant de tous les objets dont il était entouré, et qui semblait comme flotter dans l’air qu’il respirait, une consolation douce et vicieuse adoucit aussitôt l’amertume de ses réflexions.

— Bah ! pensa-t-il en embrassant sa maîtresse, je serais bien bête de m’embarrasser de scrupules : tout ici ne me dit-il pas que l’argent n’a pas d’odeur !

Et voilà comment l’infortuné jeune homme se trouva un beau jour enrôlé dans la bande noire.

Il répondit bientôt, et au delà, aux espérances de Barnesse. Il employait maintenant toutes les ressources de son intelligence à son nouveau métier. Le résultat fut merveilleux.

Il débuta par une opération magistrale, qui étonna Barnesse lui-même et qui lui valut les sympathies du patron. Du coup, Berckem était enfoncé, Crapulet jubilait. Cette première affaire, qui n’était à vrai dire qu’une escroquerie déguisée et qui côtoyait la correctionnelle, lui rapporta cinquante mille francs. La seule faute qu’il commit, fut de laisser étourdiment un dossier compromettant entre les mains de sa victime. Mais celle-ci était un jeune homme inexpérimenté, sans famille et sans conseils : il ne songea même pas à s’en servir.

Jacques Dubanton, qui possédait son code comme un vieux magistrat, fut chargé du contentieux de la maison Barnesse : il touchait ainsi, outre les primes sur les affaires qu’il apportait, de très beaux appointements.

Sympathique, aimable, discret, il inspirait confiance. Ceux-là même qui savaient d’où il tirait ses ressources, le fréquentaient cependant avec plaisir, parce qu’il était de ces gens auxquels on connaît tant de qualités qu’on leur passe bien des vices.

De plus, il était, comme on sait, très joli garçon et possédait ce charme mystérieux qui trouble les femmes ; pour le posséder, elles lui livraient leurs amants, pieds et poings liés.

Aimé par la plus belle fille de France, objet des convoitises de toutes les autres, roulant sur l’or, il devint bientôt un roi de la noce. Il éblouissait par son luxe, captivait par son esprit, étourdissait par sa verve intarissable. Il plaisait, il enjôlait.

— Ce garçon, disait Barnesse, c’est une sirène.

Jacques Dubanton rompit avec sa vie passée et abandonna le droit. Il n’écrivit plus que rarement à sa famille, prétextant qu’il était très occupé. Les vieux trouvèrent d’abord cela tout naturel ; ils allaient répétant, joyeux : << Notre fieu travaille dans une grande banque. C’est maintenant un « monsieur », et il travaille tant et tant, le pauvre cher enfant, qu’il n’a point même le temps de nous écrire ! » Mais quand ils virent l’été se passer sans nouvelles de leur fieu, leur joie tomba et leur front tout à coup s’obscurcit. Ils ne parlaient plus, le soir, au coin de l’âtre, mais ils se comprenaient. Un jour, la mère Dubanton, ne pouvant plus retenir ses larmes, s’écria :

— Ah ! mon pauvre homme, je crois bien que nous avons eu tort de laisser partir le petit. Voilà déjà qu’il nous oublie et notre curé dit que, dans la Babylone, y a des tas de pauvres enfants qui tournent mal !… Pense donc, mon homme, si nous n’allions plus le voir, avant de fermer les yeux !

Le vieux ne répondit rien et la vieille eut beau prier la sainte Vierge, lui brûler des cierges et lui dire des neuvaines, le fieu ne donna plus signe de vie.

Jacques cependant n’avait pas tout à fait oublié sa famille ; il y pensait quelquefois. Quelquefois, tandis qu’assis dans un somptueux cabinet de toilette, étincelant de lumières, il contemplait une femme se parant pour le restaurant ou le spectacle, il lui arrivait d’entrevoir parmi cette réalité éblouissante, une chaumière, sur le bord d’une route. Mais ce souvenir ne faisait naître en lui ni remords ni regret. Bien au contraire, ce contraste lui était d’une douceur extrême, flattait son orgueil et son ambition, et il souriait.

La courtisane s’en apercevait-elle et lui demandait-elle l’explication de ce sourire, il répondait :

— Je pense que la vie est folle… et qu’elle est drôle !

Jacques avait aussi rompu toute relation avec Victor, à dater du jour où il avait quitté la pension Adélaïde. Ce jour-là, Crapulet, l’infâme Crapulet s’était sournoisement approché de la veuve de l’officier supérieur, laquelle se lamentait, et il lui avait glissé dans l’oreille :


— Eh bien ! Madame Adélaïde, avais-je raison ? Je crois que le voilà parti, ce bon M. Jacques.

Il ajouta, avec un rire satanique et vainqueur qui fit frissonner la vieille :

— Et bien parti !

ii

Quatre années s’écoulèrent ainsi. Jacques Dubanton avait fait son service militaire. M. Barnesse l’avait chaudement recommandé à son frère, qui l’avait pris sous ses ordres. Sa situation de fortune était aussi brillante, plus brillante même que jamais, car l’homme d’affaires s’était, avec le temps, doublé d’un heureux spéculateur. Il avait, disait-on, fait un gros coup sur les blés et gagné en moins d’une semaine près de trois cent mille francs. Il y a des gens qui ont le génie du jeu ; mettez-leur un petit capital entre les mains, ils sauront le décupler vite. Jacques Dubanton était de ceux-là.

Il continuait donc sa vie de faste et de dépenses. Aux amours de la belle Alcinde qui durèrent peu, d’autres succédèrent, non moins fameuses. On aurait pu croire que Jacques était parfaitement heureux. Loin de là, il ne l’était même pas du tout. L’ambitieux garçon, dont rien ne pouvait assouvir les appétits, finit par se lasser d’une situation qui tout d’abord lui avait semblé incomparable. Pour cet homme, le changement était une nécessité ; il lui fallait sans cesse monter, s’élever davantage vers la fortune et les honneurs. Après avoir conquis le demi-monde, il rêvait maintenant de faire son entrée dans le monde. Intelligent comme il l’était, profond observateur, il voyait clairement les difficultés auxquelles il se heurterait, mais cela ne faisait qu’exciter son désir.

La manière dont on le traitait, dont on lui parlait, et qui d’abord l’avait rempli d’orgueil, parce qu’il l’avait confondue avec le respect, l’irritait maintenant. On admirait ses chevaux, le matin, au Bois ; on copiait la coupe de ses vêtements qui était impeccable ; on lui serrait la main aux courses, au théâtre, et puis l’on disait derrière lui : « Il est bien attelé, il est bien mis, c’est un charmant garçon. Quel dommage que ce soit une fripouille »

Jacques Dubanton voyait bien tous les jours, à tout instant du jour, qu’il n’était pas traité à l’instar d’un homme du monde. Aussi une rage sourde grondait en lui. Il eût voulu renverser cette société dont il ne pouvait franchir la porte, et s’asseoir, triomphant, sur ses décombres.

Barnesse, le vieux Barnesse lui-même, qui cependant était pour lui un père plein de sollicitude et qui lui avait témoigné en maintes circonstances une vive affection, ne l’avait pas encore reçu à sa table. Avait-il à lui parler, c’était dans son bureau qu’il le faisait venir, comme un homme d’affaires, et non pas dans ses appartements privés, comme un ami. Souvent il l’invitait à déjeuner ou à dîner, mais c’était au restaurant, comme une fille que l’on ne peut recevoir chez soi. Jacques n’avait même pas été présenté à Jane Barnesse. Ce n’était que par les personnes qu’il fréquentait ou par les journaux, que lui parvenait l’écho des soirées et des bals du boulevard Malesherbes.

Depuis longtemps Jacques avait fait ces tristes constatations, lorsqu’un soir qu’il était aux Folies-Bergère avec le duc de Valcerte, une guirlande de femmes et toute une bande de joyeux fêtards, il se produisit un petit incident qui devait porter au paroxysme l’irritation du jeune homme.

Sur la fin de la soirée, le jeune duc convia ses amis à une fête mondaine qu’il donnait, à quelques jours de là, au cercle du Bois de Boulogne : il les invita tous nominalement et s’arrêta à Jacques.

Se voyant associé aux filles parées qui l’entouraient, le jeune intrigant comprit, ce jour-là mieux encore, ce qu’il était réellement : un courtier d’affaires habile et favorisé par la fortune, un homme qui peut un instant, par son luxe et sa faconde, éblouir et étourdir les étrangers, qui peut décorer avantageusement de sa personne la salle d’un grand restaurant, une loge ou une table de jeu, auquel ont recours les gens du monde dans la gêne, que les filles peuvent se disputer entre elles, comme leur appartenant, mais que la bonne société rejette impitoyablement de son sein. Il eut honte de soi-même. L’éclat de l’or qu’il draguait l’avait empêché de voir clair, les roses dont ont couronnait son esprit, dont on jonchait son chemin, l’avaient empêché de voir la boue dans laquelle il marchait : mais voilà que tout d’un coup les roses disparaissaient, le voile qui lui couvrait les épaules tombait, et il apparaissait à ses propres yeux dans toute sa hideuse nudité, se traînant dans la fange, marqué au front comme un esclave du stigmate de la honte, bête nauséabonde et pestilentielle.

Ce soir-là, au lieu de courir les cafés et les bars, comme il en avait l’habitude, il rentra chez lui, à pied. Il faisait une belle nuit d’hiver, à peu près semblable à celle où pour la première fois en sortant du bal de Marguerite Alcinde, le vieux Barnesse lui avait adressé la parole. Une bise glaciale mordait la chair du visage. Jacques avait relevé le collet de sa pelisse de fourrure et marchait, les mains dans les poches, faisant claquer pour se réchauffer les pieds, les semelles de ses souliers sur le bitume sonore. Et alors lui revinrent à l’esprit les paroles du vieillard :

— Il n’y a que les gens sans scrupules qui arrivent !

Et il se demanda : « Est-ce bien vrai ? » Sans doute, en mettant ce précepte en pratique, il est arrivé à un beau résultat : il a, en peu de temps, acquis des richesses qu’une vie tout entière d’honnête labeur ne lui eût certes jamais données. Mais l’argent est-il vraiment, comme il l’avait cru d’abord, le terme et le but, tout le champ d’horizon de l’ambition humaine ? N’y a-t-il pas quelque chose de mieux que l’argent, quelque chose que tout parvenu à la fortune rêve de conquérir, et dont il ne peut jouir si sa fortune est le fruit de malpropretés avérées : la considération des hommes. Que de gens vivent à côté du monde, où ils ne peuvent entrer, parce qu’ils n’ont pas droit à cette considération. L’intrigant comprenait bien aujourd’hui que le taré a beau jeter à pleines mains contre les portes du monde un or mal acquis, elles ne s’ouvriront pas devant lui. Et il se répétait, le cœur dévoré par la rage :

— Le vieillard m’a trompé !… Il ne suffit pas d’être sans scrupules !…

Il marchait tristement, la tête basse, comme accablé, et frappait maintenant du bout de sa canne le rebord des trottoirs. Brusquement il s’arrêta, redressa la tête :

— Mais après tout, pensa-t-il, qu’est-ce que ma conduite a de plus repréhensible que celle de Barnesse. L’argent qu’il gagne a la même origine que le mien ; les moyens qu’il emploie pour le gagner sont ceux que j’emploie, ses victimes sont les miennes. Je ne suis en définitive qu’un instrument entre ses mains. Il est donc plus coupable, mille fois plus coupable que moi ! Et cependant il vit heureux, honoré !… Il a sa place dans le monde, lui !… Et pourquoi cela ! Oui, pourquoi cela ? Pourquoi cette différence ? C’est que la franchise est un crime, le seul dont le monde vous tienne rigueur. Le bien, faites-le vous-même, criez très haut que vous le faites. Le mal, faites-le faire par d’autres et n’en parlez pas. Un homme ne cesse d’être honnête que du jour où il s’est compromis. Le vieux singe a décidément raison et c’est moi qui n’avais compris qu’à moitié sa maxime. Il ne suffit pas d’être sans scrupules, il faut être habile et cacher son jeu. Le monde ne pardonne pas le mal qu’il voit, mais il ne demande qu’à ne pas le voir et à être trompé. J’ai fait fausse route et je suis fichu !

Il se remit à marcher fiévreusement.

— Dieu que la société est donc bête !… Elle accorde son estime au plus hypocrite !

Alors, il éclata :

— Si, s’écria-t-il en faisant avec sa canne de grands moulinets, j’y entrerai dans ce monde qui ne veut pas de moi !… J’y entrerai de force, s’il le faut !

De nouveau il s’arrêta. Cette fois, une lueur sauvage brilla dans ses yeux, un rictus affreux contracta ses lèvres :

— Je le tiens, le moyen, murmura-t-il entre ses dents, et le plus beau moyen, puisque du même coup j’atteins mon but et je roule ce vieux Barnesse, ce sale Tartufe, qui me dégoûte !… Seulement, il faut que ça réussisse !…

Confiant en sa destinée, comme un homme que la fortune a toujours favorisé, il redressa orgueilleusement le front et dit :

— Pourquoi pas ?

iii

— Monsieur Barnesse, il paraît que vous avez des vins exquis chez vous ?

— Qui vous a dit cela ?

— Le duc de Valcerte lui-même.

— Ah bah ! fit le vieux, tout réjoui à la pensée que le duc avait trouvé bons ses vins.

— Eh bien, oui, continua-t-il, je vous l’avoue et je m’en flatte : ma cave est une des mieux montées.

— Et dire, soupira Jacques, que depuis cinq ans que j’ai le bonheur de vous connaître, vous ne m’avez pas encore invité à votre table.

— C’est que, voyez-vous, mon bon Jacques, je préfère dîner avec vous au restaurant : on y parle plus à l’aise.

Jacques se mordit les lèvres.

— C’est cela, pensa-t-il, je suis toujours l’homme d’affaires ! Mais je ne serai plus longtemps ton domestique, Barnesse ! J’en ai assez de courber l’échine : on me baise la main, c’est vrai, mais c’est pour mieux voir ce qu’il y a dedans, pour le prendre et puis après… retourne à la besogne, mon garçon !… Ah ! tu crois, vieux brigand, que cela durera indéfiniment ! Cochon ! Tu me paieras ça !

— Mais, reprit le vieillard, qui avait réfléchi, puisque vous avez envie de goûter mon vin, venez demain soir chez moi.

La physionomie de Jacques Dubanton s’éclaira à ces mots.

— Nous serons seuls, poursuivit Barnesse, et nous pourrons tout tranquillement déguster de bons crus : ma fille dîne chez des amis, le comte et la comtesse de Roesberg.

Jacques redressa la tête.

— Demain ? fit-il, comme hésitant. Non, je ne pourrai pas demain. Voulez-vous ce soir.

— Ce soir ? Voyons, je ne fais rien ce soir ? J’aurais préféré que ce fût demain, mais puisque vous ne pouvez pas. Eh bien ! soit, ce soir, si vous voulez.

— C’est entendu, se hâta de conclure Jacques. J’aurai ainsi le plaisir d’être enfin présenté à Mlle Jane, que l’on s’accorde à trouver ravissante.

— Allons, taisez-vous, flatteur. À ce soir. Et surtout tenez-vous bien devant ma fille et attention à ce que vous direz.

Une insulte de plus !…On lui rappelait que lui, homme de mauvaise compagnie, il allait être admis à manger en bonne société : en conséquence il devait s’observer.

Mais Jacques Dubanton ne se froissa pas : il était trop heureux et avait la tête trop pleine de beaux projets.

Il rentra pour s’habiller plus tôt que d’habitude. Il demeura près de deux heures dans son cabinet de toilette, tapissé d’étoffes chinoises aux éclatantes couleurs, imprégné de subtils parfums, et qui par son luxe ressemblait à celui d’une femme.

À maintes reprises, il se regarda dans une grande glace en forme de croissant de lune, supportée par deux dragons en bronze.

— Pourquoi, pensait-il, tout en promenant sur son visage le jet pulvérisé d’un vaporisateur, pourquoi ne serait-elle pas comme les autres. Les femmes n’ont-elles pas toutes les mêmes yeux !

Et il ajouta, après avoir examiné dans la glace son visage régulier, son front haut et dégagé, ses traits fins, ses yeux profonds et luisants, ses moustaches conquérantes et ses lèvres en feu :

— Diable ! La donzelle serait difficile ou ne s’y connaîtrait pas.

Un domestique vint le prévenir que la voiture était attelée. Il sortit en mettant ses gants. Il sifflotait. Rarement, même en ses plus beaux jours de conquête, il ne s’était senti d’aussi bonne humeur.

Mais quand la voiture s’arrêta boulevard Malesherbes, il lui sembla que son cœur battait, non plus de joie, mais comme de crainte. L’ambitieux garçon n’avait plus son assurance habituelle et deux fois dans le vestibule il trébucha. donc,

— Allons donc, se dit-il, est-ce que par hasard !… Suis-je bête !

Et s’étant débarrassé de son manteau que prit un valet de pied, il monta le grand escalier de marbre d’un pas assuré, crânement, la tête bien haute.

Mais quand il franchit le seuil du salon de M. Barnesse, quand il entendit son nom que jetait un domestique l’annonçant, son aplomb, qui n’était qu’affecté, disparut. Une émotion vague, mystérieuse et douce l’envahit, cette émotion que doit éprouver le prêtre en pénétrant dans l’enceinte sacrée interdite aux profanes. Sans doute, ce n’était pas encore le monde qu’il avait devant lui, mais c’en était quelque chose, comme le temple où il se réunissait. Les salles historiques ne conservent-elles pas toujours, aux yeux du visiteur, un peu de la majesté des grandes scènes qu’il devine s’y être déroulées.

D’ailleurs, la pièce dans laquelle Jacques venait de pénétrer était bien faite pour favoriser cette impression. Elle était immense et sombre, meublée d’après le style moyen âgeux. Une grande cheminée de pierre en décorait le fond. Il y avait quatre hautes fenêtres à vitraux, sur lesquels étaient représentés des chevaliers bardés de fer ou en tenue de Cour, de nobles dames coiffées de hennins infinis, ou des châtelaines sur de blanches haquenées, le faucon au poing, des saints à visages austères et des vierges en extase. Des sièges à grands dossiers sculptés étaient disséminés çà et là sur un tapis qui étouffait le bruit des pas. Au centre, une vaste table de chêne. Au plafond, couraient et s’entrecroisaient, à angle droit, d’épaisses solives peintes en rouge et en bleu foncés, et dans chacun des carrés qu’elles formaient étaient encastrées, vieil or et d’azur, les armoiries des preux dont les portraits en pied couvraient les murailles.

Jacques, dès le premier regard qu’il jeta dans cette salle, fut saisi par la sobre richesse de ce style classique, harmonieux, si différent de celui, criard, clinquant, tapageur, des appartements de femmes où il avait l’habitude de fréquenter.

Il se dirigea tout droit vers M. Barnesse qui, assis à la grande table, lisait des journaux. En face de lui, sa fille faisait de la broderie. Elle était blonde et pâle de teint. Elle avait de grands yeux bleus qu’ombrageaient de longs cils plus frêles que des fils de soie ; son visage avait la finesse d’une miniature et la régularité d’un camée antique. On eût dit, tant au premier abord elle semblait imprégnée d’un parfum de grâce mystique, que c’était une des vierges peintes sur les grands vitraux et les regards tout naturellement cherchaient parmi ses compagnes la place qu’elle occupait et d’où elle était descendue.

Le vieillard releva la tête, posa son lorgnon et son journal, et tendit la main à Jacques Dubanton.

— Vous êtes exact, mon cher ami.

Et se tournant vers la jeune fille, il ajouta :

— Jane, je te présente M. Dubanton.

Le jeune homme s’inclina jusqu’à terre et sourit le plus gracieusement qu’il pût. La jeune fille le regarda, répondit à peine par un coup de tête bref et, ayant baissé les yeux, elle continua de travailler.

— Ah ! diable !… pensa Jacques, elle a l’air un peu fier, la petite !… Mais fichtre ! elle est rudement jolie !

Il entama aussitôt la conversation qu’il fit bien vite glisser sur un sujet susceptible d’intéresser Mlle Barnesse. Il avait entendu dire qu’elle aimait les chevaux à la passion, qu’il n’y avait pas pour elle de bonheur comparable à celui de se sentir emporter à toute allure sur un cheval frémissant, de s’abandonner à lui en une course folle, désordonnée, pareille à celle de ces animaux fantastiques dont les chevaliers merveilleux se servaient en guise de montures.

Il lui dit qu’il possédait dans ses écuries un cheval dont la crinière et la queue balayaient le sol, dont la robe était comme son cœur, de feu, qui avait des jarrets d’acier, un coursier rapide des contrées mystérieuses du grand Prophète.

Mais il fut bientôt contraint de se reconnaître à soi-même qu’il manquait d’habileté ou qu’il n’avait pas de chance, car il n’obtint d’autre résultat que de faire rire le père Barnesse, qu’amusaient fort ses descriptions. Quant à la jeune fille, c’est à peine si elle l’écoutait.

Alors, il s’arrêta court, désorienté. Le beau parleur ne trouvait même plus ses mots à effets, ou plutôt il ne pouvait les servir.

En cette minute, il s’aperçut que son esprit était tout au plus bon à divertir les gens à la fin d’un souper, et le parvenu, impuissant, comprit la différence qui existe entre une cocotte qu’il suffit d’étonner et de faire rire, et, une jeune fille du monde qu’il faut d’abord gagner.

Mais l’habile homme se ressaisit aussitôt. Il se promit d’observer désormais.

On passa à table.

La salle à manger était du même style que le salon et presque pareillement meublée. Mais il n’y avait pas de portraits sur les murs qui disparaissaient sous de vieilles tapisseries, lesquelles racontaient toutes sortes d’histoires merveilleuses, des amours et des batailles ; découpées en certains endroits, elles dégageaient de petites portes étroites et très basses.

Une dame d’un certain âge, d’une physionomie et d’une distinction sévères, vint sans bruit prendre place à côté de Jane. Elle lui dit à mi-voix deux mots en anglais et n’ouvrit plus la bouche pendant tout le dîner.

Le repas fut copieux et terne, si ce n’est vers la fin, lorsque le vieux Barnesse fit apporter deux ou trois bouteilles de bon vin.

Mars alors, la jeune fille avec laquelle Jacques comptait s’entretenir dans la soirée, se leva, s’approcha de son père et, l’ayant embrassé :

— Je dois visiter les pauvres de M. le Curé demain matin de bonne heure, avec miss Dolly. Je vous demande la permission de me retirer.

— Va, va, ma fillette, répondit Barnesse en lui rendant son baiser, et pas fâché de la voir s’éloigner, afin de pouvoir, en toute liberté, laisser échapper les gauloiseries que ne manquent jamais d’inspirer les fumées du vieux vin français.

La jeune fille regarda Jacques, le salua d’un signe de tête, comme à son arrivée, et disparut derrière une portière, suivie de sa duègne.

— Allons, dit le vieux, maintenant nous sommes tranquilles, nous allons pouvoir rire un peu. Donnez-moi votre verre, Dubanton, que je vous fasse goûter de mon Château- Margaux 77.

Et tout en lui versant délicatement du vin :

— N’est-ce pas qu’elle est gentille, ma Janette !

— Adorable ! On ne m’avait pas trompé.

— Tenez, maintenant, je vais vous donner du Clos-Vougeot 87. Vous m’en direz des nouvelles !

Barnesse, qui avait déjà dégusté trois ou quatre petits verres et qui était émoustillé, continua en se frottant les mains :

— Bientôt, il s’agira de la marier !

— Ha ! ha ! fit Jacques qui tendit l’oreille.

— Et ce ne sont pas les prétendants qui manqueront !

— Sûr !

— Prenez donc encore un peu de Clos. Ah ! certes, les prétendants ne manqueront pas ! Jolie comme elle est ! Un vrai mets de roi !

— C’est dommage qu’il n’y ait plus de rois en France, répondit Jacques en ricanant.

— Possible qu’il n’y ait plus de rois, s’exclama le vieillard, en se caressant la barbe et en souriant amoureusement au verre qu’il tenait délicatement entre deux doigts, à hauteur de ses yeux. Possible ! Dubanton, mais il y a des ducs !

— Des ducs ? se répéta Jacques en fronçant les sourcils. Que veut-il dire ?

Et tout à coup sa physionomie s’éclaira.

— Ho ! ho pensa-t-il, je comprends ! Je vois maintenant clair dans son jeu. Bigre ! Vous visez haut, Monsieur Barnesse. Malheureusement vous n’êtes qu’un usurier et si vous l’oubliez, d’autres le savent et pourront vous le rappeler au bon moment.

— Allons, disait Barnesse, encore un peu de mon excellent Clos.

Joyeusement, le jeune homme lui tendit son verre et quand il fut plein :

— À la santé de votre fille, Monsieur Barnesse, et à son prochain mariage !

— Et à son prochain mariage ! répéta le vieux, qui avait le visage empourpré comme celui d’un Bacchus.

Pour terminer gaiement la soirée, ils décidèrent d’aller faire un tour aux Folies-Bergère. Il y avait représentation de gala. Les loges, pareilles à des corbeilles de fleurs, étaient parées des plus jolies femmes de Paris, mais Jacques n’en remarqua aucune : il ne s’aperçut même pas des œillades qui s’adressaient à lui. Il était tout à son idée, il la mûrissait. Ce soir-là, quand il rentra chez lui, sa physionomie rayonnait de joie et il s’écria :

— Allons, allons !… La soirée s’est terminée mieux qu’elle n’avait commencé. Je n’ai décidément pas perdu mon temps et mes affaires sont en bonne voie !…

IV

Jacques Dubanton n’avait rien moins imaginé que de séduire Jane Barnesse.

— Si je lui plais, pensait le rusé personnage, son père sera bien forcé de m’accepter pour gendre. Oserait-il jamais refuser de donner à sa fille le mari qu’elle convoiterait et qu’elle choisirait ? Les caprices de cette petite ne sont-ils pas toute la volonté du vieux ? D’ailleurs, une contrariété en matière d’amour pourrait être mortelle pour la jeune fille : son cœur n’est déjà pas si solide et le vieillard le sait trop bien pour l’oublier jamais.

Ainsi pensait le jeune misérable. Il escomptait, pesait, supputait toutes les chances de succès qu’il avait dans son jeu et qui, toutes, reposaient sur la naïveté et la faiblesse physique d’une jeune fille, sur la faiblesse morale et l’affection d’un père pour son enfant.

« Toute la question, se résumait-il, est donc de séduire Jane Barnesse ». Et il se frottait les mains, ne doutant pas d’y réussir. Y avait-il une femme qui fut capable de lui résister, à lui, le héros brillant de tant d’aventures galantes. Toute femme sur laquelle il avait jeté son dévolu était à lui.

À dire vrai, cette confiance en soi et cette superbe assurance avaient été un peu ébranlées par l’attitude de Jane Barnesse. Était-elle fière ? Sa manière de saluer, de regarder, le fait de ne point prendre part à la conversation, semblaient l’indiquer. N’était-ce que de la froideur ? L’indifférence avec laquelle elle avait accueilli les politesses de Jacques permettait de le supposer. Fierté ou froideur n’était faite, ni l’une ni l’autre, pour faciliter la tâche du jeune homme, qui, peut-être, se fût sur-le-champ découragé et eût abandonné ses projets, si, après avoir réfléchi, il n’avait estimé qu’il était fou de s’alarmer : la fierté ou la froideur apparente de Jane ne devait être en réalité que de la timidité ; or, une jeune fille timide est plus sensible souvent et plus facile à ensorceler que la plupart de ces flirteuses rusées qui, pour avoir l’air tout en surface, n’en sont pas moins impénétrables. Mais Jacques, profond observateur et fin psychologue, dédaigna cette traduction du caractère de Jane, traduction qui lui parut défectueuse. En effet, la jeune fille, bien que sortant peu dans le monde, avait l’habitude du monde : c’était elle qui, dans les salons du boulevard Malesherbes, remplaçait la maîtresse de maison, et l’on s’accordait à louer la grâce et l’amabilité avec lesquelles elle recevait, ainsi que sa conversation, son entrain et son esprit. Donc, pensa Jacques, je ne puis raisonnablement mettre sa réserve à mon égard sur le compte de la timidité. À quoi donc l’attribuer ?

— Bah ! fit-il, de quoi vais-je maintenant m’effrayer !… De ce qu’une jeune fille n’est pas aussi ouverte avec un étranger qu’avec les gens qu’elle fréquente ! N’est-ce pas tout naturel. Peu à peu, elle s’habituera à moi et deviendra moins farouche. Et puis, il n’est pas impossible qu’elle mette une certaine coquetterie à paraître discrète, réservée, timide même, et cela prouve qu’elle a de l’esprit, voilà tout !… Peut-être même…

Et le vaniteux intrigant s’expliqua définitivement l’attitude de Jane Barnesse par l’effet qu’il lui avait produit, par le trouble qu’il lui avait causé.

Quant à la rivalité du jeune duc, Jacques ne la redoutait nullement. Il était possible, après tout, pensait le jeune homme, que Jane Barnesse ne devînt pas sa femme ; mais à coup sûr, elle ne serait jamais celle du duc de Valcerte. « Ne possédé-je pas des preuves irrécusables établissant le honteux commerce auquel se livre Barnesse ? Ne suis-je pas dans tous les secrets de ses combinaisons ? Ne puis-je pas, quand bon me semblera, les divulguer ? Il me suffira de parler, d’accuser et de prouver. »

Toutefois, son intention était de n’user de cette arme dangereuse qu’à la dernière extrémité. Il eût été peu politique de sa part de couler Barnesse, sans raison. En effet, Barnesse était pour lui la seule entrée possible dans le monde : il devait donc le ménager aux yeux de tous ; s’il le déshonorait, par le fait même il s’interdisait de pénétrer dans le monde, dans ce monde, unique rêve désormais de sa pantagruélique ambition. En cas d’échec seulement et pour se venger, il empêcherait le mariage de Jane avec le duc de Valcerte en rendant publics certains détails de la vie de Barnesse qu’on ignorait. Pour le moment, sa ligne de conduite était ainsi tracée : séduire la fille, l’épouser et entrer dans la haute société par la grande porte de l’église.

Et Jacques Dubanton se réjouissait.

Il se réjouissait trop vite. Il avait oublié à qui il avait affaire. Le vieux Barnesse, soit qu’il fût peu soucieux d’avoir son associé pour commensal, soit qu’il eût flairé un piège, n’invita plus le jeune homme chez lui.

— Maintenant qu’il a goûté mon vin et qu’il l’a trouvé bon, se disait-il, qu’il me fiche la paix !

Le loup vorace était aux prises avec un renard madré.

Les jours passèrent, les semaines, les mois. Jacques attendait toujours une invitation, quelquefois même la provoquait habilement. Sa patience et ses efforts furent vains. Cette contrariété, qu’il n’avait pas prévue, ne fit d’ailleurs qu’affirmer son projet en aiguisant sa rage.

Un jour, comme il demandait à Barnesse des nouvelles de Jane, le vieux lui répondit :

— Elle va bien, je vous remercie. Toujours très occupées, vous savez, les jeunes filles de notre monde !…

Et, en disant ces mots, il cligna malignement les yeux et regarda le jeune homme. C’était jouer avec le feu, allumer une poudrière qui depuis longtemps ne demandait qu’à sauter.

Jacques crispa ses doigts, au point que ses ongles lui entrèrent dans la chair. Il allait éclater, il se contint.

— La vengeance est un plat qui se mange froid, pensa-t-il. Mais vous ne perdrez pas pour attendre, Monsieur le député. Votre monde !… Ha ! ha ! Peut-être n’y entrerai-je jamais, dans ton monde ! Tout ce que je sais, c’est que je t’entraînerai avec moi dans la boue qui doit nous être commune ! Puisque c’est par l’ironie et le mépris que tu me traites, tu verras comment je te répondrai.

Il rentra aussitôt chez lui, ne prit pas le temps de retirer son pardessus ni son chapeau, ouvrit le tiroir d’un secrétaire et en tira un volumineux dossier, à couverture jaune, sur laquelle était écrit en gros caractères : Petites affaires pas très propres de sa Majesté Barnesse Ier, roi des filous.

Et tout en feuilletant le dossier d’une main fiévreuse et tremblante de rage, il se parlait à lui-même, à haute voix :

— Voilà quelques feuilles de papier qui valent cher. Pour avoir le plaisir de les voir flamber dans sa cheminée, je connais quelqu’un qui offrirait pas mal d’argent ! Je les ai réunies, classées : je les tenais en réserve — on ne sait jamais ce qui peut arriver. — Je me félicite aujourd’hui de posséder une si précieuse collection de documents inédits et, sans plus tarder, je vais mettre en circulation tous ces petits papiers. Nous verrons bien alors la tête que fera cet honorable M. Barnesse, comme on l’appelle à la Chambre, et celui de nous deux qui rira le dernier et le plus fort !

Les traits de son visage étaient contractés, ses yeux étincelaient, ses lèvres frémissaient de colère.

Il avait mis le dossier dans sa poche et se disposait à sortir, décidé à mettre à exécution ses terribles menaces, quand un domestique entra et lui dit :

— Monsieur, il y a dans l’antichambre un prêtre qui demande à parler à Monsieur. C’est pour affaire très urgente.

— Un prêtre, s’exclama en riant Jacques, mis en bonne humeur par ses préparatifs de vengeance et la certitude du succès. J’ai coutume de recevoir des jupes, mais je prends Dieu à témoin que c’est la première fois qu’il en passe une de ce drap par ici ! Que me veut ce brave abbé, peut-être me donner l’absolution ? Non, ce doit être une blague ! Je parie que c’est Crapulet qui s’est déguisé en homme noir. Mais voyons toujours. Faites entrer l’ecclésiastique.

Dans l’entrebâillement de la porte parut alors un vieillard en soutane : sa figure était épaisse et rouge. Il semblait inquiet, agité même, et tournait, entre ses doigts courts et gros, son chapeau de feutre à longs poils.

Jacques salua le visiteur et, l’ayant examiné, fronça les sourcils, comme s’il cherchait à rassembler des souvenirs épars, lointains, très lointains, presque effacés. Cet homme ne lui était pas inconnu. Il l’avait vu autrefois, certainement, mais il lui eût été impossible de dire ni où ni quand.

Cependant un sourire venait d’illuminer le visage de l’ecclésiastique.

— Tu ne me reconnais donc pas, fit-il, Jacques, mon Jacques !…

Le jeune homme porta machinalement la main à son front, pâlit et dut, pour ne pas choir à la renverse, s’appuyer au dossier d’une chaise : il venait de reconnaître le curé de son village.

— Vous !… Ici !

Ce fut tout ce qu’il put articuler.

— Cela t’étonne, dit le prêtre. Je le comprends.

Le vieillard, en disant cela, jeta sur la pièce un regard circulaire.

— Quel luxe ! mon pauvre enfant ! Évidemment ma place n’est pas ici. Je me suis informé, avant que d’entrer, si tu étais seul. Je sais qui tu fréquentes. Quand j’ai été sûr, alors… D’ailleurs, je serais venu quand même !

Le visage de Jacques Dubanton, qui peu à peu s’était rasséréné, s’assombrit à ces derniers mots.

— Vous avez donc, notre curé, demanda-t-il, quelque chose de bien important à me dire ?

— Je viens à Paris tout exprès pour te voir, moi qui ne voyage jamais. Je suis allé d’abord à la pension Adélaïde. On ignorait ou l’on feignait d’ignorer ce que tu es devenu. Je me suis mis en campagne et, la Providence aidant, j’ai retrouvé ta trace et… j’en ai appris de belles sur ton compte ! Hélas ! Ce luxe qui t’entoure me dit bien qu’on n’a point menti. Mais passons : ce n’est pas le moment.

— Oui, abrégez. Qu’avez-vous à m’apprendre ?

— Que ton père, malheureux enfant, que ton pauvre père, qui depuis quatre ans dépérissait tous les jours, n’en a plus pour quarante-huit heures à vivre, qu’il meurt, le pauvre bonhomme, tué par le chagrin que lui a causé ta conduite !

— Vous dites !…

— Que je lui ai donné l’extrème-onction, hier soir, qu’il t’appelle, qu’il te réclame, qu’il se débat contre la mort qui l’étreint, pour avoir le temps de te voir, qu’il ne veut pas partir sans t’embrasser !… Comprends-tu bien maintenant pourquoi je suis venu !

— Papa !

Ce cri-là, déchirant, était parti du cœur, et Jacques, s’effondrant sur un fauteuil, le visage dans les mains, éclata en sanglots.

— À la bonne heure ! s’écria le curé. Je craignais tant… j’avais si peur !… Ah ! Dieu soit loué !… Tiens, ça va mieux, vois-tu, depuis que je t’ai entendu dire ce mot-là !… Et comme tu l’as dit !… Viens, mon fieu, viens dans mes bras !… Tu l’aimes donc encore, ton père !…

Depuis quatre ans, emporté dans le tourbillon de la vie parisienne, Jacques avait oublié sa famille. Il lui était bien arrivé quelquefois de sentir au cœur comme la morsure d’un remords, mais cette douleur avait toujours été brève, étouffée, aussitôt que née, par l’agitation ambiante. Peu à peu, l’oubli s’était fait, qui avait enseveli jusqu’aux moindres souvenirs du passé. Et tout à coup, voilà qu’un événement cruel brisait brutalement le rêve où il était plongé, le rappelait à la réalité. On venait lui dire que son père était mourant, qu’il était le meurtrier de son père. La vérité, qu’il avait écartée de lui, se dressait tout d’un coup devant ses yeux, dans toute son horreur. Sa conscience s’était émoussée, mais son cœur était resté intact.

— Allons, fit le curé qui l’avait relevé, viens ! Nous allons partir : il y a un train dans une heure. Si nous pouvons le prendre, le bonhomme te verra peut-être. Mais il n’y a pas de temps à perdre.

— Et maman ? interrogea le jeune homme.

— Ta pauvre mère aussi, tu l’as bien fait souffrir. Elle est malade, mais elle sera si contente de te revoir, que la santé lui reviendra. Oh ! que je suis donc heureux !… Tu comprends, je leur ai promis de te ramener, et je te ramène !

Et le bon vieux prêtre, à son tour, laissa échapper de grosses larmes, qui tombaient une à une, tout le long de sa soutane rapée.

Jacques donna l’ordre à son domestique de faire sa valise. Quelques instants après, il disait au curé :

— Allons, l’abbé, je suis prêt. Nous partons ?

— Qu’est-ce donc que tu as de si gros dans ta poche ?

Jacques regarda et reconnut le dossier Barnesse. Il ouvrit le tiroir de son secrétaire, y jeta négligemment la liasse, et murmura :

— Je n’ai plus le cœur à cette sale besogne !

V

Un dernier rayon de soleil pénétrait dans la pièce par la fenêtre aux rideaux blancs soulevés.

Dans un lit de chêne, un homme était étendu, un vieillard : il était presque aussi blanc que le drap qui lui montait jusqu’au menton, comme un linceul. Les os de son visage saillaient affreusement ses mâchoires, ses pommettes et ses tempes ; sa peau était parcheminée ; ses yeux fermés, tout au fond des orbites, paraissaient tout petits. On eût pensé que c’était un cadavre, si, de temps à autre, sa poitrine décharnée ne se fût soulevée et si, de ses lèvres exsangues, ouvertes et laissant voir les dents, ne se fût échappé, à intervalles réguliers, un faible gémissement.

Au pied du lit, une femme était agenouillée, le visage dans ses mains. Sur une table, brûlait un cierge, aux trois quarts consumé. Il y avait aussi un crucifix d’argent et une soucoupe de porcelaine, avec quelques gouttes d’eau bénite, où trempait le bout d’un rameau de buis.

Le silence régnait, mortel, dans cette chambre, où rôdait la mort.

Soudain, la porte de bois cria en tournant brusquement sur ses gonds. Jacques parut, suivi du curé.

Le jeune homme s’avança vers le lit, releva la femme qui priait et qui, tant elle était absorbée, ne l’avait pas entendu. Il l’étreignit dans ses bras et la couvrit de larmes.

— Maman !

— Mon fils !

Ces deux mots s’échappèrent simultanément. Puis, de son doigt tremblant, la vieille désigna le moribond.

Jacques le regarda ; ses yeux, qui étaient pleins de larmes, se séchèrent subitement, devinrent hagards et, d’une voix étranglée, il demanda :

— C’est fini ?

Un gémissement lui répondit.

Alors, Jacques, relevant délicatement le drap, prit la main décharnée qui gisait, inerte, le long du corps et il l’approcha, en tremblant, de ses lèvres.

Cependant le vieillard s’était recroquevillé. Les couvertures dessinaient ses genoux, plus élevés maintenant que sa tête, pourtant appuyée sur deux gros oreillers. La mort arrivait, s’emparait peu à peu de ce corps, lui donnait ces apparences, ces formes, qui, de tout temps, ont fait frémir les vivants, les plus courageux même.

— Père Dubanton, dit alors le curé, qui s’était approché du lit, c’est votre fieu, votre bon fieu, qui vient vous embrasser avant que vous ne partiez pour le ciel.

Le vieillard entr’ouvrit les yeux.

— Mon fieu ! répéta-t-il.

— Oui, c’est Jacques.

— Ah !…

Et il referma les yeux.

Jacques éclata en sanglots :

— Il ne me reconnaîtra plus ! C’est fini ! Et moi qui venais chercher son pardon !…

— Ne te désole pas, fit le curé. Le bon Dieu permet souvent qu’à la dernière minute le mourant reprenne sa lucidité. J’ai souvent vu cela, moi, et j’en ai vu, de pauvres gens trépasser.

Mais Jacques ne l’écoutait pas.

— C’est le châtiment du ciel ! Dieu me refuse le pardon de mon père !

La mère Dubanton venait de saisir son fils par le bras :

Jacques, s’écria-t-elle, effarée, vois donc comme il te regarde !…

En effet, le moribond avait les yeux grands ouverts et les fixaient sur le jeune homme. Celui-ci, glacé de terreur par ce regard fixe et terne, qui semblait ne pas voir, ou voir trop loin, ce regard de l’autre monde, se cacha les yeux avec ses deux mains.

Mais le visage du vieux venait de s’éclairer :

— C’est toi, fit-il. C’est toi ! Ah ! t’es un brave garçon !… J’avais si peur de ne point te revoir.

— Mon père ! s’écria Jacques, et il se jeta au pied du lit.

— T’es un brave garçon ! répéta le vieux.

Quelques minutes s’écoulèrent dans un profond silence. Le curé le rompit :

— Père Dubanton, dit-il, Jacques qui reconnait ses fautes et qui s’en repent, veut avoir votre pardon et votre bénédiction.

Le vieux sourit. Il étendit, en tremblant, la main.

La mère et le curé, à l’exemple de Jacques, s’étaient agenouillés. Des courlis passèrent sur la maison, jetant leur cri funèbre. Alors, la bouche du moribond s’entr’ouvrit :

— Je… te…

Sa main retomba, inerte, sur le front du jeune homme ; le vieillard était mort, et la mort avait achevé le geste de pardon qu’il avait ébauché.

VI

Le soleil étincelait dans un ciel d’azur, un soleil qui dardait sur le sol nu des rayons de plomb. Les cigales babillardes emplissaient l’air en feu de leur chanson stridente. Sur la grand’route, qui, blanche et droite, filait à travers la plaine dénudée, jusqu’au village, une vieille femme s’acheminait péniblement, appuyée sur l’épaule d’un beau et grand jeune homme, qui paraissait la traiter avec toutes sortes d’égards.

Et celui-ci, tout en évitant les cailloux de la route, disait à la vieille qui branlait la tête :

— Ma chère maman, je sais maintenant la valeur d’une affection comme la tienne. J’ai vécu trop longtemps dans un monde où tout n’est que calcul et mensonge, où l’homme est trop habitué à se défier de celui qu’il rencontre pour jamais s’abandonner à lui. Oh ! si tu savais comme cela fait du bien ; comme c’est bon, après avoir tenu son cœur fermé pendant des années, de le rouvrir enfin, de le rouvrir à celle qui, en dépit de tout, aime et pardonne, à sa mère. J’avais cru être heureux, mais je vois bien que je m’étais trompé, aujourd’hui que j’ai le véritable bonheur. Heureux !… Est-il bien vrai que je le suis, heureux !… Mon bonheur, si grand qu’il soit, je l’ai payé trop cher pour qu’il puisse être pur, pour qu’il ne s’y mêle pas l’amertume du remords…

Ses yeux s’emplirent de larmes et il murmura :

— Il manque quelqu’un pour le partager !

Et, plus bas encore, il ajouta :

— Mon pauvre père ! Dire que c’est moi qui l’ai tué !

La vieille souriait. Elle dit :

— Ne pleure pas, mon fieu. Ton père n’est pas ici, mais il assiste à notre joie, il partage là-haut notre félicité, sois en bien sûr, et regrette seulement que nous ne partagions pas la sienne.

— Puisses-tu dire vrai, répondit tristement celui qu’avaient, à son insu, ébranlé les théories et les exemples des Crapulets au milieu desquels il avait vécu.

— En douterais-tu ? fit la vieille effrayée.

— Non pas ! répondit Jacques vivement, mais sans conviction.

Et il reprit, abandonnant un sujet qu’il lui était douloureux d’approfondir :

— Ce qui est certain, c’est que désormais, ma chère maman, je ne te quitterai plus. Nous vivrons ensemble. Je suis fort, je suis bien portant, en un mot j’ai tout ce qu’il faut pour diriger tes hommes et m’adonner moi-même aux travaux de la terre. Entre mes mains, la ferme rapportera cent pour cent !

La vieille sourit :

— Tu n’as point changé, mon Jacquot : toujours ambitieux !

— Peut-être ! Mais avant d’être un bon fermier, je serai un bon fils. Tu verras, ma bonne maman, comme je te soignerai bien.

— Que j’aime à t’entendre parler ainsi !

Et Jacques, chez lequel s’agitait toujours, même aux heures les plus calmes de sa vie, le désir tumultueux de faire plus et de faire mieux, après avoir dans son imagination décuplé les revenus de la ferme, la voulait maintenant reconstruire :

— À côté de la chaumière, qui n’est pas assez confortable pour toi, je ferai bâtir une maison où tu seras…

La mère Dubanton d’un geste d’effroi l’avait arrêté :

— Non point, non point ! garde-t’en bien, mon fieu. J’ai passé la plus grande et la meilleure partie de ma vie dans la chaumière : j’entends y mourir comme ton pauvre père. Ce n’est pas à notre âge, vois-tu bien, sur le bord de la tombe, qu’on s’avise de construire.

— Il sera fait selon ta volonté, ma bonne mère.

Elle s’arrêta, parce que la chaleur était accablante et que la route était longue, mais elle reprit bien vite sa marche interrompue.

— Allons, allons ! dit-elle. N’oublions pas que nous avons encore une demi-lieue d’ici à l’église. Et dame ! je ne marche pas vite. Mais j’arriverai quand même à temps pour mettre mon cierge à la Bonne Vierge.

Jacques sourit.

— Le cierge quotidien, reprit la vieille, que j’ai promis de brûler à son autel, si mon fils revenait.

VII

Il y a entre l’homme qui mène une existence folle et dissipée et celui qui pratique la vie calme et paisible de la famille, la différence qui existe entre un morphinomane et un être sain et vigoureux . Le premier éprouve des jouissances indéfinissables, dont la plus grande est peut-être d’oublier tout, jusqu’à soi-même. Le second est heureux de vivre, heureux d’être et non de rêver. Ses joies, moins violentes, sont cependant préférables parce qu’elles sont vraies et naturelles.

Mais là s’arrête le parallèle que l’on peut établir entre le morphinomane et le débauché. En effet, supposez que le morphinomane, s’apercevant un jour que sa vie n’est qu’un songe, tente de revenir à la réalité. Quel est alors son réveil ? Il voit son corps qui tombe en pourriture, il frémit d’horreur, ses os claquent et il demande la mort au poison auquel il avait demandé la vie. Le débauché au contraire, s’il a encore l’énergie de jeter le manteau de folie dont il s’était couvert, s’il lui est accordé, grâce à un heureux accident quelconque, de revenir au foyer qu’il avait déserté, y retrouve la félicité dont il se riait. Ses yeux versent des larmes de repentir et de joie, et il jouit d’autant plus du calme et du bonheur qu’il a connu la tempête.

La vie n’est qu’une série ininterrompue de contrastes, sans lesquels nous ne serions jamais heureux ni malheureux. Nos meilleures jouissances, nous ne les éprouvons qu’après les heures de tristesse et de douleur, et elles sont d’autant plus vives qu’ont été plus vives la tristesse et la douleur qui les ont précédées.

— Le soleil ne brille que pour nous mieux faire comprendre l’horreur des ténèbres, et la gaieté du blanc n’a pour but que de faire ressortir toute la tristesse du noir ». — Jacques n’avait pas été malheureux, puisque la fortune n’avait jamais cessé de lui sourire, mais l’ambition qu’il servait ne l’avait pas un instant laissé en repos, et c’est pourquoi, bien qu’il ne fût pas d’une nature paisible — tant s’en faut — il goûtait la paix, par contraste.

Et puis aussi il comprenait aujourd’hui, dans le repos et le calme de la nature, il comprenait ce qu’avait de honteux l’existence qu’il avait menée. Il semble que l’atmosphère des villes ne soit point pareille à celle des campagnes, et que dans celle-ci, plus pure et plus limpide, les pensées en s’envolant se purifient. Que de fois, à la vue des forêts qui s’étendent, drapées dans leur majesté d’émeraude, à la vue des plaines infinies où le regard se perd, à la vue de la mer immense dont la vague acharnée hurle sans relâche, que de fois devant ces spectacles magnifiques, notre cœur, comme enivré d’espace, s’est dilaté ! Avec une sorte d’effroi, nous avons été tout à coup frappés de la vanité et de la vilenie de nos actions, de nos efforts et de leur but, et nous nous sommes alors écriés, en levant nos bras vers l’azur du ciel, que dérobent à nos yeux de citadins les toits et les fumées de nos villes : Cela seul est beau !… Cela seul est grand !…

Ainsi pensait Jacques. Son passé maintenant, quand il s’y reportait, lui soulevait le cœur de dégoût et il éprouvait le besoin impérieux de se retremper l’âme.

Si la vanité des « grands » succès, qu’il avait remportés, le faisait maintenant sourire de pitié, les moindres incidents de sa vie nouvelle le touchaient et l’attendrissaient. Il ressentait en la société de sa mère une félicité qu’il ne se rappelait pas avoir jamais eue, durant sa première jeunesse. Le baiser qu’il déposait sur les joues ridées de la vieille, celui qu’elle lui rendait, la moindre parole, le moindre geste, tous ces menus témoignages d’une affection simple et pure, lui remplissaient l’âme d’une joie incomparable. Sans doute, il avait déjà, autrefois, goûté les joies de la famille, mais jamais avec une telle intensité.

Un soir, qu’assis au milieu de la lande, la tête appuyée sur les mains, il laissait errer sa pensée dans la mélancolie du crépuscule, des vers qu’il savait par cœur lui revinrent à la mémoire. Il les avait dits bien souvent, soit après quelque joyeux souper, à l’heure où tombe, comme la brume après un beau jour, la mélancolie, soit à quelque sentimentale maîtresse et pour occuper les loisirs de l’amour. Et toujours ils lui avaient charmé l’oreille et l’esprit. Or, il fut tout étonné en les récitant cette fois, devant le décor splendide de la nature grandiose dans son calme sévère, loin des hommes, loin de leurs vaines agitations, loin du tumulte des foules, il fut tout étonné d’éprouver une émotion encore inconnue. Cette fois, ce n’était plus seulement à son oreille, à son esprit que ces vers s’adressaient ; ce fut son cœur qui vibra sous un souffle nouveau, quand ces paroles, s’échappant de ses lèvres, tombèrent, harmonieuses, dans la nuit grandissant :

Lorsqu’au déclin du jour, assis sur la bruyère,
Avec un vieil ami, tu bois en liberté,
Dis-moi, d’aussi bon cœur lèverais-tu ton verre,
Si tu n’avais appris le prix de la gaieté ?

Aimerais-tu les fleurs, les prés et la verdure,
Les sonnets de Pétrarque et le chant des oiseaux,
Michel-Ange et les arts, Shakespeare et la nature,
Si tu n’y retrouvais quelques anciens sanglots !

Comprendrais-tu des cieux l’ineffable harmonie,
Le silence des nuits, le murmure des flots,
Si quelque part, là-bas, la fièvre et l’insomnie,
Ne t’avaient fait songer à l’éternel repos.

Des larmes, mais des larmes d’une douceur infinie, lui jaillirent des yeux. Il les avait enfin compris, ces vers immortels du poète des Nuits : il les avait enfin compris, parce qu’il avait vécu, parce qu’il avait souffert, parce qu’il avait pleuré !

Debout dès l’aube, Jacques se rendait aux champs avec les gens de la ferme. Il les dirigeait et les aidait. Il ne revenait à la maison qu’à l’heure de la soupe, ayant grand faim et tout joyeux. Il embrassait sa mère et l’on se mettait à table, maîtres et serviteurs.

Quelquefois aussi, et pour se distraire, il décrochait son fusil et partait à la chasse. Que de souvenirs d’enfance il cueillait alors dans ses promenades à travers champs ! Tout le passé, le passé heureux, lui revenait à l’esprit. Il lui semblait seulement qu’il avait fait un mauvais songe, d’où il était sorti.

Le soir, après le souper, le jeune homme prenait dans une armoire un gros livre relié en parchemin jauni. C’était un livre d’heures. Il lisait à haute voix, tandis que la vieille mère raccommodait le linge. À la vérité, il ne lisait que pour elle, car il avait peu de goût pour ces lectures spirituelles. Peu à peu, cependant, il s’y habitua, et l’intérêt qu’il apportait alors dans ces lectures saintes était si grand, qu’elles se prolongeaient parfois jusqu’à une heure fort avancée de la soirée. Il oubliait sa fatigue et lisait toujours. La vieille s’endormait, souriante, sur son ouvrage, et la chute du dé ou des ciseaux rappelait au jeune homme qu’il fallait se coucher.

Cinq mois s’écoulèrent ainsi, cinq mois de paix et de bonheur.

Hélas ! On dirait qu’en ce bas monde, la félicité ne s’épanouit que pour se flétrir aussitôt.

Un matin, Jacques fut tout étonné de ne point voir sa mère qui, comme lui, se levait aux premiers rayons du jour. Il entra dans sa chambre. Il trouva la vieille, dans son lit, les mains jointes, dormant le grand sommeil et semblant sourire au ciel qu’elle regardait.

Il lui ferma les yeux.

Semblable au lierre que l’on a détaché du chêne, le jeune homme, qui venait de perdre en sa mère son unique soutien et sa seule affection, dépérit rapidement. Il sentit peu à peu son cœur se refermer. Il n’éprouvait plus maintenant aucune des jouissances qui, quelques jours auparavant, faisaient toute sa félicité. Il devint indifférent à tout ce qui l’entourait.

Après tout, cela pouvait n’être que de la tristesse et passer avec elle. Mais il advint quelque chose de plus grave, qui devait décourager Dubanton. Les paysans l’avaient épargné, tant qu’avait vécu sa mère et par affection pour elle. À peine fut-elle enterrée, qu’ils devinrent hostiles à Jacques et lui tournèrent le dos. Ce jeune garçon aux allures élégantes qui jouait au gentilhomme campagnard, ce « Monsieur » de la ville sur le compte duquel courait dans le pays plus d’un bruit fâcheux, ne leur inspirait ni sympathie ni confiance. Il avait peu habité la contrée, il avait été élevé comme un fils de famille, il en avait pris le genre et les manières, bref les vieilles blouses ne le considéraient point comme des leurs et ne permettaient pas à leurs enfants de le fréquenter.

Jacques comprit que, dans ces conditions, il lui était impossible de vivre, seul, dans ce pays perdu au milieu de la Sologne.

Il régla donc au plus vite ses affaires de succession, et prit le train pour Paris. Il nourrissait de sains projets. Toute la fortune qu’il avait si mal acquise, il la donnerait aux pauvres et vivrait des rentes que lui rapportait la ferme entre les mains d’un fermier auquel il l’avait louée avant de partir. Il chercherait une occupation honorable et ne reverrait plus aucun de ses amis d’autrefois.

Malheureusement, il était de ceux, pleins d’ambition et faibles de caractère, pour lesquels l’atmosphère de Paris est mortelle. À peine eut-il mis le pied sur l’asphalte des boulevards que la fièvre de la foule le gagna, il fut pris de vertige. À la première vitrine qu’il aperçut, remplie de bijoux étincelants, son œil s’alluma de convoitise ; au premier équipage qui l’éclaboussa, sa vanité le mordit au cœur ; à la première femme un peu bien tournée qui passa devant lui, froufroutante, dans une vague de parfum, il perdit la tête. Il se rappela qu’il avait eu tout cela, autrefois, il se dit qu’il pouvait l’avoir encore. La vanité qu’il croyait desséchée soudain se mit à bouillonner dans son cœur, gonfla, déborda et se répandit par toutes ses veines, comme une lave en fusion. Le Jacques Dubanton d’hier, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, et par ce seul fait qu’il avait changé de milieu, était redevenu celui d’autrefois.

VIII

Avant de quitter la Sologne et de prendre le train qui devait le porter à Paris, Jacques, nous l’avons dit, s’était juré de ne revoir aucun des personnages qui avaient joué un rôle dans sa triste vie.

Il n’était pas à Paris depuis huit jours, qu’il sonnait à la porte de M. Barnesse. Certes, il était bien décidé à ne plus employer les moyens honteux dont il s’était servi pour faire fortune. Et pourtant, quelque chose d’instinctif et de fatal le poussait chez l’usurier : il avait comme vaguement conscience que là était sa destinée.

— Je ne ferai plus d’usure, se disait-il, c’est entendu, mais ce vieux Barnesse a plus d’une corde à son arc. Pourquoi ne me ferait-il pas gagner d’argent d’une manière honnête ?

Il n’eut pas le courage d’analyser plus précisément le sentiment qui, en cette minute, le faisait agir, sans quoi il aurait compris ceci : son ambition venait de se réveiller, ardente et affamée, et il était décidé à tout pour la satisfaire.

Dès qu’il eut franchi le seuil de l’hôtel du député, il entendit la voix de Jane Barnesse. Elle chantait dans le salon, en s’accompagnant au piano.

Jacques se souvint ; ses anciens projets lui revinrent à la mémoire : il les trouva magnifiques.

Sans hésiter, il ouvrit la porte et entra.

Au bruit qu’il fit, la jeune fille tourna la tête.

— Oh ! pardon, mademoiselle, fit Jacques feignant de l’avoir dérangée par mégarde. J’allais voir Monsieur votre père dans son cabinet, et croyant ne rencontrer personne, je m’étais permis de traverser le salon.

La jeune fille sourit et il s’inclina.

Jacques Dubanton était bien décidé à ne pas laisser échapper une si brillante occasion d’entrer en matière.

— J’espère, Mademoiselle, continua-t-il, que vous ne m’en voudrez pas de vous avoir interrompue.

— Aucunement, Monsieur.

— Et la meilleure preuve que vous m’en puissiez donner, celle que vous m’allez donner, c’est de reprendre votre chant.

Elle rougit.

— Oh ! vous voulez rire, Monsieur !… Je chante si mal.

— Il ne vous sied pas d’être modeste, Mademoiselle.

— Vous êtes un flatteur.

— Je suis sincère.

— Vous ne m’avez jamais entendue !…

— La réputation n’a-t-elle pas des ailes. Allons, faites-moi ce plaisir ou je demeurerai persuadé que vous me tenez rigueur de vous avoir troublée, — ce dont je serais au désespoir.

— Mais… vous serez indulgent ?

— On n’est indulgent qu’avec les gens médiocres.

Elle se remit à jouer et chanta.

Sa voix était pure, assez bien posée, quoiqu’un peu frêle. À un passage difficile de l’accompagnement, elle s’embrouilla et dut s’arrêter.

— Vous voyez bien, fit-elle d’un petit air dépité, que je joue très mal.

— Vous permettez ? dit Jacques.

Et, ayant approché un tabouret du clavier, il reprit le morceau.

Sous ses doigts habiles, les notes s’envolaient, nettes et légères, tantôt douces, tantôt fortes, habilement nuancées. Mieux soutenue, mieux guidée, la voix de la jeune fille était maintenant moins timide, plus franche, plus sûre d’elle-même et semblait s’abandonner sur les ondes mêmes de la mélodie.

Quand le morceau fut achevé, elle dit à Jacques.

— Vous possédez un véritable talent, Mon- sieur. Permettez-moi d’en être jalouse. Oh ! que je serais heureuse de pouvoir jouer ainsi ! Mais je n’y arriverai jamais. C’est un don, cela ne s’acquiert pas.

— Vous avez, Mademoiselle, de grandes dispositions et vous réussirez.

— C’est ce que l’on dit toujours aux gens que l’on veut consoler. Vous êtes aimable, mais je ne m’y trompe pas.

Elle s’arrêta, puis reprit tout à coup :

— Monsieur, vous m’avez demandé quelque chose, je vous l’ai aussitôt accordé. À mon tour, je vous prie de bien vouloir me jouer cette valse que je puis à peine déchiffrer et que j’adore. Je suis sûre que, interprétée par vous, elle doit être divine.

Et ce disant, elle tira d’un casier à musique une partition qu’elle disposa devant les yeux du jeune homme.

Après avoir étudié des yeux le texte, et plaqué quelques accords, il joua.

D’abord, ce fut timide, saccadé, haché, comme une ébauche. Il hésitait. Peu à peu, son jeu s’assura. Les notes maintenant étaient moins désagréablement scandées, plus fondues. Bientôt elles jaillirent, désordonnées, folles, coururent échevelées.

La jeune fille, à côté de lui, un peu penchée sur son épaule, comme ravie en extase, l’écoutait, retenant son haleine. Il lui semblait que, sur cette harmonie, tout son être se laissait emporter, qu’elle entrevoyait ces pays merveilleux, féeriques, qu’enfantait dans ses rêves son esprit romanesque.

— Oh ! que c’est beau ! Que c’est donc beau ! murmura-t-elle, tout émue, quand se fut perdue dans le silence la dernière vibration de la dernière note. Oh ! que je voudrais jouer comme vous !

Quelque temps elle demeura pensive, sans dire un mot, et puis, tristement, elle soupira :

— Tenez, Monsieur Dubanton, voilà deux mois que je travaille cette cantate avec laquelle vous m’avez trouvée aux prises. Je dois la chanter en matinée chez Mme de Roesberg, la semaine prochaine. Eh bien ! j’ai beau me donner du mal, je ne fais aucun progrès. Je ne sais pas m’accompagner et je n’ai personne qui puisse le faire. Si, miss Dolly peut-être, mais son jeu méthodique m’exaspère : elle ne joue pas, elle ânonne !

L’intrigant se sentait en trop bonne voie pour ne pas aller de l’avant.

— Si vous vouliez, dit-il effrontément, je pourrais peut-être vous être de quelque secours ?

— Que voulez-vous dire ?

— Je suis définitivement de retour à Paris et, comme autrefois, je viendrai voir votre père tous les matins. Eh bien ! si vous le permettez, je pourrai, pendant une demi- heure, vous accompagner au piano.

— Vraiment, vous feriez cela ? Cela ne vous ennuierait pas ?

— J’en serais très heureux, plus heureux que vous ne pouvez le croire.

Jacques sourit : il avait dit vrai.

Il fut fait ainsi qu’il l’avait dit. À dater de ce jour, Jacques Dubanton vint quotidiennement voir Jane Barnesse, sous le prétexte fallacieux qu’il lui avait donné.

La jeune fille était ravie ; le jeune homme, comme on pense, l’était bien davantage. Il était enfin entré dans la place et se promettait bien de n’en sortir que vainqueur.

Souvent, il lui arrivait de se frotter les mains, en disant :

— Eh bien ! mon vieux Jacquot, tes affaires vont bien. Décidément je ne regrette pas d’être rentré à Paris. Épouser la fille d’un député ! Bigre ! Cinq ou six millions de dot pour le moins et le monde à mes pieds. Je pourrai dire alors que je n’ai pas trop mal dirigé ma barque !

Ce n’était pas seulement chez elle que Jacques Dubanton voyait Jane Barnesse. Elle montait à cheval, tous les matins, au Bois. Il la rencontrait souvent, accompagnée d’un domestique qui n’était guère gênant et qui savait se tenir à distance, dès qu’il le jugeait convenable. Alors les deux jeunes gens s’enfonçaient dans une allée déserte. Ils trottaient de conserve, causant de choses et d’autres. Elle était charmante, à cheval, droite et bien cambrée, et montait à merveille. D’ordinaire, elle avait un cheval assez sage, mais plein de sang, et elle prenait plaisir à l’agacer. La bête, bien vite s’énervait : le trot souvent se changeait en galop. Au lieu de la retenir alors et de la calmer, elle l’excitait davantage. Elle aimait à se sentir emportée sur l’animal fougueux, en une course folle, vertigineuse. Peut-être les chevauchées des héros de ses romans lui revenaient-elles alors à la mémoire. « Plus vite, plus vite !… » criait-elle, enivrée de vitesse, et de sa fine cravache à pommeau d’or, elle cinglait les flancs de son cheval, dont l’allure redoublait. Parfois, de petits paquets d’écume lui venaient dans le visage. Elle riait et criait de plus belle à Jacques qui se gardait bien de la lâcher d’une tête : « Plus vite ! plus vite encore !… Dieu que je suis heureuse !…

Quand se terminait cette galopade insensée, la jeune fille était pâle, toute pâle ; sous la chair diaphane de son visage on voyait courir les réseaux bleus de ses veines ; seules, ses pommettes étaient pourpres, comme si tout le sang de ce corps frêle et chétif se fût porté là. Quelques instants, elle demeurait, essoufflée, sans pouvoir prononcer une parole et puis, quand elle avait repris haleine, elle murmurait : « Si papa voyait cela, il ne serait pas content. Ce pauvre papa, il m’aime tant qu’il a toujours peur que je ne me fasse du mal. »

Il arriva que, comme Jacques se prêtait à tous ses caprices et flattait habilement sa nature à la fois sentimentale et romanesque, elle ne tarda pas à lui vouer une profonde amitié.

— Il n’y a que vous qui me compreniez, lui dit-elle un jour.

Le jeune homme ne doutait plus maintenant de la réussite de son plan.

Il attendait seulement le moment propice de brusquer l’attaque.

Cette occasion ne tarda pas à se présenter. Un matin, à cheval, voyant la jeune fille plus expansive que jamais, et comme elle venait de lui dire : Décidément, Monsieur Dubanton, c’est à croire que nous avons la même nature, tant nous nous comprenons !… il répondit :

— Est-ce d’aujourd’hui que vous vous en apercevez ? Pour ma part, il y a beau jour que je m’en suis fait la remarque, même j’ai pensé quelque chose… quelque chose que je garderai pour moi !

Elle jeta sur lui un regard interrogateur. Mais, lui, secoua la tête.

— C’est un secret, Mademoiselle.

— Un secret ? Oh ! je veux savoir.

— Non.

— Et pourquoi ne voulez-vous pas me le dire ?

— Parce que si je vous disais ce secret, ce serait sous forme d’une demande, et que si Vous ne m’accordiez pas ce que je vous demanderais, j’en mourrais de chagrin.

— Et si je vous l’accordais ?

— J’en mourrais de joie.

— Vous m’intriguez. Monsieur Dubanton, je veux savoir !

Elle dit cela, frappant du pied son étrier, comme un enfant gâté qui n’entend pas qu’on lui résiste.

— Voulez-vous donc me tuer ? dit Jacques.

Elle sourit tout à coup, comme si quelque idée charmante lui eût traversé l’esprit, et changeant de ton, d’une voix douce, presque câline, elle répondit :

— Je veux au contraire votre bonheur, et j’ai comme le pressentiment qu’il dépend de ce secret !…

Étonné, il la regarda :

— Vous avez donc deviné ?

Elle baissa les yeux et rougit.

— Peut-être, murmura-t-elle.

— Est-il vrai ? Oh ! Jane, que le ciel vous entende.

— Chut !… fit-elle.

— Voudriez-vous m’empêcher de parler, maintenant que vous m’y avez autorisé ?

— Non… seulement… l’endroit est peut- être mal choisi…

— Pour vous dire, Jane, que je vous aime, que je vous adore !… Non, non !…

— Taisez-vous !… si quelqu’un nous voyait !

Mais lui ne voulait rien entendre :

— Oui, je vous aime, Jane, et personne désormais ne m’empêchera de vous le dire. Depuis le jour où je vous vis pour la première fois, je compris que nos destinées étaient communes. Vous m’étiez apparue comme un de ces êtres étranges que chantent les poètes, qu’on voit danser en ronde sur les grèves, par les nuits claires, qui s’évanouissent dans les premiers rayons de l’aube pour remonter au ciel. La douceur de votre voix, plus douce que les soupirs d’un zéphyr printanier dans les bois renaissants, la légèreté de vos pas qui me semblaient à peine effleurer le sol, vos regards tout imprégnés du vague de l’infini, le mystère dans lequel vous flottiez, vous tout entière enfin, plus vision que réalité, plus rêvée que vécue, plus fée que reine, tout en vous, et vous-même m’aviez séduit. Hélas ! Je n’osais vous confesser l’amour qui me consumait. Je sentais en effet que si vous m’aviez repoussé, il n’est pas de folies que je n’eusse faites pour vous avoir. Jane !… vous connaissez les histoires merveilleuses de ces chevaliers tout bardés de fer, qui, la nuit, sur une échelle de soie que balançait la brise, montaient jusqu’à la chambre où reposait leur maîtresse. D’un bond, ils escaladaient le balcon de pierre, ils la prenaient dans leurs bras, l’enlevaient, se laissaient glisser, avec leur précieux fardeau, tout le long des murailles baignées de rayons de lune, jusqu’à terre. Ils enfourchaient leur haquenée frémissante qui, les éperons enfoncés dans le flanc jusqu’au talon, partait, folle, écumante, volait par monts et par vaux, buvant l’espace, jusqu’au manoir silencieux, caché dans la profondeur des bois. Point de dangers, point d’obstacles qui fussent capables de les arrêter. Le ciel lui-même se fût-il opposé à leur course, qu’ils lui eussent montré la lame nue de leur épée !… C’est que l’amour, ce dieu tout-puissant, les animait !… Eh bien ! Jane, tout ce qu’ils firent, ces héros, dont les récits merveilleux charmèrent vos insomnies, tous les exploits invraisemblables qu’ils accomplirent, tout cela je l’aurais entrepris, audacieux insensé, parce que je vous aime !

Les yeux à demi fermés, elle l’écoutait, haletante d’émotion, le cœur en feu. Elle avait abandonné les rênes qui flottaient sur l’encolure de son cheval.

— Oh ! murmura-t-elle, moi aussi, mon beau chevalier, je vous aime !…

— Jane !… vous serez ma femme, n’est-ce pas ?…

— Oui.

Elle lui tendit la main. Ivre de joie, il la prit, la porta à ses lèvres : la jeune fille eut un frisson et pâlit.

Ils étaient seuls : ce matin-là, le domestique ne les avait pas accompagnés. Jacques se pencha, entoura de son bras la taille de Jane : il voulut l’attirer à lui. Elle le repoussa doucement. Comme un cavalier venait d’apparaître au détour de l’allée, il n’insista pas, mais à l’éclat inaccoutumé dont brillèrent les yeux de la jeune fille, Jacques comprit qu’il n’avait plus qu’à vouloir, qu’elle était à lui, tout entière à lui.

IX

Le soir même, M. Barnesse vit sa fille entrer dans son cabinet.

Elle s’assit dans un fauteuil, et, sans autre préambule :

— J’ai à vous parler, lui dit-elle.

Sa voix tremblait : le vieillard s’en aperçut et lui demanda, inquiet :

— Qu’as-tu donc, ma mignonne ?

— Mon père, la chose dont je veux vous entretenir est grave, très grave !…

— Bah ! fit l’autre en riant, car il soupçonnait maintenant une puérilité.

Néanmoins, attentif comme d’ailleurs il l’était toujours aux moindres discours de sa fille, il déposa sur le bord du bureau la plume qu’il tenait à la main, éloigna son fauteuil de la table et s’étant croisé les mains sur le ventre :

— Je suis tout oreilles, dit-il.

Jane, qui s’était accoudée sur le bureau, y avait pris une feuille de papier qu’elle froissait entre ses doigts.

— Mon cher papa, dit-elle, après un instant de réflexion, je vais avoir vingt-deux ans, dans quelques jours.

— Et tu viens me demander de te faire un cadeau à l’occasion de ton anniversaire ?

— Vous avez deviné, mon bon père.

— Comme je te connais, ma fille.

— Seulement, fit la jeune fille avec une petite moue d’enfant gâté, le cadeau que je vais vous demander, n’est pas un cadeau ordinaire.

— Explique-toi.

— Je viens vous demander de me donner… un mari.

Le vieux Barnesse se renversa en arrière et éclata de rire. Le duc de Valcerte venait de lui apparaître : il le savait à point, c’est-à-dire ruiné, et se réjouissait à l’idée que sa fille désirant se marier, accepterait avec bonheur le premier époux qu’il lui présenterait.

— Ha ! par exemple !… s’écria-t-il. Celle- là, elle n’est pas mal !… Tu veux un mari, ma fillette. Eh bien ! mais, on va t’en donner un, et un beau encore que t’envieront toutes les duchesses de la terre.

Il s’arrêta, puis, comme prenant plaisir à tourner autour du pot :

— Seulement, ma mignonne, ça ne se trouve pas comme ça du jour au lendemain, un mari. Il faut chercher : le choix est difficile.

Jane rougit, baissa les yeux et murmura en déchirant lentement, d’un bout à l’autre, la feuille de papier qu’elle tenait à la main :

— Il est fait, mon père.

Du coup, le vieux ne riait plus. Il se redressa dans son fauteuil, tout droit, et, le visage cramoisi, les yeux démesurément ouverts :

— Tu dis ?

Jane venait de se lever : froidement, elle jeta ces mots, qu’elle scanda :

— J’aime M. Jacques Dubanton.

Et plus bas, bien que distinctement, elle ajouta :

— Et je lui ai promis ma main.

La foudre fût tombée aux pieds de Barnesse qu’elle l’eût moins ahuri que ne le firent ces dernières paroles.

— Dubanton, répéta le vieillard qui étouffait, Jacques Dubanton !… Promis ta main !… À lui !… Tu as fait cela !… Toi ! Tu as promis ta main à ce chenapan !…

— Chenapan !… Vous avez dit : chenapan, mon père. En vérité, je vous saurais grâce de vous expliquer.

— Oui, répéta le vieux, qui à son tour s’était levé et qui, hors de lui, arpentait la pièce. Oui, c’est un chenapan, une canaille, tu entends bien, une canaille !

— Pourquoi dites-vous cela aujourd’hui, mon père, alors que vous m’avez toujours dit le contraire. Comment, cet homme qui ne vous quitte pas, auquel vous m’avez dit maintes fois porter un grand intérêt, cet homme qui est votre ami, en un mot, est un chenapan, une canaille !… Vous voulez plaisanter, mon père, ce n’est pas possible : je ne vous ferai jamais l’injure de croire que vous comptez des chenapans et des canailles au nombre de vos amis !

À ce coup droit qui l’atteignait en pleine poitrine, le vieillard se troubla, ne sut que répondre.

Il prit un biais.

— Heureusement, dit-il, que ta maladresse — je qualifie cela de maladresse — est réparable. La parole donnée à une fripouille ne peut engager une honnête fille comme toi, dont la bonne foi s’est laissée surprendre. Tu as été trompée. Le misérable — il me semble le voir d’ici — a abusé de ta naïveté. Dieu merci, il est encore temps d’arranger l’affaire. Je m’en charge !

Il s’était peu à peu lui-même rassuré, mais quand, jetant un regard sur sa fille, il l’aperçut devant lui, immobile, livide et le visage altéré, il eut peur.

— Ma fille !… Ma fille !… Je t’en prie, ne pense plus à cet homme. Chasse-le de ta pensée !…

— Pourquoi ?

— Parce que… parce que tu ne peux pas l’épouser.

— Pourquoi ?

— Ah ! tu me fais bien cruellement souffrir !…

— Quels sont donc les crimes qu’il a commis ? Dites, dites, mon père !

— Ce n’est pas un homme de ton monde.

— La belle affaire : si c’est là tout ce que vous lui reprochez ! Mais non, il y a autre chose : vous l’avez appelé canaille, dites-moi qui vous autorise à le traiter de canaille : je veux savoir !…

Le vieux fit quelques pas et, s’arrêtant devant sa fille, les bras croisés :

— Tu veux savoir ?… s’écria-t-il d’une voix rauque. Eh bien !… c’est un usurier, moins qu’un usurier, un courtier d’affaires véreuses ! As-tu compris, maintenant !

— un usurier ?… Un courtier d’affaires véreuses, répétait Jane. Vous connaissez donc de ces gens-là ?

Pour la seconde fois, Barnesse sentit le terrain se dérober sous ses pieds. Il comprit qu’il lui était maintenant impossible de biaiser.

Seulement il chercha à s’excuser :

— Oui. J’ai dû avoir recours à lui, pour certaines affaires d’argent. C’est comme ça, dans la vie. On est quelquefois obligé de fréquenter des gens de rien… comme ce Dubanton.

Il s’embarrassait, faisait de grands gestes, parlait avec difficulté. Jane l’observait attentivement. Tout d’un coup elle eut comme une intuition de ce qu’était son père, elle se rappela certains faits, les rapprocha, en tira des conséquences. Elle comprit tout, mais son respect filial l’emporta sur le mépris. Elle se refusa de juger son père : même il lui était si pénible de l’entendre essayant de justifier sa conduite qu’elle l’interrompit :

— Il suffit, dit-elle. J’ignore — je veux ignorer — si tout ce que vous me dites est vrai. Ce que je sais, c’est que j’aime Jacques Dubanton, quel qu’il soit, et que je l’épouserai.

— Après tout ce que je t’ai dit !

— Que m’importent vos affaires d’argent !… Je l’aime et je lui appartiendrai !

Et disant cela, brisée par l’émotion, elle se laissa choir sur un fauteuil.

Barnesse fut pris d’une vague terreur. « Une vive contrariété peut la tuer », lui avait dit un jour un médecin. Il tomba à genoux à ses pieds, lui prit les mains, éclata en sanglots :

— Ma fille !… Ma chère enfant !…

Et en lui-même il pensait :

— Le misérable, il l’a ensorcelée !… J’aurais dû me méfier… Imbécile que j’ai été le jour où j’ai laissé pénétrer ce monstre chez moi !… Ah ! l’intrigant !… Mais qu’est-ce qu’il a donc dans la peau pour séduire ainsi les femmes !…

Une pensée lui vint alors :

— Tiens, se dit-il, j’ai trouvé le moyen de couler mon homme.

Il reprit à haute voix :

— Écoute, ma Janette, tu veux savoir ce que c’est, cet homme !… Tu veux que je te dise pourquoi tu ne peux pas l’épouser ! Eh bien ! écoute !… Il est ce qu’on appelle un chevalier d’aventures. Fils de paysan, c’est une fille qui l’a lancé. Il a eu dix, vingt maîtresses !… Il en a encore !… Il se moque de toi !… Comprends-tu bien maintenant pourquoi tu ne peux pas l’épouser !…

Or, il advint que ce langage produisit l’effet contraire à celui qu’en attendait Barnesse. L’homme que lui représentait ainsi son père, Jane le voyait, beau, fier, brave, adulé, courtisé. Son amant, c’était maintenant à ses yeux comme un héros de roman. C’était un de ces hommes extraordinaires, à qui la fortune sourit, qu’elle comble de ses faveurs, favori de la gloire et du succès. Et ce n’est point du mépris, mais de l’orgueil, qu’elle éprouva à la pensée que Jacques, ce Don Juan au charme mystérieux duquel mille femmes n’avaient pu résister, qu’elles désiraient toutes, allait lui appartenir, l’avait choisie pour partager sa vie d’aventures.

Elle se leva et cette fois, avec une sorte de fierté, elle répondit :

— Je l’épouserai !

X

Quand, le lendemain, Jacques Dubanton se réveilla, on lui remit un message de Barnesse. Le vieux, en termes assez froids, le priait de passer le plus tôt possible à son bureau.

Jacques, qui se doutait de la tournure qu’avaient prise les événements, ne put s’empêcher de sourire en songeant à l’accueil qu’on lui réservait. Mais il était parfaitement rassuré, comme un général dont le plan de bataille bien étudié ne permet aucune surprise.

C’est donc le sourire sur les lèvres qu’il entra dans le cabinet du « patron ».

— Qu’y a-t-il, Monsieur Barnesse, que vous m’ayez fait appeler de si bonne heure. Je gage qu’il s’agit encore d’une petite combinaison de votre façon, dans laquelle je puis vous être de quelque utilité.

Le vieux fronça les sourcils.

— Il y a, jeune homme, qu’il se passe en ce moment des choses que je ne suis pas d’humeur à supporter.

— Diable !

— Ne faites pas l’ignorant. Vous savez bien de quoi je parle !…

— Ma foi, non !

Barnesse qui était assis devant son bureau, perdant toute retenue, se leva, et d’une voix qu’étranglait la colère :

— Vous avez séduit ma fille !…

L’autre sourit :

— Et j’en suis flatté !

— Pas moi.

— Vous n’êtes pas aimable ! fit Jacques.

Et il ajouta en ricanant :

— Pour un homme du monde !…

— Ah !… en voilà assez !… Ne vous fichez pas de moi, n’est-ce pas !…

— Je ne me le permettrais pas ! Mais revenons à la question. Je vois que Mlle Jane vous a touché un mot…

— Elle m’a tout dit, Monsieur.

— C’était son devoir. Eh bien, oui, Mlle jane Barnesse, votre fille, m’a fait l’honneur de répondre aux sentiments que j’ai pour elle.

— Vous ?… Vous voulez me faire croire que vous aimez ma fille !… Le malheur est que je vous connais trop, mon ami. Voyons, parlons raisonnablement : cartes sur table. Je vois clair dans votre jeu, qui pour être malhonnête n’en est pas moins digne d’un habile homme. Vous voulez épouser ma fille, non parce que vous l’aimez — un ambitieux tel que vous n’a pas le temps d’aimer — mais parce que vous vous dites qu’en devenant mon gendre, vous entrerez dans le monde, but et couronnement de votre vie d’aventurier. Vous vous êtes dit aussi que, ma fille étant malade et pouvant succomber à une vive contrariété, je n’aurais pas le courage de lui dire la vérité et de la désabuser.

— Qu’en savez-vous ?

— Vous croyez donc que je ne vous connais pas !

— Nou savons fait assez de saletés ensemble pour pouvoir nous estimer à notre juste valeur.

— Taisez-vous.

— Ça vous embête ! À défaut d’honnêteté, il vous reste du moins la susceptibilité.

— Vous tairez-vous à la fin.

— Quand je vous aurai demandé la main de votre fille et que je l’aurai obtenue.

— Alors, vous vous imaginez…

— Pourquoi pas ?

— Eh bien ! Je dois reconnaître que je n’ai jamais rencontré sur mon chemin un homme ayant autant d’aplomb que vous !…

— Vous appelez cela de l’aplomb : je vous dit que c’est de l’amour.

— Trève de plaisanteries.

— Je ne plaisante pas. Et puis, franchement je ne comprends pas pourquoi tant d’éclats ? Mais ce mariage devrait vous transporter de joie !… Essayez donc de trouver par le monde un gendre avec lequel vous vous entendrez aussi bien qu’avec moi.

— Cette fois, c’est pousser trop loin la raillerie ! Sortez, Monsieur !…

Le vieillard s’était levé et menaçait le jeune homme de la main.

— Ho ! ho !… fit Jacques, qui, toujours assis dans un fauteuil, les jambes croisées, n’avait même pas remué. Ho ! ho !… Monsieur Barnesse, si vous continuez sur ce ton là. nous ne pourrons bientôt plus nous entendre.

— Voulez-vous sortir !… criait le vieux écumant.

— Non.

— Vous…

— Je refuse. Mlle Jane Barnesse m’a donné sa parole et la parole de Mlle Barnesse vaut mieux que celle de son père.

— Vous m’insultez.

— Encore !… Vous voyez des insultes partout, ce matin. Ah ! je vous ai connu plus raisonnable et plus accommodant.

— Ma fille retire sa parole, Monsieur.

— Faites-la venir et qu’elle le dise elle- même.

Deux poings s’abattirent sur la table avec une telle violence qu’elle faillit se briser.

— Misérable ! hurla l’usurier, vous savez à quel point vous la tenez !… Mais ce que vous ignorez, c’est que je suis prêt à tout, vous m’entendez bien, à tout, plutôt qu’à consentir à ce mariage. S’il est nécessaire, je la mettrai au couvent !

— Vous la mettrez, vous la mettrez !… Tout doux ! vous en parlez bien à votre aise. Elle est libre, je crois, et les temps sont passés où l’on mettait de force les enfants au couvent.

— Vous voulez rire !… Ne suis-je pas son père ? Je ferai pour son bien ce qu’il me plaira de faire.

— Même la tuer.

— Ah ! je le savais bien que c’était là votre idée. Mais tout, tout, même la mort, est préférable pour elle à la vie qu’elle aurait avec vous ?

— Vous vous trompez. Si invraisemblable que cela vous paraisse, je l’aime et je saurai la rendre heureuse.

— Permettez-moi d’en douter. D’ailleurs, ce n’est point pour vous entendre que je vous ai prié de venir, mais seulement pour vous dire de ne plus jamais remettre les pieds ici.

Le visage de Jacques, à ces mots, devint pourpre. Toutefois le jeune homme sut maitriser sa colère :

— Soit, répondit-il froidement, j’obéirai. Vous me chassez comme un valet. Je ne reparaîtrai plus jamais devant vous. Mais avant de franchir cette porte, laissez-moi vous dire encore deux mots. Vous me prètez de bien noirs projets : vous prétendez que je n’aime pas votre fille, que mon seul désir est de devenir votre gendre. À mon tour de vous dire pourquoi, après m’avoir reçu si mal, vous me jetez à la porte : c’est que je contrarie, Monsieur Barnesse, de bien jolis plans, c’est qu’en aspirant à la main de votre fille, je deviens le rival du duc de Valcerte, auquel votre orgueil la réserve. N’ai-je pas deviné ?

— Vous avez dit ?

— La vérité. Je veux entrer dans votre monde, c’est possible ; vous voulez entrer dans celui des Valcerte. Pour entrer dans votre société, j’ai pris le parti d’épouser une jeune fille qui m’aime, que j’aime et que je rendrai heureuse. Pour entrer dans la société des Valcerte, vous ne rougiriez pas de livrer votre fille à un noceur décavé, à un homme que vous avez ruiné, qui se fiche d’elle et qu’elle est trop intelligente pour aimer jamais !

— Je ne vous permets pas d’apprécier ma conduite !

— Je le comprends.

— Un mot de plus et je vous fais chasser par mes gens.

Dubanton se leva.

— Non, dit-il simplement.

— C’est un défi ?

— Si vous voulez.

Barnesse se précipita sur un timbre et déjà il avait le doigt dessus, quand Jacques, parfaitement maître de lui, tranquillement, tira de sa poche un dossier qu’il jeta sur le bureau.

— Voilà ce qui vous en empêchera ! dit-il.

Le vieillard avait lu : Petites affaires pas très propres de Sa Majesté Barnesse Ier, roi des filous.

Il pâlit.

— Ha !… C’est par là, Monsieur Dubanton, que vous croyez me tenir ?

— Peut-être, dit Jacques en allumant une cigarette.

Barnesse réfléchit un instant, et reprit d’un ton radouci :

— Voyons, on pourrait peut-être s’entendre.

— À la bonne heure, vous devenez raisonnable.

— Je reconnais que vous avez entre vos mains des papiers compromettants pour moi.

— C’est mon avis.

— Eh bien ! si je vous achetais votre dossier.

Jacques sourit.

— Je m’y attendais, dit-il.

— Que demandez-vous ?

Jacques tira quelques bouffées de sa cigarette, fit le tour de la pièce et revenant se placer en face de son antagoniste.

— Rien, répondit-il.

— C’est beaucoup, fit le député. Allons, réfléchissez et surtout ne vous exagérez pas la valeur de ces quelques papiers portant ma signature et qui sont entre vos mains. Encore une fois que demandez-vous ?

— Rien, je vous le répète, parce ce je ne veux pas les vendre.

— Et pourquoi ?

— Mon Dieu, mon bon Monsieur Barnesse, la raison en est simple : vous n’êtes pas assez riche pour acheter ces papiers. Je sais ce qu’ils valent.

— Mais cependant… si je vous offrais une grosse somme ?

— Je la refuserais. Quel nom donneriez-vous à un général qui, la veille de la bataille, vendrait ses canons à l’ennemi ? Un imbécile, n’est-ce pas. Eh bien ! je ne veux pas être un imbécile, Monsieur Barnesse.

— Alors, dit le vieux rageusement, vous ne voulez pas ?

— Non.

— Cent mille francs ?

— Non.

— Deux cent mille ?

— Je vous ai déjà dit que vous n’étiez pas assez riche.

Le vieillard tremblait de colère. Un cri rauque, une sorte de rugissement de bête fauve s’échappa de sa poitrine ; il saisit le dossier et, avec un ricanement de triomphe, il le déchira.

— Ha ! ha !… s’écria-t-il. Vous avez perdu une bien belle affaire, Monsieur Dubanton !

L’autre haussait les épaules.

— Vous me croyez donc bien bête, dit-il simplement. Alors, vous avez pensé que ce dossier… Oh ! Monsieur Barnesse, vous n’avez pas bonne opinion de moi ! J’ai profité de vos leçons et, si grâce à vous, je suis aujourd’hui une canaille, je suis du moins une habile canaille ! Les papiers que vous avez déchirés n’étaient qu’un double ; l’original est en lieu sûr.

— Misérable !

Et le vieillard, les yeux hagards, claquant des dents, s’abattit lourdement sur un siège.

Jacques mit son chapeau :

— Au revoir, Monsieur Barnesse !… Réfléchissez bien et calmez-vous. J’espère que vous reviendrez à de meilleurs sentiments et que vous ne me forcerez pas à employer de vilains moyens qui me répugneraient autant qu’ils vous seraient désagréables. N’oubliez pas que je vous ai demandé la main de votre fille ; demain vous me donnerez la réponse.

Il fit un moulinet avec sa canne et, sur le seuil de la porte, il lança, ironique, au vieux :

— Au revoir… beau-père !

XI

Les événements s’étaient jusqu’ici déroulés suivant les prévisions de Jacques et selon ses désirs. Jane l’aimait, Barnesse le craignait et tremblait de tous ses membres, bref tout allait pour le mieux.

Cependant, quand il vit le lendemain, puis le surlendemain se passer sans que le vieillard donnât signe de vie, Dubanton commença de s’inquiéter. Cela n’était plus dans ses prévisions. Il s’interrogea anxieusement. Barnesse voulait-il résister ?… C’était impossible, il était à sa merci. Jane, à la suite d’une scène violente avec son père, était-elle tombée malade ? C’était plus vraisemblable, mais cela n’expliquait pas le silence de Barnesse qui, dans ce cas, eût au contraire cédé tout de suite.

En proie à une vive agitation, Dubanton prit à plusieurs reprises le chemin du boulevard Malesherbes, mais chaque fois il revint sur ses pas avant d’avoir sonné à la porte ; ce n’est pas que le courage lui manquât de se trouver en présence de Barnesse, mais il craignait de n’être point reçu, et d’être ainsi contraint de mettre à exécution ses projets de vengeance : il aimait mieux patienter.

Huit jours s’étaient écoulés, quand un après-midi, le coupé de M. Barnesse s’arrêta devant le rez-de-chaussée de la rue Murillo. C’était la première fois que le député venait chez Dubanton. Celui-ci le reçut aimablement, cherchant à deviner sur son visage les dispositions qu’il apportait.

Barnesse paraissait, non point accablé, ni coléreux comme on l’aurait pu croire, mais plein de sang-froid, alerte, joyeux même.

La conversation longtemps fut frivole. Le vieux parlait avec volubilité, sans souffler, sans même laisser à son interlocuteur le temps de lui répondre. Au reste ce qu’il disait ne comportait pas de réponse. Dubanton le regardait, l’examinait curieusement et se demandait si cette faconde intarissable ne dissimulait pas quelque piège.

— Ha, ça !… pensait-il, a-t-il l’intention de m’endormir ?… veut-il me noyer dans un flot de paroles ?… Quel roublard ! Mais j’ai trop beau jeu pour perdre ». Et il était bien décidé à n’être pas plus longtemps la dupe d’un pareil stratagème, quand tout à coup, à sa grande surprise, Barnesse qui venait de porter les yeux sur des photographies de femmes de théâtre suspendues au mur, s’écria, en tapant familièrement sur les genoux de Jacques :

— Et vous voudriez, avec de pareilles maîtresses, vous voudriez vous marier !… La bonne plaisanterie !

— Nous y voilà, pensa Jacques.

— Mais, monsieur Barnesse, dit-il à haute voix, ce ne sont pas mes maitresses.

— Chut ! Vous m’allez dire que vous n’en avez pas !

— Non, car je mentirais.

— Tiens, tiens !… Vous avouez !

— Que j’ai maintenant la plus belle maîtresse que l’on puisse rêver ; c’est un aveu facile à faire !

— De qui voulez-vous parler ? grommela Barnesse devenu subitement inquiet.

Effrontément, les yeux dans les yeux, Jacques répondit :

— De celle dont vous venez m’accorder la main !

Le vieillard, stupéfait par tant d’audace, ne trouva rien à répondre. Ses yeux flamboyaient comme des escarboucles, ses doigts, sur les bras du fauteuil où il était assis, se crispèrent nerveusement et ses lèvres frémirent de rage.

Dubanton reprit, ironique :

— Je lis sur votre physionomie, Monsieur Barnesse, un étonnement que je ne puis m’expliquer. N’est-ce pas pour m’apporter une réponse favorable que vous êtes venu ?

Le vieillard s’était levé.

— Taisez-vous !… Je ne suis pas d’humeur aujourd’hui à supporter ni l’air, ni le langage que vous affectiez l’autre jour.

— Pardon, Monsieur Barnesse, aujourd’hui je suis chez moi et je saurai être correct. Permettez-moi seulement de vous demander quel peut être le sujet de votre visite, si ce n’est celui que je supposais ?

— Je viens vous dire de renoncer définitivement à la main de ma fille !

— Rien que cela !

— Quant aux menaces que vous m’avez faites l’autre jour, je n’en ai cure. Si vous ne voulez pas me vendre votre dossier, gardez- le ! J’ai de quoi vous répondre !

Dubanton réfléchit un instant : L’éternel moyen ! pensa-t-il… On essaye d’intimider son adversaire !… Du bluff !… Avec moi, ça ne réussit pas !

De son côté, l’usurier pensait :

— Il hésite ?.. Il a peur !… C’est ainsi que j’aurais dû parler quand il est venu me menacer dans mon cabinet. » Il sourit et s’adressant à Jacques :

— Réfléchissez-bien.

Dubanton écarquilla les yeux :

— À quoi ? fit-il comme ahuri.

— Mais… à ce que je vous propose…

— Eh bien ! je garde le dossier et… vous me répondrez !

— Ainsi, c’est votre dernier mot !

— C’est mon dernier mot.

Il prit son chapeau et sortit.

Ce départ précipité ne fut pas sans troubler le jeune homme. Si, par hasard, c’était vrai, ce qu’il avait dit ? Si réellement il avait de quoi se défendre ?… Ce n’était pas impossible après tout !

Mais bien vite il se rassura :

— Suis-je bête, se dit-il : je n’ai rien à perdre, moi, ce n’est pas comme lui !

En sortant de chez Jacques Dubanton, Barnesse, au paroxysme de la colère, était rentré chez lui. Il s’enferma dans ses appartements, et pendant des heures, il arpenta sa chambre de long en large. Le soir, à dîner, il proposa à sa fille de faire un voyage en Italie. Elle refusa d’un signe de tête, car elle ne parlait plus depuis la scène qui avait eu lieu entre son père et elle. Elle était décidée à vaincre l’obstination de son père par une obstination plus opiniâtre encore. Et puis, elle lui en voulait de lui avoir révélé ce qu’était Jacques Dubanton. Tout d’abord, quoi qu’elle eût dit, elle avait tenté d’effacer dans son esprit le souvenir du jeune homme : il lui répugnait d’être la femme d’un courtier d’affaires. Mais à côté de cet homme qu’elle méprisait, elle en voyait toujours un autre, qui avait, celui-là, des allures de chevalier moyen âgeux, qui était un être étrange, un peu mystérieux, tout charmant, et peu à peu ce dernier visage avait pris la place du premier, et il n’était plus resté dans l’imagination ravie de la jeune fille que l’amant idéal qui avait son cœur et auquel elle s’était juré d’appartenir.

Un matin que la jeune fille était à sa toilette, sa femme de chambre, un sourire discret sur les lèvres, lui glissa dans la main une lettre.

Jane l’ouvrit, et, tout étonnée, lut :

« Mon cher amour,

« Votre père nous fait bien cruellement souffrir l’un et l’autre. Il s’est promis d’entraver nos projets par tous les moyens possibles. Mais notre amour est de celles, semblables à d’ardents coursiers, que les obstacles excitent. Il est fait pour la lutte, parce qu’il est fort, et il vaincra, parce qu’il est plus fort que tout au monde. Déjà, j’ai trouvé le moyen de communiquer avec vous. Votre femme de chambre est dans le secret : confiez- lui sans crainte la missive parfumée que j’attends avec impatience. Et tous les jours, je vous écrirai, vous me répondrez, jusqu’à l’heure bénie où vous serez ma femme.

« Au revoir, ma jolie fée : donnez vos petits doigts roses que je les baise !

« J. »

Cette correspondance secrète qui s’établit entre les deux jeunes gens contribua à augmenter encore l’amour qui dévorait le cœur de la jeune fille. N’était-ce pas là véritablement des amours romanesques. Cette mise en scène, habilement ordonnée et que permettaient les circonstances, flattait l’imagination vive et naïve de Jane Barnesse, et Dubanton le savait bien.

Bientôt, ils en vinrent à se donner des rendez-vous.

Jane se débarrassait par ruse de miss Dolly, la seule personne qui fût incorruptible ; elle la chargeait de courses aux quatre coins de Paris et sortait pendant ce temps, accompagnée de sa femme de chambre qui savait son rôle et disparaissait dès que la jeune fille lui disait :

— Maud, vous me retrouverez ici dans une heure.

Généralement, c’était dans les églises qu’ils se donnaient rendez-vous, dans les églises sombres et désertes des quartiers excentriques.

Elle entrait furtivement dans le saint lieu. Inquiète, elle trempait le bout de ses doigts dans le bénitier et se signait distraitement, par habitude, tandis que son regard parcourait la nef, fouillait l’ombre des bas côtés. Elle marchait sur la pointe des pieds, craignant d’éveiller les échos endormis sous les voûtes sonores. Son cœur battait. Elle se glissait le long des piliers, comme une bête traquée, jusqu’à une petite chapelle, où Jacques l’attendait en se promenant les mains derrière le dos. Il s’arrêtait, lui souriait de loin, lui prenait les mains qu’il baisait passionnément et lui relevait délicatement sa voilette noire au travers de laquelle on apercevait l’éclat de ses yeux. Ils demeuraient tous deux quelques instants sans rien dire, leurs regards confondus. Et puis il l’attirait tout au fond de la chapelle. En passant devant la statue de la Vierge qui était sur l’autel, elle s’inclinait légèrement. Ils s’asseyaient alors, et bientôt montait, dans le silence de ce coin retiré, un murmure confus, comme un gazouillis d’amour. Peu à peu, leurs têtes l’une vers l’autre s’inclinaient. Jacques glissait un bras par derrière la taille de la jeune fille, mais elle se reculait :

— Oh ! non… non !… murmurait-elle, pas ici !… soyez convenable !…

Et ses yeux rencontrant ceux de la Vierge de marbre, elle se cachait, honteuse, la tête dans ses mains.

Mais lui s’obstinait : elle se défendait encore un peu et puis cédait enfin, et cette sorte de profanation du lieu saint éveillait tout à coup en elle une jouissance étrange, inconnue, une volupté à laquelle se mêlait comme un vague effroi. Alors elle demandait pardon au bon Dieu, à la Vierge, à tous les saints, leur vouait son amour, leur demandait de le bénir et relevait la tête, rassérénée.

Tout à coup, elle tressaillait et brusquement repoussait Jacques. Elle avait entendu du bruit ; mais lui la rassurait : c’était le bedeau qui rangeait les chaises, ou qui toussait ; c’était un prêtre sortant d’un confessionnal ou bien une vieille dévote qu’ils n’avaient pas aperçue, prosternée, et qui se relevait, son chapelet fini.

Remise de sa frayeur soudaine, elle laissait de nouveau le jeune homme lui entourer la taille et tandis qu’il parlait, évoquait l’amour, elle, bercée par son verbe harmonieux, émue par ses paroles tentatrices, les yeux clos, l’écoutait, retenant son haleine.

Un jour qu’ils étaient ainsi dans une église, tout près l’un de l’autre, il lui dit :

— Jane !… Jane !… Écoutez-moi : partons !… Partons loin d’ici, bien loin !… si vous m’aimez véritablement, suivez-moi !

Et comme son imagination lui représentait au milieu de tourbillons de poussière que soulevaient les roues, des chaises de poste emportées au grand galop de chevaux écumants qu’on claquait à tous les relais, qu’on remplaçait par d’autres, sans s’arrêter pour cela, elle répondit, ivre de joie.

— Oh ! oui !… Je veux bien !… Partons !…

Ils décidèrent de partir le soir même et prirent leurs dispositions en conséquence. Mais en rentrant chez elle, elle s’enferma à clef dans sa chambre et réfléchit : elle pensa que son brusque départ causerait une grande peine à son père. Elle songea aussi que la chaise rêvée ne serait qu’un triste fiacre, qui, cahotant, au petit trot, les porterait à la gare. Là ils prendraient le train, et puis… C’était bien banal, tout cela. Elle écrivit à Jacques qu’elle avait renoncé à ses projets.

Cette lettre trouva le jeune homme finissant de boucler sa valise. Il ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur. Il voulait en finir. Il lui répondit qu’elle ne l’aimait pas puisqu’elle ne voulait pas le suivre, qu’il allait partir, disparaître à tout jamais, se tuer peut-être. Le coup fut décisif et donna le résultat qu’en attendait Dubanton.

La jeune fille, en lisant cette lettre, eut un étourdissement, se trouva mal et dut prendre le lit. On appela des médecins qui la déclarèrent en danger. Barnesse était fou. Il pleurait, à genoux au pied du lit et murmurait :

— Ma fille !… Ma chère enfant !… Je t’en prie, je t’en supplie, ne sois plus malade !… Ah ! mon Dieu, mon Dieu !… Que ne ferais-je pas pour te rendre la santé !… Ta santé m’est mille fois plus chère que ma propre vie !…

Elle lui dit :

— Mon père, vous savez bien d’où vient le vilain mal qui me torture et qui me tuera si vous n’y mettez fin. J’aime, j’aime éperdument, et vous me défendez de voir celui que j’aime.

Barnesse, oubliant en cette minute, devant le lit de sa fille, tous ses griefs contre Jacques, et ne voyant en lui qu’un sauveur, répondit :

— Mon pire ennemi me deviendrait cher, s’il te sauvait la vie !

Le lendemain, Jacques reçut cette dépêche :

— Papa veut bien. Je serai votre femme.

Dubanton avait enfin gagné la partie.

XII

Quelques semaines après ces événements, une foule élégante et nombreuse se pressait dans l’église de la Madeleine. Des fleurs y étaient répandues à profusion ; des milliers de cierges ponctuaient de flammes vacillantes le demi-jour obscur du chœur, et comme un bourdonnement de conversations à mi-voix emplissait l’édifice : un mariage, un mariage parisien, allait être célébré ; on attendait avec impatience l’entrée des jeunes mariés et les potins, brides sur le cou, d’aller leur train.

Appuyée sur un bénitier, une petite vieille femme, un carnet et un crayon à la main, regardait de tous côtés, dessinait, notait, et, entre temps, confiait ses observations à une grande jeune fille brune, assez jolie et très simplement mise, qui l’accompagnait :

— C’est merveilleux, lui disait la petite vieille femme.

Et l’autre répondait, avec cet accent boulevardier de l’ouvrière parisienne :

— C’est comme qui dirait un mariage princier.

— La conversation continuait, à voix plus basse.

— Voyez donc, petite, la robe que porte cette dame, là-bas, près de ce vieux chauve, à tête de singe. La dame est mal fichue, mais la robe est d’un beau modèle : ça sort de chez Callot.

Elle donnait deux ou trois coups de crayon sur son carnet et puis reprenait :

— Seulement, nous changerons la garniture, parce qu’elle est ignoble. Nous mettrons des entre-deux et puis…

Il venait de se produire un remous dans la foule. La petite dame, qui était très petite, disparut derrière un gros monsieur qu’un flot nouveau venait d’apporter. On entendit seulement une exclamation de rage :

— Ah ! le malotru. Il écrase les femmes et ne leur demande même pas pardon !

Vers le milieu de la nef, sur le bord du chemin rouge qui allait de la porte à l’autel et par où devait passer le cortège, quatre jeunes femmes, d’une suprême élégance, étaient rangées. À genoux sur des prie-Dieu, le visage caché dans leurs mains, elles semblaient profondément recueillies : en réalité, cette pose leur permettait de se communiquer librement leurs impressions et de rire sans qu’on s’en aperçût.

Et voici ce que disait le murmure parfumé qui courait de l’une à l’autre :

— En a-t-il de la veine, ce petit !

— Ma chère, on m’a dit qu’il épousait dix millions !

— On peut marcher avec ça !

— Au fond, qu’est-ce que c’est que ce Dubanton ?

— Connais pas !

— Où diable l’ont-ils déniché ?

— C’est un rien du tout, ma chère.

— Bah !… Oh ! racontez-nous ça !… firent en chœur les trois jeunes femmes, dont les têtes s’inclinèrent aussitôt, comme de jolies fleurs sous un même souffle, du côté de la quatrième qui venait de parler. Celle-ci, tout en égrenant son chapelet, commença :

— Mon mari prétend que ce petit Dubanton tenait le père Barnesse par des papiers !

— Comment ça !

— Oui, par des papiers qu’il s’est procurés !

— Expliquez-vous. Je ne comprends pas du tout !

— Dame !… moi non plus. Roger ne m’a pas donné de détails ; il m’a simplement dit : des papiers compromettants.

— Pas bête, ça !

À quelques pas de cette grappe de jolies médisantes, des jeunes gens échangeaient leurs réflexions derrière leur chapeau :

— Dis donc, Gaston, est-ce que c’est vrai ce que l’on dit ?

— Quoi donc ?

— Que Barnesse a donné à sa fille un collier de perles de 10, 000 louis.

— Il le peut bien.

— Elle est gentille, la petite.

— Pas mal.

— Il ne s’embêtera pas, le monsieur !

— Moi, je me contenterais de jouer avec le sac !

Une gerbe de rires aussitôt étouffés, fusa, venant d’une petite chapelle, qu’occupait un groupe de très vieilles dames, aux toilettes tapageuses.

— Chut, fit l’une d’elles, nous rions trop fort : tout le monde nous regarde.

— Avouez que c’est drôle !

— C’est comme je vous le dis, ma chère !

— Dieu que je m’amuse !

— Alors, il l’aurait…

— Oui, avant. C’est pour cela qu’il l’épouse, sans cela le vieux ne la lui aurait jamais donnée !

Et de nouveau, mais cette fois plus contenus, quelques rires éclatent çà et là dans la bande des vieilles folles, tels après un feu d’artifice quelques pétards mal éteints. Elles reprennent bientôt leur conversation, mais à voix très basse, parce que deux hommes, un vieux et un jeune, viennent d’entrer dans la petite chapelle. Ils portent leur chapeau au bout de leur canne qu’ils élèvent en l’air au- dessus de la foule. Le vieux murmure à l’oreille du jeune homme :

— C’est un beau jour, pour lui.

— Oui, la fortune lui a souri : elle a fait comme toutes les femmes. Il est si joli garçon !

— Ce n’est pas à nous qu’il arrivera jamais pareille aventure !

— Hélas !

— Avouons que c’est un malin et qu’il est plus fort que nous.

— Et qu’il a eu plus de chance, aussi !

— Dire que c’est moi qui l’ai lancé !

— C’est pourtant vrai : vous devez être fier de votre produit, aussi fier que l’entraîneur qui voit son cheval gagner le Derby !

— J’aimerais tout de même mieux être à sa place !

— Toujours jaloux, Crapulet.

— Non, Berckem ; je suis plus content que jaloux : il a roulé le patron.

À ce moment, la grande porte s’ouvre à deux battants. Un flot de lumière pénètre, inonde la nef, éblouit les yeux. Les suisses, tout de pourpre habillés, frappent les dalles de pierre qui sonnent sous leurs cannes de jonc à pommes d’or. Les grandes orgues éclatent, ronflent, rugissent, roulent des vagues tumultueuses d’harmonie, et le cortège fait son entrée.

Chacun, parmi la foule agitée maintenant comme une mer moutonneuse, cherche à voir, se hausse sur la pointe des pieds, monte sur une chaise.

C’est que le spectacle va être beau : on le sait ; depuis huit jours les journaux l’annoncent.

Jane Barnesse paraît au bras de son père. Elle accapare aussitôt tous les regards. La toilette qu’elle porte est admirable. La jeune fille marche, les yeux à terre, ses pommettes empourprées faisant sur ses joues pâles comme des roses pourpres sur de l’ivoire. Un murmure sympathique court sur son passage ; quelques exclamations saillissent de-ci de-là : « Qu’elle est jolie ! — On dirait une reine. — Elle est divine ! »

Son père marche nerveusement : tantôt son pas est lent, tantôt il le précipite, et les muscles de son visage tressaillent à tout instant : il n’a pas dormi de la nuit. Aussitôt après avoir consenti à cette union scandaleuse et voyant sa fille rétablie, il a regretté sa faiblesse. Jusqu’au dernier moment, il espérait bien qu’un événement quelconque se produirait qui rendrait ce mariage impossible. L’événement ne s’est pas produit : le mariage a lieu.

On dirait, à le voir marcher courbé, qu’il porte sur ses épaules le poids de la honte qu’il devrait inspirer. Il n’ose lever les yeux, craignant de lire sur tous les visages, non pas le mépris, — ses richesses l’en préservent — mais l’ironie.

Derrière lui vient Jacques Dubanton. Il crâne. D’un regard conquérant, dominateur, il parcourt la foule. Sa démarche est assurée, ses moindres gestes sont étudiés.

Et tandis qu’il se dirige vers l’autel, parmi les fleurs, les femmes, les harmonies de tempête que jettent furieusement les orgues, il pense :

— Enfin, j’y suis !… Cette société qui me fermait ses portes, me les ouvre aujourd’hui toutes grandes. Parmi ces gens qui me regardent, qui sont venus là pour me voir, j’en reconnais qui, hier encore, ne m’auraient point reçu à leur table : demain, ils feront des bassesses pour s’asseoir à la mienne ! Ce n’est pas que je sois plus estimable aujourd’hui qu’hier, mais j’ai aujourd’hui ce que je n’avais pas hier et ce qui impose le respect : une position sociale. Le monde n’est décidément qu’une scène de théâtre ; la vie n’est qu’une comédie et le plus applaudi des hommes est le plus habile comédien. Qu’importe ce que vous faites, pourvu que vous le fassiez avec succès : il semble que le succès purifie tout.

Son regard, parmi la foule, vient de reconnaître Crapulet qui sourit. La pension Adélaïde lui revient à la mémoire et tous ses pensionnaires, l’Ecole de droit, et aussi, mais bien loin, la chaumière natale et ses vieux parents. Que de chemin parcouru !… La fortune est avec lui, il le sait, il le sent ; un bon vent le pousse. Son ambition n’a plus de bornes. Elle s’enfle comme une voile. Il rêve de devenir Dieu lui- même.

— Excelsior, se dit-il en relevant sa moustache.

Il est arrivé au fauteuil doré, garni de velours rouge. Jane Barnesse, Jane Dubanton, sa femme, est à côté de lui.

L’officiant, escorté de ses acolytes, monte à l’autel, le calice en main, et va consacrer leur union.

Ce qui se passe alors, Jacques n’en a plus que très vaguement conscience : son esprit est déjà dans l’avenir. C’est à peine s’il entend les louanges dont le couvre le prêtre dans son allocution, c’est à peine s’il se rend compte du lieu où il est, de ce qu’il y fait ; une ivresse immense l’envahit, à laquelle il s’abandonne voluptueusement, tandis que la voix de sa destinée chante à ses oreilles :

— Monte !… monte !… monte !… L’avenir est à toi !…