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Par les femmes /TROISIÈME PARTIE

La bibliothèque libre.
Librairie Charles (p. 275-349).

TROISIÈME PARTIE


i

Une troisième période s’ouvrait dans l’existence mouvementée de Jacques Dubanton. Après être passé du monde auquel il appartenait par ses origines, dans celui de la noce, il venait, par un coup de maître — c’est ainsi qu’il appelait son infamie — d’entrer dans la haute société parisienne.

Le lendemain de son mariage, lorsqu’il se réveilla à côté de « sa » femme, dans le somptueux appartement qu’il avait fait aménager, avenue des Champs-Elysées, la première impression qu’il éprouva fut de l’étonnement. Il ne pouvait se faire à l’idée qu’il était marié, que cette femme qui était là, à son côté, était « sa » femme, lui qui n’avait jamais usé que de celles des autres. Il en conçut aussitôt comme une vague tristesse. Il avait jusqu’ici vécu à sa guise, libre, comme hors la société, et il lui semblait que le mariage, le premier acte régulier qu’il eût signé, lui faisait perdre son indépendance, le liait, l’embrigadait dans le troupeau des hommes, désormais confondu avec eux, soumis comme eux aux lois dont il se riait jusqu’alors. Il alla même jusqu’à regretter ce qu’il avait fait : il n’en avait jamais vu les conséquences si clairement qu’en ce jour. Il avait maintenant une femme sur les bras, bientôt peut-être il aurait une famille, et il se voyait déjà la proie des soucis domestiques qu’il ne connaissait pas, lui, le grand aventurier, qui n’avait jamais aimé qu’une maîtresse, la liberté !

Mais peu à peu ses regrets disparurent. il se souvint que le mariage ne devait pas être pour lui un but, mais un moyen. Il allait entrer dans le monde, et il continuerait de marcher en avant, plus indépendant que jamais.

— D’ailleurs, pensa-t-il, elle m’aime : je ferai d’elle ce que je voudrai. Qui sait même si, au lieu d’être un impedimentum, elle ne m’aidera pas !

Et déjà germaient dans sa cervelle les plus épouvantables combinaisons.

— Et puis…

Il regardait attentivement la jeune femme qui sommeillait encore. Elle était toute pâle et plus que jamais on voyait les veines bleuâtres qui couraient sous la peau transparente de son front et de sa gorge.

À la vue de cette frêle créature, qu’un fil à peine retenait à la vie, un rictus étrange, sauvage, contracta les lèvres de Jacques.

— Et puis… elle ne me gênera pas longtemps !

À ce moment, Jane se réveilla. Ses yeux se portèrent sur le visage de son mari : elle lui sourit, de ses deux bras lui entoura le cou et, la mémoire toute pleine encore des ivresses de la nuit, reconnaissante, elle lui dit :

— Je vous aime, mon beau chevalier !

Il répondit :

— Je t’adore, mon ange !

II

Profond observateur, Jacques comprit vite la différence qui existe entre le monde et le demi-monde. Souple de caractère, il se plia rapidement aux us et coutumes d’une société qu’il ne connaissait pas encore. Tout d’abord il perdit pied, mais point la tête, et quelques mois à peine après son mariage, il eût, comme distinction, rendu les points aux plus vieux mondains.

Après s’être princièrement installé avenue des Champs-Élysées, il acheta, dans le département de la Seine-Inférieure, le château de Rosbec, un des plus curieux et des plus magnifiques monuments de la contrée et dont l’origine, dit-on, remonte au règne de Philippe-Auguste. Depuis longtemps le manoir était à vendre ; ils sont rares dans notre siècle ceux qui peuvent se donner le luxe de pareilles demeures, et les habiter convenablement. L’heureux Jacques Dubanton était maintenant du nombre de ces privilégiés. Ayant acheté ce château seigneurial, il y fit les choses comme un roi. Ses ennemis eux-mêmes — est-il nécessaire de dire qu’il en avait, puisqu’on sait qu’il était riche et paraissait heureux ? — ses ennemis eux-mêmes reconnaissaient qu’il usait avec magnificence de sa fortune et l’on se demandait si, du vivant de ceux qui le firent construire, le château de Rosbec avait vu autant de splendeurs qu’il en voyait maintenant.

On ne parla bientôt plus dans tout le pays que de la pompe avec laquelle recevait chez lui le seigneur de Rosbec et des chasses merveilleuses qu’il donnait sur ses terres.

D’ailleurs, ce n’était pas seulement à Rosbec que le jeune et brillant parvenu avait juré de forcer l’admiration du monde où il était entré. Il eût été difficile de dire ce qu’il y avait de plus admirable, des fêtes qu’il donnait en son manoir féodal ou de ses réceptions de l’avenue des Champs-Élysées. Il eut bientôt une écurie de courses, comme tout gentilhomme de vieille ou fraîche date qui se respecte, une loge à l’Opéra et une autre aux Français. Quant à ses équipages, Tout Paris les connaissait.

— Ce garçon, disait mélancoliquement Crapulet, passera sa vie à étonner les autres, et le fait est qu’il est étonnant.

Et Berckem, plus concis, se contentait de répéter, chaque fois qu’il apercevait le jeune homme :

— Veinard !

Et en effet, la Veine — si divinité il y a qui porte ce nom — semblait s’attacher à Lui frayer son chemin à travers la vie. Sa femme l’aimait passionnément, et son beau-père, voyant sa fille heureuse, avait peu à peu oublié le passé et pardonné à son gendre la façon plutôt brutale dont il l’était devenu.

Il n’est donc pas étonnant que le jeune homme, voyant tout lui sourire, crût un instant tenir le bonheur. Son ambition, qui ne trouvait autour d’elle plus rien à désirer, pour le moment du moins, le laissait en repos. Mais ce calme, dans lequel il se reposait avec volupté, n’était qu’une accalmie dans sa vie de tempête ; il ne devait pas durer plus longtemps qu’une éclaircie d’azur dans un ciel orageux.

De même qu’un homme qui, sortant de l’obscurité, entre dans une pièce brillamment éclairée, ruisselante de lumière, est tout d’abord ébloui et ne peut apercevoir dans leur détail les objets qui l’entourent, de même Jacques, qui maintenant était reçu dans le monde, ébloui par la nouvelle société qu’il fréquentait, ébloui par soi-même, demeura quelque temps sans remarquer la façon dont il était reçu. Mais quand il se fut peu à peu familiarisé avec ses nouveaux compagnons de route, des détails, des nuances lui apparurent, qui, tout d’abord, lui avaient échappé.

On dit communément à notre époque — c’est un adage — que l’argent est un dieu tout puissant auquel rien ne résiste. À entendre parler certaines personnes, tout se vend et s’achète ; l’honneur d’un homme se mesure à l’argent dont il dispose. Je soupçonne pour ma part les tenants de cette théorie de n’avoir point observé attentivement la société, ou de ne l’avoir point observée tout entière. Je ne nie pas que l’argent ne soit malheureusement et n’ait toujours été, d’ailleurs, un facteur important : je veux seulement dire qu’il est imprudent de généraliser ce qui est localisé dans certains milieux et de mettre « toujours », là où il est déjà regrettable d’avoir à mettre « souvent ». De ce que j’avance, je ne donnerai qu’une preuve. Combien de gens pauvres sont aimés et respectés pour leurs vertus, et combien de riches ont tout pour être heureux, semble-t-il, si ce n’est cette amitié et ce respect, qui sont deux sentiments qu’on inspire et qu’on ne peut acheter.Il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de se refaire avec de l’argent une virginité d’honnêteté. Jamais l’on ne me convaincra que la richesse enfonce toutes les portes : la richesse n’enfonce que les portes qui veulent bien s’ouvrir devant elle. Mais, me direz-vous, ce sont précisément celles de la bonne société. — En êtes-vous sûrs ?

Ah ! sans doute, et je suis de votre avis, si vous persistez à donner le titre de bonne société à cette noblesse déclassée, parce que sans ressources et incapable, et à cette bourgeoisie surclassée, parce que trop rapidement parvenue, mondes étranges, qui, tout au haut de l’échelle sociale, se donnent la main et qui, cachant leurs vices honteux sous de riches manteaux, ne sont en réalité que le pendant de l’immonde tourbe, vêtue de haillons et grouillant en bas, dans la boue du ruisseau. C’est la misère qui a perdu les uns, c’est le luxe qui a pourri les autres, et ils ne font partie ni les uns, ni les autres de la bonne société. Celle-ci existe pourtant, mais elle échappe facilement à l’examen d’un observateur superficiel, parce que n’étant pas tapageuse, elle n’est point remarquable. C’est d’abord cette partie de la noblesse, demeurée grande et fière dans sa chute et qui nous est aujourd’hui comme un timide reflet des temps disparus ; admirable dans un splendide isolement, elle reste debout, triste, silencieuse, trop résignée peut-être, mais superbe, représentant une race qui, sans doute, avait nos vices, mais dont nous n’avons certainement pas les glorieuses vertus. C’est ensuite la bourgeoisie honnête, active et laborieuse, qu’elle soit humble, qu’elle soit riche, sang et gloire d’un pays démocratique.

Or, les portes de cette société-là ne s’ouvrent pas au premier venu. Présentez-vous-y : on ne cherchera pas à voir si vous avez de l’or dans vos poches, mais il faudra que votre regard soit droit, que votre front soit net, que votre passé paraisse sans tache : alors, alors seulement, on vous ouvrira, non point comme à une proie que l’on compte dépouiller, mais comme à un ami.

C’est ce que Jacques ne tarda pas à comprendre. Dans l’entourage immédiat de Barnesse — monde de l’armée et de la vieille magistrature — il fut reçu froidement, car on n’ignorait pas ce qu’il était, ce qu’il avait été, et il jugea prudent de n’y point retourner : là, le canard se serait fourvoyé milieu de cygnes.

Tout d’abord, il ne s’en froissa pas et même il en rit :

— Tous ces vieux barbons qui jouent aux pères conscrits romains, toutes ces femmes à bonnet et ces petites filles qui ont des nattes dans le dos et des airs ingénus, sont peu divertissants. L’austérité n’a jamais été mon fort !

Et il se jeta, tête baissée, dans la société du duc de Valcerte. Il y fut accueilli à bras ouverts. On l’entoura, on le flatta, on organisa des fêtes en son honneur. Un instant, Jacques crut avoir atteint son but, mais à la longue ses illusions tombèrent : il devina que c’étaient ses millions et non sa personne que l’on courtisait. Si quelques marquis et quelques ducs dégénérés affectaient avec lui des airs de bonne camaraderie, tout au fond de leur cœur, ils le méprisaient, ils le haïssaient, ils le tenaient pour un intrus doré, dont il est permis de gratter l’or, mais dont il est défendu de faire son ami. Ces gens, en effet, reniés bien souvent par ceux-mêmes dont ils portent et salissent le nom, et n’ayant plus de leurs frères cette austère et farouche vertu qui aide à supporter dignement l’adversité, ne craignent pas, pour servir de honteux intérêts et pour satisfaire leurs tristes passions, de frayer avec n’importe qui. Mais néammoins, ils conservent pour tout ce qui est étranger à leur caste une répulsion secrète et instinctive, sentiment, hélas ! qui peut être admirable chez des hommes supérieurs et indépendants, mais qui n’est que ridicule quand il se rencontre chez de misérables fantoches, seulement gonflés d’une gloire qu’ils sont trop enclins à croire héréditaire, et lorsqu’il est engendré par la peur, le mépris ou la jalousie.

Dès que Jacques Dubanton eut compris le dédain que dissimulaient les égards qu’on avait pour lui, une rage sourde commença de bouillonner dans son cœur. Lui qui croyait avoir conquis le monde, il voyait maintenant devant lui deux fractions bien distinctes de la société : la classe décadente, cette aristocratie aveulée, qui semble n’avoir été faite que pour jouir, qui, comme les courtisanes, fréquente indistinctement tous ceux qui sont riches et se vend comme elles au plus offrant, et cette autre aristocratie, celle-là respectueuse de sa dignité, consciente du rôle qui lui incombe, énergique, honnête et probe.

Or, celle-ci, parce qu’elle savait son passé, lui fermait ses portes ; celle-là les lui ouvrait toutes grandes, mais ne songeait qu’à l’exploiter pour le chasser ensuite comme un valet.

Alors, il maudissait ses parents, qu’il rendait responsables de sa situation, ne la voulant pas mettre sur le compte de sa propre conduite. Pourquoi n’avaient-ils été que de braves paysans ? Que n’étaient-ils nés honnêtes bourgeois, ou grands seigneurs, ce qui leur eut permis de n’être pas honnêtes. Ah ! comme alors il aurait eu du plaisir à être leur fils.

— On ne me tiendrait pas rigueur, se disait-il, des indélicatesses qu’il m’a fallu commettre !… Tous ces gens du monde, qu’ont-ils de plus que moi ? Un père dont ils peuvent parler, pas un laboureur ! Et alors il leur est permis de faire toutes sortes de cochonneries : leur nom les met à l’abri du mépris. On ferme les yeux, on leur pardonne. Qu’y a-t-il de plus stupide que cet atavisme : le fils d’un honnête homme ou d’un homme de qualité a toutes les peines imaginables à passer pour une canaille, tandis que de la moindre faute on fait un crime au fils de paysans. Décidément, la société est écœurante, et j’approuve ceux qui travaillent à la renverser pour l’édifier sur de nouvelles bases.

C’est en raisonnant de la sorte que des esprits envieux, jaloux et faux, se trouvent parfois en communion d’idées avec des âmes nobles, grandes et généreuses : ils s’accordent sur la nécessité de renverser une société qu’ils trouvent, les uns, trop honnête encore et surtout trop pleine de préjugés, les autres trop pourrie.

Les imprécations dont Jacques Dubanton ne cessait maintenant de couvrir les hommes, tous les hommes, car la haine est aveugle et ne distingue point, le soulageaient bien quelques instants, mais ne le calmaient pas. Sa femme essuyait sans se plaindre sa mauvaise humeur dont elle ne soupçonnait pas la cause et qui se traduisait par des boutades et des brutalités. Elle attribuait la nervosité à laquelle elle voyait son mari continuellement en proie à quelque maladie nerveuse. Parlait-elle de consulter un médecin, il entrait alors dans des colères folles. Un jour enfin qu’elle le poussait de s’expliquer sur l’étrange mal qui semblait le ronger, il éclata, et comme elle lui avait demandé :

— Mais enfin, mon ami, où souffrez-vous ? Qu’y a-t-il ?

— Il y a, s’écria le misanthrope, il y a que tous les gens qui nous entourent me dégoûtent ! Il y a que j’en ai assez d’être traité comme un larbin !…, Je veux qu’on ait pour moi le respect que l’on a pour d’autres qui ne valent ni plus ni moins que moi !…

Elle ne put s’empêcher de rire, ce qui l’exaspéra. Elle tenta de le consoler, lui assura qu’il se trompait, que d’ailleurs l'opinion du monde devait leur importer peu, que le vrai bonheur est dans l’amour, qu’elle était heureuse parce qu’elle était près de lui, qu'il devait l'imiter.

Il haussa les épaules, ne lui répondit point, continua de souffrir. Toutefois, à la longue, la jalousie qui le torturait, s’endormit peu à peu. La fortune, pensait-il, l'avait toujours favorisé et lui avait fait accomplir bien des choses extraordinaires. Pourquoi n’en serait-il pas toujours de même. Ce n’était pas le moment de se décourager. N’avait-il pas rencontré d’autres obstacles sur son chemin ? Ne les avait-il pas franchis ? Il est vrai que, cette fois, l’obstacle lui paraissait infranchissable. Il l’avait bien compris le jour où, voulant faire parti d’un cercle très aristocratique, il n’avait même pas trouvé de parrains, qui consentissent à le présenter.

— Ha !… ha !… s’était-il écrié, ivre de rage, c’est ainsi que l’on me traite !… On veut bien de moi quand je régale, mais l’on ne me juge pas digne d’entrer dans un cercle composé de bourgeois stupides, qui n’ont eu d’autre peine que de venir au monde, et qui ne sont honnêtes gens que parce qu’ils n’ont pas eu l’occasion de ne l’être pas ! Eh bien… je me présenterai au Jockey ! Avant un an, j’y entrerai et le duc de Valcerte ne me reniera plus et me traitera en égal !…

C’était un ridicule défi qu’il jetait à la société. Il voulait maintenant imposer le respect.

III

Dès lors, Jacques, de nouveau piqué par cette mouche de l’ambition qui le poursuivait partout, n’eut en tête d’autre idée que de conquérir par n’importe quel moyen ce respect auquel il avait si peu droit.

Cependant il continuait d’éblouir par le luxe insensé dont il s’entourait. Au nombre des écuries les mieux montées de Paris, les hommes de chevaux ne manquaient jamais de mettre les siennes. Le somptueux appartement de l’avenue des Champs-Élysées était devenu le temple des élégances. Mme Dubanton y trônait, pleine de grâce et d’esprit. Et quand venait l’été, sa villa de Deauville et son château de Rosbec se remplissaient d’une foule d’invités, qui formait autour de ce monarque de l’or comme une cour empressée.

Le père Barnesse, après avoir pardonné à Jacques, comme nous l’avons dit, en était arrivé à se réjouir de n’être pas le beau-père du duc de Valcerte ; celui-ci s’était vu contraint par la nécessité de vivre et de payer ses dettes, à passer l’anneau conjugal au doigt très peu aristocratique d’une vieille veuve, ex-marchande de nouveautés, riche de plus de soixante millions et qui avait la folie des grandeurs. Elle redora le blason terni du gentilhomme qui en échange, aussitôt franchi le portail de l’église, se mit en devoir de la tromper consciencieusement. Comment d’ailleurs en eût-il été autrement ? Un jeune homme de vingt-huit ans peut-il être fidèle à une femme qui a presque autant d’années que de millions !… Au reste, le noble débauché eût-il été en possession de la plus charmante épouse, sa conduite très probablement eût été la même. C’est ce que se disait maintenant le père Barnesse qui avait bien réfléchi. « Ma foi, je crois que tout est pour le mieux. Le duc n’aurait jamais fait qu’un mari détestable, et cela aurait sans doute très mal fini : car, si j’aime les titres et les honneurs, j’aime encore mieux ma chère fille, et tout duc qu’il est, je n’aurais pas hésité à casser la figure de ce petit brigand, s’il eût trompé sa femme et que sa femme eût été ma fille !… Mon gendre au contraire est le plus correct des gendres, et pour une fois, il n’a pas menti quand il m’a dit qu’il aimait Jane, Mais qui diable s’en serait jamais douté ? »

L’usurier se frottait alors les mains.

— Hé ! hé ! Ce mariage n’est pas la plus mauvaise de mes opérations !… Voilà deux enfants qui sont heureux et qui me rendent heureux !

Le père Barnesse vieillissait et sa vue baissait sans doute : c’est peut-être ce qui l’empêchait de voir clair. Mais ce que pour son bonheur et pour sa paix il ignorait, d’autres le savaient bien, et si le vieux eût entendu une certaine conversation tenue dans un wagon spécial qui ramenait à Paris les invités de chasse de son gendre, il eût été douloureusement désillusionné sur la conduite du mari de sa fille.

— Oui, disait un volumineux personnage, la figure épanouie, le cigare aux lèvres, entortillé dans une confortable couverture. Oui, Messieurs, ce que je vous ai dit sur le seigneur de Rosbec, qui vient de nous offrir une si large hospitalité, est la vérité pure.

— Mais, sans indiscrétion, fit un petit jeune homme sec et d’apparence maladive, pourrions-nous savoir de qui vous tenez ces renseignements ?

— C’est une cocotte qui me les a donnés.

— Ho ! ho ! est-ce bien digne de créance, alors ?

— Ne savez-vous pas, mon cher, que ces demoiselles sont mieux renseignées que personne sur nos affaires domestiques et que c’est dans leur cabinet de toilette qu’un mari le plus souvent apprend que sa femme le trompe !

— Vous avez raison, mon cher prince, affirma un troisième interlocuteur. C’est aussi là que s’ébauchent les mariages.

— Bref, conclut un voyageur à la barbe touffue, ces femmes sont indispensables.

— En auriez-vous jamais douté !

Le jeune homme ramena à son point de départ la conversation qui se dérobait.

— Alors, vous disiez, prince, que Dubanton trompe sa femme.

— Si cela peut s’appeler tromper : avec une vieille dame comme la duchesse de Valcerte, « la chiffonnière » comme on l'appelle !

— Evidemment c’est la vieille qui a le béguin. Mais m’expliquerez-vous le sentiment qu’il peut éprouver pour ce laideron fané ?

— Ha ! voilà, fit le gros : c’est là qu’est l’énigme. J’avoue que je ne comprends plus.

— Votre cocotte ne vous a donc pas renseigné sur ce point ?

— Elle l’ignore elle-même.

— Diable !

— Messieurs, nous allons faire une poule d’un louis, et celui qui, avant d’entrer en gare, aura donné, sur ce problème passionnant, la solution la plus raisonnable, aura gagné !

— C’est cela, entendu.

Il y eut quelques minutes de silence, pendant lesquelles tous les esprits se recueillirent.

— J’ai trouvé, s’écria tout à coup l’homme à barbe touffue. Dubanton est l’amant de la duchesse… par intérêt.

Un éclat de rire général salua ces paroles.

— Imbécile ! lui cria le prince, nous savons tous que ce n’est pas par amour et que c’est par intérêt. Mais encore faut-il nous dire la nature de cet intérêt. Est-ce pour l’argent ? Évidemment non. Dubanton à lui seul est plus riche que nous tous !

— C’est indiscutable : le mobile de cette liaison n’est donc pas l’argent.

— Alors ?

— Tas d’aveugles ! interrompit un voyageur qui jusque-là n’avait pas pris part aux débats. La situation est pourtant bien claire pour qui veut se donner la peine de réfléchir un tantinet.

— Nous écoutons.

— Ignorez-vous, messieurs, que Jacques Dubanton est un ambitieux.

— Nous le savons tous, mais encore ?

— Laissez-moi donc parler. La vieille duchesse tient les cordons de la bourse : elle a donc toute puissance sur son jeune époux, le duc de Valcerte. D'autre part, celui-ci fait dans le monde la pluie et le beau temps. Qui est présenté par lui à un cercle quelconque a bien des atouts dans son jeu. Vous savez tous cela aussi bien que moi. Il vous suffit maintenant de vous rappeler que Dubanton voulut un jour se présenter à l’Union artistique, qu’il ne trouva même pas de parrains, qu’il a maintenant la prétention d’entrer au Jockey, et si vous ne comprenez pas pourquoi le seigneur de Rosbec est l'amant de la duchesse de Valcerte, vous êtes tous bêtes à manger du foin !

— C’est vraisemblable.

— Absolument exact.

— Epatant !

— Ce petit intrigant de Dubanton est tout de même extraordinaire.

— Mais pas très propre !

— Il pourra dire qu’il a fait son chemin.

— Par les femmes !

IV

Supposez un homme qui, bien que civilisé, aurait toujours vécu loin du monde, ignorant par conséquent les préjugés, les artifices, les chinoiseries, toute cette menue monnaie dont nos poches sont pleines : je serais curieux de voir la tête que ferait cet honnête homme, si, brusquement, il tombait parmi nous. Oh ! comme il rirait de bon cœur, à moins qu’il ne pleure de pitié en parcourant l’étrange manuel que nous avons composé et qui règle et sanctionne toutes nos actions. Il verrait que pour des gens policés et délicats, tout dépend du point de vue où l’on se place, qu’il faut donc avant tout se bien placer, que la pire infâmie devient aimable pour peu qu’elle soit faite dans les formes voulues, et que par contre la moindre erreur peut prendre les proportions d’un crime.

Tel, par exemple, — je rentre dans mon sujet — ne rougit pas de se faire entretenir par une femme à laquelle il vend, c’est vrai, un nom qu’il a déshonoré — c’est reçu — qui se regimbera à l’idée, — ceci n’est point admis — de patronner ostensiblement un parvenu dont le passé a quelques taches, de faciliter à un intrigant l’accès de l’un de nos cercles fermés, souvent plus brillants par l’éclat des noms dont se composent leurs annuaires que par l’honorabilité de leurs membres.

Cela explique suffisamment que lorsque la duchesse de Valcerte pressentit son mari sur la présentation au Jockey de Jacques Du Banton — pour la circonstance une particule s’était discrètement détachée du nom — ce fut un sourire ironique qui accueillit sa demande et qui lui répondit. Devant ce sourire insolent, tout autre qu’elle eût reculé, confuse, et eût abandonné ses projets. Mais elle était follement éprise de son amant pour lequel elle n’eût pas rougi de demander un trône.

D’ailleurs, Mme la duchesse de Valcerte était plus commerçante que duchesse : elle était peu susceptible et très pratique. Ce fut donc un vrai marché qu’elle proposa à son mari et voici le discours qu’elle lui tint.

— Mon cher duc — elle l’appelait toujours ainsi, même aux heures d’intimité qui avaient été rares — la chose que je vous demande est très facile : il suffit de vouloir.

— Mais non, ma chère amie, vous vous trompez étrangement. On voit que vous ne connaissez pas encore notre monde et ses préjugés.

Nous avons dit que Mme la duchesse de Valcerte n’était pas susceptible : les pointes acerbes dont ne cessait de la cribler le jeune homme, irrité contre soi-même de tout devoir à cette vieille coquine — c’était le seul nom d’amitié qu’il lui eût consenti — la trouvaient insensible.

Le duc continuait.

— Sans doute, je crois être capable de faire entrer dans ce cercle un bourgeois riche et tant soit peu honorable, ce qui est déjà difficile, mais y présenter une canaille… ma dignité s’y refuse !

La vieille à ces mots sourit :

— Votre dignité, dit-elle : si vous le vouliez bien, nous n’en parlerions pas !

Terrible revanche que prenait la marchande millionnaire des camouflets qu’elle empochait en silence.

Le duc se mordit les lèvres : il allait répliquer. Elle prévint l’insulte, et d’une voix autoritaire :

— Il le faut, dit-elle. Je tiens à ce que vous présentiez M. du Banton au Jockey.

— Il le faut ? Je serais curieux, fit de Valcerte, l’ironie sur les lèvres, de connaître les raisons d’une pareille… obligation pour moi et d’une telle insistance de votre part.

La vieille amoureuse ne se déconcerta pas, et à son tour ironique et dédaigneuse :

— À quoi bon vous les dire ? Vous n’auriez pas le droit de me les reprocher. Sachez plutôt, duc, les conditions que je pose.

Lui, les devinait trop pour les écouter. Il se radoucit soudain :

— Je serais heureux de vous rendre le service que vous me demandez, mais, je vous le répète, la chose est impossible, absolument impossible : il est inutile de la tenter. Le passé de cet homme est encore trop présent à la mémoire de tous, pour qu’on puisse l’oublier : ce serait un scandale. Votre ami n’y gagnerait rien, et j’y perdrais moi-même tout mon prestige.

— Prétendez-vous me faire croire que dans ce cercle il n’y ait que des gens irréprochables ?

— Non point, mais ceux qui ne le sont pas ont du moins…

— Des noms qui leur servent de paravents. Je vous demande pardon, je l’avais oublié.

Le visage du jeune duc s’empourpra de colère :

— Ha !… et puis en voilà assez !… c’est. vraiment trop s’occuper d’un usurier et d’un…

— Chut ! fit la vieille en l’interrompant, vous alliez vous nommer.

Il était blême maintenant et des éclairs de rage lui passaient dans les yeux.

— Allons, dit-elle, je vois que vous n’êtes pas en état de raisonner sagement. Nous remettrons à demain la suite de cet entretien. Qu’il vous suffise de savoir que je tiens beaucoup à ce que je vous demande. C’est la première fois, d’ailleurs, depuis que nous sommes mariés, que je sollicite un service auprès de vous : il serait peu galant de me le refuser. Vous êtes libre cependant. Réfléchissez et voyez ce que vous voulez faire. Seulement, ajouta-t-elle avec un malicieux sourire, nous n’aborderons aucune autre question, avant que celle-ci soit tranchée.

Le duc fronça les sourcils. Il comprenait ce que cela voulait dire et que la vieille serait intraitable.

— Ma chère amie, dit-il après réflexion, dans l’état actuel des choses, malgré toute ma bonne volonté, il m’est impossible d’accéder à votre désir. Monsieur du Banton peut être maintenant l’homme du monde le plus accompli, cela ne suffit pas pour faire oublier le petit rez-de-chaussée de la rue Murillo, de trop célèbre mémoire. Savez-vous bien comment débuta à Paris le monsieur auquel vous vous intéressez si fort ? Un beau jour on le vit apparaître, nul ne sachant d’où il sortait. Il était pauvre, je crois, mais il avait — comment ? je l’ignore encore — de trop belles relations pour le demeurer longtemps. Une cocotte de haute envergure, qui était à cette époque ma maîtresse, le prit spécialement sous sa protection et le lança. Tous les jeunes gens de mon âge se rappellent certainement ce petit appartement de la rue Murillo, où l’on trouvait toujours de l’argent, à condition de le payer fort cher. Car, déjà à cette époque, il avait de l’argent : je ne sais qui lui en fournissait. Peut-être moi, après tout, par l’entremise de cette excellente personne qui l’aimait passionnément. Ajoutez à cela qu’on ne lui a jamais connu ni père ni mère, ni aucun parent. C’est au moins étrange. A-t-il seulement des papiers, je l’ignore. Je vous répète qu’il est impossible de présenter un tel personnage au cercle. Que votre ami fasse quelque chose qui le signale à la bienveillance du jury d’admission, et alors, mais alors seulement, je consentirai à m’occuper de lui.

— Mais quoi ?

— C’est à lui, à vous, dont il est l’heureux protégé, de chercher…

La duchesse donna l’ordre d’atteler. Quelques instants après, elle était avenue des Champs-Élysées et répétait à Jacques les propos du duc.

Du Banton se mit à marcher de long en large dans son cabinet :

— Que je fasse quelque chose !… répétait- il. Il est bon, lui ! Mais que veut-il que je fasse. Je ne suis pas plus propre que lui à faire quelque chose de bien ! ajouta-t-il en riant.

— Voyons, mon amour, disait la vieille, ne nous énervons pas et cherchons. En chemin, j’ai bien pensé à quelque chose.

— À quoi ?

— Comte du pape. Mais voilà, ça pourra être long !

— Et puis est-ce suffisant ?

— Dame ! Je n’en sais rien. Il m’a dit seulement : quelque chose qui le signale à la bienveillance du jury d’admission. Il me semble que comte du pape, ça ne serait pas mal.

— Peuh !…

— Monsieur le comte Jacques du Banton. Tu pourrais même ajouter de Rosbec. Monsieur le comte Jacques du Banton de Rosbec.

— Non, ce n’est pas sérieux. Je veux mieux que ça.

— Mais il n’y a rien, mon loup adoré. Ta petite femme a bien cherché et elle n’a rien trouvé, rien !

Il haussa les épaules.

— Ah ! continua-t-elle, que tout cela est donc ennuyeux. Se tourmenter ainsi, se créer des soucis, quand on pourrait être si heureux, tous les deux !… Aussi, cette idée de vouloir entrer dans cette boite !

D’un regard il la foudroya.

— Si c’est pour me dire ça que tu es venue, tu aurais mieux fait de rester chez toi.

— Tu es brutal !

— Je suis ce que je suis.

Elle s’était approchée de lui, lui avait passé les bras autour du cou et tentait de l’embrasser. Il se dégagea et la repoussa violemment.

— Ne m’agace pas, ça finirait mal !

— Je t’aime tant, mon amour !

— Prouve-le.

— Mais tu vois bien que je fais ce que je peux !

— Tu m’a promis de me faire entrer au Jockey : tiens ta promesse !

Elle se mit à pleurer.

— Tu me mets au supplice ! murmura- t-elle.

— Ah ! assez, n’est-ce pas ! Tu ne vas pas chialer ici ! Et puis, tu sais, tu commences à m’embêter, toi !

— Oh !… Jacques !

— Tais-toi.

— Tu me tueras.

— Tu me dis ça depuis que je te connais.

Il s’était campé devant elle et, les mains dans les poches :

— Alors, tu veux me faire accroire que ton mari ne peut pas me présenter ? Coupe-lui donc les vivres et tu verras. Seulement, voilà, tu as peur, tu n’oses pas lui parler carrément, et tu dis que tu m’aimes !…

— Mais si, je lui ai bien dit que je voulais, qu’il n’obtiendrait rien de moi avant de m’avoir accordé ce que je lui demande, mais il ne peut pas, il me l’a expliqué, et j’ai bien compris que c’est vrai !

— C’est ca, donne-lui raison, maintenant. Écoute, je n’ai pas de temps à perdre. Ma femme va rentrer d’un moment à l’autre, et j’aime autant qu’elle ne te rencontre pas ici. Retourne chez toi, et réfléchis.

Elle partit, les yeux gonflés de larmes.

— Si jamais elle remet les pieds ici, avant d’avoir obtenu ce que je veux, pensa-t-il quand il se trouva seul, je la fiche dehors !… Ces vieilles femmes sont épatantes. Je crois, sur ma parole, qu’il faudrait les aimer pour leurs rides et pour leurs cheveux blancs.

À ce moment un domestique entra et remit à du Banton une lettre de mort. Le jeune homme l’ouvrit négligemment, mais dès qu’il y eut porté les yeux, son visage s’épanouit.

— Mort ! le député de Rosbec !… murmura-t-il. Mais alors c’est un siège vacant. Si je me présentais !… L’arrondissement est modéré, je puis me présenter comme conservateur, et avec les plus grandes chances de succès, car, sans me flatter, je suis fort bien vu dans ce pays qui vit de mon luxe !… Conservateur !… Pourquoi pas franchement monarchiste !…

Comme toutes les fois qu’il était en proie à une agitation quelconque, il arpentait le cabinet.

— Député de la droite, trois cent mille livres de rentes, si avec tout cela le duc refuse de me présenter…

Il éclata de rire :

— … Je plaque la duchesse. Mais non, rien ne s’oppose plus maintenant à ma présentation. Il voulait que je fisse quelque chose : avant un mois je serai à la Chambre, défenseur acharné de la royauté !… J’estime que c’est bien lui répondre !

Et l’ambitieux, en un geste théâtral relevant ses cheveux sur son front, s’écria :

— Et maintenant, la fortune de nouveau me sourit. En avant pour la gloire !…

V

Jacques du Banton ne perdit pas de temps et posa résolument sa candidature dans l’arrondissement de Rosbec. Ce fut avec une vive satisfaction qu’il se vit sans concurrent. On a beau avoir toutes les chances de succès, jamais personne n’est plus sûr d’arriver le premier que celui qui part tout seul.

Tout donc s’annonçait pour le mieux. Au reste, du Banton avait trouvé en la personne de Crapulet un agent électoral merveilleux. Le digne homme tout d’abord avait fait quelques difficultés : ses opinions étaient contraires à celles qu’il lui fallait défendre et son honnêteté ne lui permettait pas de combattre la bonne cause et de brûler ce qu’il adorait hier. Mais les avantages que lui fit entrevoir Jacques triomphèrent aisément de ses scrupules. N’est-il pas avec la conscience toutes sortes d’accommodements.

En somme, sa mission consistait à répartir équitablement et d’une manière habile, nombre de pots-de-vin. Sur les listes des personnages dont il fallait gagner l’estime, il ne manquait jamais de mettre en tête un X énorme, qui était, disait-il, le gros électeur influent. Or, le gros électeur influent n’était autre que lui, Crapulet.

Un matin, Jacques du Banton dans son cabinet de travail était en train de rédiger sa profession de foi ultra-modérée : à la vérité, il pensait plus, en la faisant, aux membres du Jockey qu’à ses électeurs. On frappa à la porte.

— Qui est là ?

— C’est moi, Crapulet.

— Entrez.

Crapulet parut, une volumineuse serviette sous le bras.

— Je vous dérange ? Je vous apporte le courrier. Il y a un bon article dans le Journal de l’Agriculture. Par contre, je suis furieux contre le Paysan : nous n’en avons pas pour notre argent.

— Bah ! fit Jacques. Qu’importe un article !… Au fond, c’est du luxe d’engraisser ainsi les directeurs de feuilles de choux. Ne suis-je pas sûr de passer, même sans réclame et sans pots-de-vin, puisque je suis seul.

Crapulet fronça les sourcils et prit une pose tragique.

— Vous l’étiez hier : aujourd’hui vous ne l’êtes plus.

Du Banton se leva.

— Vous dites ?

— Que vous avez maintenant un adversaire, un adversaire redoutable.

— Vous plaisantez !

— En ai-je l’habitude.

— Et quel est le nom de ce fou ?

— Victor Maury.

— Victor Maury ? répéta Jacques, en se passant à plusieurs reprises la main sur le front. Victor Maury ? Il me semble que je connais ce nom là.

— Si vous le connaissez !… Et le Monsieur aussi vous le connaissez bien…

— C’est curieux !

— Rappelez vos souvenirs. Pendant trois ans, Victor Maury, vous et moi, nous avons vécu ensemble !

Et comme Jacques, les sourcils froncés, ne parvenait pas à se rappeler, Crapulet continua :

— Vous avez donc oublié la pension Adélaïde ?

Ce fut pour Jacques un trait de lumière. Victor, son ancien camarade de droit, son ami, qu’il avait perdu de vue depuis si longtemps !… Et c’est comme adversaire politique qu’il le rencontrait aujourd’hui !… Était-ce possible ! Que le sort est fantasque !

Crapulet, mélancoliquement, poursuivit :

— Lui aussi, il a fait son chemin !… Ah ! dame, il n’a pas employé les mêmes moyens que vous !… Il paraît que l’honnêteté, ça réussit encore quelquefois. Seulement, voilà, on court tant de risques. Le chemin que nous avons pris est plus sûr !

Jacques songeait. Tandis que ce lointain passé lui revenait à la mémoire, une tristesse vague l’envahissait. Il se rappelait les soirées chez Mme Adélaïde, Victor et lui ébauchant de beaux rêves pour l’avenir. Il se figurait alors la vie tout autre qu’il l’avait vue. Il était alors plein d’illusions, une sève généreuse bouillonnait dans ses veines. Hélas ! Il était honnête garçon. Une saine émotion était sur le point de briser ce cœur que le temps peu à peu avait endurci. Mais déjà l’orgueil s’en était emparé. Alors, s’écria Jacques, il pose sa candidature. Il ose me braver.

— C’est que, lui répondit Crapulet, Victor Maury n’est pas le premier venu. C’est un avocat de talent et dont on dit grand bien. Il a épousé Mlle Olga, vous savez, la russe qui mangeait à table en face de moi : ça devait arriver.

Du Banton venait de se lever :

— Bah ! fit-il… Il ne sera pas dangereux !

— Hé ! hé !… C’est ce qui vous trompe. Il s’occupe beaucoup de politique ; c’est un socialiste par conviction, ce qui est rare de nos jours.

— Je sais, je sais, ricana Jacques. Je me rappelle les théories dont il me cassait les oreilles !

— Il est aimé du peuple et les syndicats le soutiennent.

— Il aura beau faire, il ne passera jamais dans une contrée modérée !

— Qui vous dit qu’entre deux candidats extrêmes qu’on offre au pays, c’est vous qu’il choisira !

— Son nom n’est seulement pas connu à Rosbec, tandis que j’y suis aimé !

— Pour votre argent, mais votre orgueil vous a fait et vous fait tous les jours des ennemis. Mauvaise amitié, croyez-moi, celle qui ne repose que sur l’intérêt !

— En politique c’est la meilleure.

— Ah !… si au moins vous vous étiez présenté comme républicain tout simplement !… Je vous l’ai toujours dit d’ailleurs ; seulement, voilà, vous avez des idées de derrière la tête.

— Il suffit, Crapulet. Je sais ce que je fais et je vous le répète, je ne crains pas Victor Maury !

— Vous avez tort. D’ailleurs vous ne parlerez pas ainsi quand il aura été à Rosbec, et qu’il y aura fait deux ou trois conférences. C’est alors que vous verrez quel est cet homme et ce dont il est capable. Il vous retourne les opinions, paraît-il, comme des peaux de lapins !

— Vous me faites rire !

— Mais vous ne rirez pas longtemps.

Crapulet, un doigt sur les lèvres, s’était arrêté.

— Que voulez-vous dire ?

— Quelque chose de grave… de très grave !

— Parlez donc !

— C’est toute une histoire.

— Asseyez-vous, Crapulet, je vous écoute.

— Voilà. Il y a quelques années un étranger frappait à la porte de Victor Maury, s’asseyait devant son bureau et lui parlait en ces termes : « Monsieur, j’ai entendu dire grand bien de vous ; la renommée de votre talent est venue jusqu’à moi, et c’est pourquoi je viens vous demander un conseil. » Ce disant, il jetait sur la table un dossier. « Vous prendrez connaissance de ces quelques feuilles de papier que je vous laisse, continua-t-il. Je reviendrai demain et vous me direz ce qu’il faut faire. »

— Où diable voulez-vous en venir, Crapulet ! Rien de tout ce que vous me racontez- là ne m’intéresse !

— Vous faites erreur : tout vous intéresse au contraire.

Il cligna malicieusement des yeux et, savourant l’anxiété de Jacques :

— Savez-vous, lui demanda-t-il, ce qu’il y avait dans ce dossier ?

— Parlez donc ! s’écria du Banton énervé. Je ne peux pas le savoir !

— Si. Il vous suffira pour cela de vous reporter par la pensée à la première opération d’argent que vous fites et qui consistait…

Jacques, d’un geste impérieux, l’avait arrêté.

— Ah ! vous avez compris ! fit Crapulet.

— Où est-il, ce dossier ?

— Précisément entre les mains de Maury, qui, je ne sais par quelles raisons, a dissuadé son client de porter plainte. Il lui aura dit sans doute que ce dossier n’avait aucune valeur. Toujours est-il qu’il l’a gardé. Or, pourquoi l’a-t-il gardé ? Pourquoi aurait-il conservé toutes ces paperasses, sinon pour s’en servir plus tard. Plus tard, m’est avis que c’est aujourd’hui.

Jacques était blême :

— À tout prix, il me faut ce dossier.

Crapulet sourit :

— Voyons… ne soyez pas enfant. Vous n’êtes pas assez simple pour croire que ce monsieur va vous le rendre à l’heure où il en a le plus besoin !

— Je l’achèterai, quelque prix qu’il me doive coûter.

— L’acheter, c’est facile à dire. Encore faut- il que celui qui le détient consente à le vendre.

— Je lui offrirai une fortune, s’il le faut.

— Lui en offririez-vous deux, il est fort possible qu’il ne les accepte pas. Et cela ne serait pas extraordinaire : avez-vous vendu à M. Barnesse les papiers que vous aviez, le compromettant ?

— Mais vous m’avez dit que c’était un honnête homme.

— C’est vrai, ce qui change la tournure des choses, dit Crapulet en souriant. Néanmoins il serait imprudent de vous trop fier à lui. En politique tout est permis.

— Mais il peut me couler !

— C’est mon avis !

— Que faire alors ?

Crapulet réfléchit quelques minutes :

— Voilà ce que je vous conseille, dit-il : allez voir Victor Maury. Feignez d’être heureux de retrouver un ami si longtemps perdu et que les hasards de la politique ont rapproché de vous. Amadouez-le par tous les moyens possibles. Vous êtes expert dans cet art et c’est là votre seule chance de salut !

— Vous avez raison !…

— Avouez que je remplis bien la fonction que vous m’avez confiée, et que votre agent électoral est doublé d’un policier parfait !

— Je triple vos appointements. À propos, où habite-t-il, ce Victor Maury ?

— 96, rue Saint-Jacques.

— J’y cours à l’instant et nous verrons bien le plus malin des deux !

VI

Victor Maury habitait dans une modeste maison de la rue Saint-Jacques. Il vivait là, avec sa femme et ses enfants, un garçon de quelques mois et une fillette de trois ans.

Ce fut une femme de ménage qui ouvrit à Jacques du Banton et qui l’introduisit dans le salon. La pièce ainsi dénommée était petite, simple, d’une extrême simplicité. Un mobilier sombre de chêne la décorait, un de ces mobiliers qu’on a l’habitude de voir à l’étalage des brocanteurs. Pas un objet d’art, pas un objet de luxe. La fenêtre s’ouvrait sur une cour, où l’on entendait chanter des cuisinières, et leurs chansons qui parlaient de printemps et d’amour, de soleil et de joie, semblaient comme autant d’ironies dans ce coin noir et triste, où ne pénétrait qu’à peine la clarté du jour.

Tout ce que Jacques avait sous les yeux sentait la pauvreté, et disait bien haut que si Victor Maury était parvenu, grâce à un travail acharné et à une infatigable activité, à se faire un nom au barreau et dans la politique, il était loin d’avoir fait fortune. La richesse cependant lui avait souri ; mais d’un geste, à la vérité peu banal à notre époque, il l’avait dédaigneusement repoussée. Bien des fois de grosses causes lui avaient été présentées, susceptibles de lui rapporter beaucoup d’argent. Invariablement il avait décliné l’honneur de les défendre et s’était contenté de répondre : « Je n’ai pas le temps !… » Un avocat qui n’a pas le temps de plaider une importante affaire, c’est évidemment qu’il en a de plus importantes encore ! Et de fait, les mille affaires que plaidait Victor Maury, auxquelles il consacrait tout son labeur et tout son temps, étaient — pour lui du moins — d’une importance sans pareille. Elles n’avaient aucun retentissement et lui rapportaient de modestes honoraires, quelquefois même ne lui rapportaient rien du tout, si ce n’est la satisfaction d’avoir accompli une œuvre grande et salutaire entre toutes. Il s’était constitué l’avocat des pauvres : la plupart ne le payaient pas, comme bien on pense, et le peu d’argent que d’aucuns lui donnaient lui permettait de vivre, lui et sa famille.

On se rappelle les opinions socialistes que professait le jeune étudiant de la pension Adélaïde. L’avocat Victor Maury, loin de les avoir reniées, les avait vues croître, se fortifier en lui, et tout entier il s’était consacré à leur service. « C’était un socialiste par conviction, » avait dit Crapulet, toujours bien renseigné. Victor Maury avait compris les misères humaines, ayant vécu au milieu d’elles, et il avait résolu de les soulager. À la différence de ces politiciens qui trompent le peuple par de beaux discours, qui parlent beaucoup et n’agissent jamais, Victor mettait ses théories en pratique. Aussi était-il aimé, adoré comme un dieu dans le quartier : on ne jurait que par lui et par son épouse qui, non moins zélée, non moins ardente, employait toute sa science à secourir les maux physiques des humbles. On les appelait communément les deux médecins : l’un s’efforçait d’adoucir les souffrances morales, l’autre les souffrances physiques, et tous les deux, apôtres de la charité, dépensaient toutes leurs forces au soulagement de l’humanité.

La première impression que ressentit Jacques du Banton, en pénétrant dans cette atmosphère de pauvreté, fut de la gène. Il se remit bien vite cependant et lui qui ne pouvait comprendre le caractère de Victor Maury, il pensa :

— Il n’est pas riche, tant mieux ! Il sera moins exigeant. Ce que je paierai le dossier, si peu que cela soit, ça mettra toujours du beurre dans les épinards !

La porte s’ouvrit : Victor apparut et s’élança vers Jacques, dont il prit les mains qu’il retint longtemps dans les siennes.

— Comme je suis heureux de te revoir !

— Et moi, mon brave Victor, de serrer la main de mon adversaire, la veille de la bataille.

— Ne parlons pas de cela : je veux être tout à la joie d’avoir retrouvé mon ancien camarade.

Alors, il lui rappela, tout joyeux, le passé, jusque dans ses moindres détails, la pension Adélaïde, les cours de droit. Il lui rappela même son escapade à Bullier, mais aussitôt son front s’assombrit : n’était-ce pas de cette heure en réalité que datait l’inconduite de son ami.

Jacques l’écoutait, feignait de partager sa joie, et au fond ne songeait qu’au moyen d’amener habilement sur le tapis la question du dossier.

— À propos, fit tout à coup Victor, tu connais ma femme ! Elle sera enchantée de te revoir, reste donc à déjeuner avec nous.

— Je te remercie. Je ne peux pas aujourd’hui.

— Quand tu voudras. Tu nous feras toujours grand plaisir en venant nous voir. Ah ! dame ! tu sais, c’est modeste, ici : on y mange à la bonne franquette !

Il ajouta, plus bas :

— Ce n’est pas comme chez toi.

Il sourit :

— Tu as fait fortune, toi !

Jacques, au lieu de se démonter, saisit la balle au bond et simulant l’amertume :

— Ma fortune m’est lourde, dit-il à mi-voix : je l’ai mal acquise.

Victor baissa les yeux :

— Je sais, dit-il.

Puis il reprit :

— Mais il ne tiendrait qu’à toi de racheter ta vie. Si tu employais cette triste fortune en bonnes œuvres.

— C’est ce que j’ai résolu de faire, répondit hypocritement le jeune homme.

— À la bonne heure !… s’écria Victor.

Et tout de suite, emporté par son rêve :

— Oh ! si tu savais, il y a tant d’infortunes à soulager, tant de douleurs à consoler !… Que de misères dans cette ville de luxe et de plaisir ! Pendant que vous festoyez, buvez, riez, chantez, vous autres, riches, de pauvres gueux crèvent misérablement de faim aux portes de vos palais. On se hâte de les enlever avec les ordures, afin que, le matin, les roues de vos voitures n’aient pas à passer dessus, afin que votre quiétude ne soit pas un instant troublée par un sentiment d’horreur, de crainte, ou de pitié peut-être !… Ah ! mon pauvre cher Jacques, si tu savais !… Mais votre excuse, c’est de ne pas savoir, de ne pas voir les plaies que nous soignons, de ne pas entendre les gémissements qui nous déchirent les oreilles et le cœur !… Vous êtes heureux, el cela suffit : il vous semble que le monde tout entier est heureux ! Les lois qui sont faites par vous sont faites pour vous ; c’est pour vous que la terre tourne, c’est pour vous que le soleil brille !… Et vous avez grand raison d’être heureux ! Pourquoi ne le seriez-vous pas !

« Oui, mais vous êtes-vous jamais demandé, riches égoïstes, s’il en sera toujours ainsi, si vos frères sacrifiés, un jour, ne relèveront pas la tête pour réclamer enfin de leurs lèvres exsangues, la face livide, l’œil cave et sauvage, tout plein de vengeances cruelles, pour réclamer leur part à l’orgie où vous vous enivrez !… Et si alors, la haine jaillissant à la fois, tel un torrent impétueux, longtemps endigué, des millions de poitrines, où elle est étouffée, où elle gronde, sourde et terrible, s’ils entrent chez vous, dans vos palais, de force, s’ils brûlent, pillent tout, s’ils égorgent vos enfants et vos femmes, que leur répondrez-vous à ces gens que vous aurez traités comme des brutes et qui se vengeront comme des brutes !…

« Mais ce jour terrible, cette aurore sanglante que d’aucuns prévoient, chantent et espèrent, reluira jamais pour le plus grand honneur de l’humanité, si des âmes charitables compâtissent aux douleurs d’en bas. Ils sont si reconnaissants, ces misérables gueux, de ce qu’on fait pour eux, qu’ils épargneront toute une race d’hommes sans pitié, pour un qu’ils se rappelleront leur avoir apporté un morceau de pain, un peu de consolation. »

Jacques l’avait écouté, sans l’interrompre.

— C’est un fou pensa-t-il. Au diable ses misères humaines : je veux mon dossier.

Et tout haut, poursuivant son jeu :

— Mon cher Victor, je vois que tu ne fais que réaliser aujourd’hui tes rêves d’autrefois. Eh bien ! — et cela va t’étonner — dégoûté d’une fortune honteuse, d’autant plus lourde qu’elle est plus considérable, et voulant racheter les fautes que j’ai commises, je me propose le même but que toi, le soulagement des misères de ce monde, mais par des moyens différents : nous n’avons jamais eu les mêmes opinions politiques. Tu veux une république sociale. Je te répondrai avec Bastiat que le socialisme, c’est le despotisme incarné. Non, là n’est pas, je crois, le bonheur du peuple. Ah ! si tous les hommes étaient comme toi, sans doute ! Malheureusement les apôtres des doctrines que tu défends si brillamment, si généreusement, avec tant de sincérité, ne sont le plus souvent que de vils ambitieux, habiles rhéteurs, odieux politiciens, dont le moindre souci est certainement ce bonheur du peuple, notre noble idéal. Non, je rêve, moi, une monarchie édifiée sur des bases nouvelles, une monarchie où ne se retrouverait plus aucun des privilèges révoltants de l’ancien régime, mais qui en aurait la force à l’intérieur, le prestige à l’extérieur, deux qualités nécessaires pour assurer la paix et le bon fonctionnement des affaires publiques. Je rêve enfin une monarchie honnête faisant un peuple heureux !

Victor, trop sincère lui-même pour soupçonner Jacques de ne pas l’être, secoua la tête : un sourire incrédule, quant au succès des opinions que venait d’émettre son adversaire, glissa sur ses lèvres.

— Tu te leurres, dit-il. Mais je ne veux pas — aujourd’hui du moins — discuter avec toi. Je sais ce qu’est une opinion politique, et que, quand elle est enracinée, rien ne saurait l’arracher du sol où elle a pris naissance. Il me suffit de savoir, pour ne pas te considérer comme un ennemi et te tendre la main, que tu te proposes le salut du peuple.

— Le salut du peuple, répétait Jacques, l’air inspiré, les yeux perdus dans le vague, le salut du peuple, oui, voilà mon ambition, toute mon ambition désormais. Ce ne sera pas alors seulement une bonne, une grande action que j’aurai faite : j’aurai racheté tout le mal que j’ai commis. Quelle joie pour moi, ce jour-là ! Car tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir, mon cher Victor, combien je souffre d’être ce que je suis ! Rompre avec mon passé, l’étouffer, l’oublier, ah ! si c’était possible !

— Mais rien n’est plus facile, ce me semble.

— Hélas !… Pas si facile que tu le crois. J’ai laissé derrière moi tant de vestiges de mon odieuse conduite.

Victor sourit et demanda :

— Sont-ils si nombreux, ces vestiges ?

Jacques, lui ayant fait signe de s’approcher comme pour une confidence, murmura mystérieusement :

— Tu es mon ami, Victor : je n’ai rien à te cacher. Quelque pénible que soit l’aveu que je te vais faire, il me sera doux de m’épancher en toi.

Et il lui raconta, sans omettre un détail, avec une sincérité touchante, la première opération d’argent qu’il avait faite. Il lui dit comment il avait imprudemment laissé tout un dossier accablant pour lui entre les mains de sa victime, etc… etc.

Tandis qu’il parlait, apparemment en proie à une émotion violente, le visage de Maury s’épanouissait.

— Quelle joie ce serait pour moi, conclut Jacques en terminant, de rentrer en possession de ces paperasses et de pouvoir les détruire !

Victor Maury lui prit les mains :

— Cette joie, mon bon Jacques, il m’était réservé de te la donner. Mais j’en connais une plus grande encore, c’est celle que j’éprouve en ce moment !

— Je ne te comprends pas !

Victor se leva, se dirigea vers une table, ouvrit un tiroir qui était fermé à clef et d’où il tira une liasse de papiers, qu’il mit sous les yeux de Jacques.

Celui-ci recula de deux pas, feignant l’ébahissement.

— Comment ?… C’est toi, toi… qui as cela !…

Et tandis qu’il jouait si bien son rôle, le fourbe en lui-même pensait :

— Je suis curieux de savoir comment il va s’y prendre pour me le vendre. Je parie qu’il va me dire qu’il a besoin d’argent pour soulager ses misères humaines.

Cependant Victor tenait toujours la liasse à la main et la présentait à Jacques.

— Eh bien, dit-il, prends-le donc ce dossier : as-tu peur qu’il te brûle les doigts.

— Mais…

— Tu auras la joie de le détruire toi-même !

— Me le donnerais-tu ? ne put s’empêcher de dire du Banton, qui avait peine à en croire ses yeux et ses oreilles.

— Dame !… fit l’autre en riant, je ne vais pas te le vendre ! La personne qui me l’a apporté, voulait te poursuivre. Je l’en ai dissuadée, en lui énumérant les frais considérables d’un procès qu’elle n’était pas sûre de gagner, loin de là : c’est ainsi que, sans forfaire, j’ai pu te sauver du scandale et j’ai gardé dans mon tiroir ces vilains papiers, pour te les remettre… car j’espérais bien te revoir un jour.

— Tu as fait cela !

— Qu’y a-t-il là qui t’étonne. J’ai fait cela, oui, en bon camarade.

— Ah ! mon cher Victor, comme je te remercie. Viens, que je t’embrasse !

Il étreignit Maury dans ses bras et l’embrassa.

Eh bien ! le croirait-on, en cette minute, le cœur de Jacques du Banton n’éprouva pas le moindre généreux sentiment. La joie seule l’inondait de posséder enfin ce qu’il était venu chercher. Ce baiser que le gendre de Barnesse venait de donner à l’avocat du peuple, était un baiser de Judas.

VII

Dès que Jacques se vit en possession du fameux dossier et qu’il fut certain d’être à l’abri de toute révélation étayée sur des preuves irréfutables, il entreprit contre Victor Maury, son ancien camarade, la plus odieuse campagne qu’on puisse imaginer. Tous les journaux, ses porte-voix, firent chorus pour tomber sur le candidat socialiste.

D’abord parut un article, assez timide et peu malveillant qui, tout en s’en défendant, soupçonnait habilement Victor Maury de n’être pas honnête.

— Nous respectons toutes les opinions, disait cet article, émises et défendues par des hommes honnêtes et convaincus. Nous ne connaissons pas M. Victor Maury : nous voulons croire qu’il est de ces derniers, bien que certains bruits peu favorables nous soient parvenus sur son compte. Assurément, ce sont là des calomnies : nous ne ferons que les enregistrer impartialement, tout en refusant, jusqu’à preuve évidente, d’y ajouter foi.

La rédaction de cet article bon apôtre était trop imprégnée de la fourbe sophistique de Crapulet, pour que celui-ci n’en fût pas l’auteur.

Bientôt un autre article suivit, qui énumérait ces soi-disant bruits et semblait cette fois leur accorder quelque créance.

Tout cela, c’était pour tâter le terrain et servir d’entrée en matière.

Une semaine ne s’était pas écoulée, qu’on accusait Victor Maury, cette fois ouvertement, de n’être qu’un vulgaire ambitieux, ayant soif d’honneurs et d’argent et ne voyant dans le peuple qu’un marchepied pour se hisser à la fortune et à la gloire. Ses plus belles vertus étaient bafouées, ridiculisées, niées, ou bien, sous la plume habile des rédacteurs de la bande du Banton, se transformaient en vices. Il était pauvre, parce qu’il était incapable de plaider une cause ; il paraissait bon, charitable : ce n’était que de l’hypocrisie, pour séduire le pauvre peuple crédule. Et les journaux concluaient :

— Que ne reste-t-il au barreau ! Il y fait tant de bien, affirment ses amis. On dirait vraiment que le Palais-Bourbon est aujourd’hui devenu le point de mire de toutes les toques mal achalandées !

Victor Maury, d’abord surpris de voir les journaux qu’inspirait son ancien ami, mettre en doute son honnêteté, comprit vite au déluge de calomnies sous lequel on essaya de le noyer, l’infâme comédie qu’avait jouée le scélérat en le venant voir et en lui affirmant ses bonnes et généreuses intentions.

D’ailleurs du Banton n’était plus revenu rue Saint-Jacques.

Devant une telle conduite, le jeune avocat eut un mouvement d’indignation bien naturelle. Il jura de se venger, de répondre du tac au tac. Mais l’insulte, la médisance n’étaient pas son fort, il s’en aperçut vite. Au premier article haineux qu’il voulut rédiger, il fut pris d’écœurement et jeta la plume.

— Ma foi, se dit-il, s’il faut pour gagner la partie, remuer des tas d’ordures, fouiller dans la boue, et pour se défendre de toutes ces odieuses bêtises qu’on invente sur vous, déshonorer un homme aux yeux de la foule, j’aime mieux abandonner la lutte. Le misérable triomphera sans doute, mais son triomphe sera de courte durée et lui coûtera cher, parce que Dieu est juste. Quant à moi, dans la solitude je continuerai à faire le bien : mes pauvres savent, eux, que je ne suis ni un incapable, ni un hypocrite, et leur affection, qui m’est plus chère que tout au monde, sera ma consolation.

Malheureusement pour Victor, son parti ne raisonnait pas ainsi et n’admettait pas qu’il reculât. Il avait engagé la lutte, disait-on, il fallait la soutenir. Un soldat n’a pas le droit de déserter le poste qu’on lui a confié, dût-il y laisser la vie. On ne comprenait pas son silence, on commençait à s’impatienter, on le traitait de lâche. En sorte que bientôt ses partisans de la veille devinrent ses ennemis les plus acharnés.

— S’il ne répond pas à tout ce qu’on lui reproche, disaient les feuilles conservatrices, et répétaient les feuilles socialistes, c’est évidemment qu’il n’a rien à répondre.

Sa candidature, déjà compromise, perdit encore du terrain. La victoire de Jacques du Banton ne faisait plus maintenant de doute pour personne.

Un mot aurait suffi pour remettre les choses au point, pour confondre le misérable du Banton, pour faire éclater la vérité, mais ce mot il répugnait à Victor de le prononcer et Jacques savait bien qu’il ne le prononcerait pas. Ainsi, l’audace et la fourberie escomptaient la générosité et le scrupule.

Cependant la bande de Jacques, les Crapulets, Berckems et Cie, ne se tenaient plus de joie. Ils jubilaient et se frottaient les mains.

— Nous lui en avons bouché un coin, à ce philanthrope ! Voilà ce qui s’appelle manœuvrer !

Madame la duchesse de Valcerte était dans le ravissement. Jacques, son Jacquot bien-aimé, allait être élu à une forte majorité : le duc le présenterait aussitôt au Jockey, il s’y était engagé. La vieille amoureuse, dans son zèle inlassable à satisfaire son amant, lui avait trouvé pour second parrain le prince de Radigal. Elle ne doutait plus du succès final et son jeune hidalgo lui apparaissait déjà dans tout le rayonnement du triomphe, éblouissant de gloire. Elle ne l'appelait plus que « mon bel astre » ou bien encore « mon divin soleil » : ce n’était plus de l’amour qu’elle avait pour lui, c’était de l’adoration.

En feuilletant une liste portant les noms des représentants de la nation, elle avait découvert un homonyme de du Banton. Elle avait aussitôt jugé qu’il serait nécessaire, pour éviter toute confusion, que Jacques ajoutât à son nom patronymique celui de son domaine, et il fut décidé que, dès son entrée à la Chambre, le jeune député se nommerait du Banton de Rosbec. Par la suite on obtiendrait bien un titre quelconque et la duchesse ne désespérait pas d’avoir un jour pour amant le comte Jacques du Banton de Rosbec.

Le père Barnesse laissait faire, sans rien dire et riait dans sa barbe. Il avait décerné à son gendre le titre de « roublard », qu’il tenait en grande estime.

Quant à Jacques, le héros de la fête, pas l’ombre d’un remords n’assombrissait sa félicité. Son ambition l’empêchait de voir l’infamie de sa conduite. Il n’était même pas étonné de ses succès : il était maintenant habitué à voir tous les obstacles s’aplanir devant lui. Le rêve de toute sa vie d’aventurier allait se réaliser. Il allait mettre le pied sur les plus hauts degrés de l’échelle sociale. Mais alors, la société que bien des fois il aurait voulu anéantir, cette société qu’il était sur le point de dominer, de diriger, il l’eût souhaitée plus vaste, plus étendue, pour entendre, plus nombreuses, les louanges qui déjà montaient de toutes parts jusqu’à lui.

Le futur député s’était installé en son château de Rosbec, , à son poste de combat, comme il disait avec fanfaronnade. Il prenait lui-même la parole dans des réunions politiques : son verbe facile, sa faconde intarissable séduisaient ses auditeurs. Deux fois par semaine il faisait distribuer, en sa présence, des vivres et des vêtements aux miséreux du pays, s’engageait à maintenir cet usage s’il était élu et disait : « M. Maury, mon honorable adversaire, parle : moi, j’agis. »

Un jour, pendant qu’il déjeunait, en compagnie de quelques intimes, on lui remit une lettre. Il l’ouvrit et ne put réprimer un geste de surprise en apercevant, en guise de signature, les initiales V. M.

La missive était courte ; elle contenait ces mots :

« L’ambition est la meilleure et la pire des passions humaines, selon qu’elle est bien ou mal dirigée, selon que les moyens qu’on emploie, pour la servir, sont bons ou mauvais : elle a fait des héros, elle a fait aussi des chenapans. »

Telle fut l’unique et bien modeste vengeance du trop honnête Victor Maury. Jacques la trouva plaisante et ridicule, et en fit part à ses amis.

— Celui qui a écrit ces lignes, déclara sentencieusement Crapulet, n’est pas seulement un imbécile, c’est, en outre, un méchant homme et un orgueilleux, puisqu’il traite les autres de chenapans et qu’il se croit un héros !

À mesure que le jour du scrutin approchait et que devenait plus certaine la victoire de Jacques du Banton, les courtisans se faisaient plus nombreux et plus empressés au château de Rosbec. Les hésitants de la dernière heure, les timorés et ceux dont toute la politique consiste à attendre pour pencher enfin du côté où souffle le vent, commençaient de se rallier ouvertement à lui, prévoyant que c’était le parti sûr. Ils s’apprêtaient déjà à glaner tous les mille petits bénéfices qu’émiette autour d’elle la victoire électorale d’un personnage puissant et riche. Il faut dire que le, maître de la maison les traitait superbement. Ce n’étaient que, parties de chasse, fêtes, dîners et réjouissances de toutes sortes.

Un soir, qu’après un magnifique festin, il était accoudé à la balustrade du perron, Jacques se prit à réfléchir sur le passé, ce qui lui arrivait rarement. Trop occupé à sonder l’avenir, l’ambitieux n’avait jamais le temps de regarder derrière lui. La nuit était belle ; le ciel était pailleté de millions d’étoiles et la lune, qui jetait silencieusement sur les marches de marbre de la vaste terrasse, le voile pâle de ses rayons blafards, provoquait la rêverie. Jacques revit ses vieux parents dans la vieille chaumière, tout là-bas, sur le bord de la route, près de l’étang solitaire où l’on entend, à l’heure du crépuscule, passer le sifflement des courlis plaintifs. À ce doux et mélancolique souvenir de son humble jeunesse, son cœur s’attendrit-il ? Une larme vint-elle en ce moment briller au coin de cet œil dont le regard étrange fascinait les femmes ? Éprouva-t-il une émotion quelconque, remords, regret, tristesse ?… Non. Seulement sa vanité s’enfla.

Il murmurait :

— Député de la droite, archi-millionnaire, candidat au Jockey-Club de France, ayant pour parrains le duc de Valcerte et le prince de Radigal ! Eh bien ! les vieux, qui dormez sous le gazon, là-bas, dans le petit cimetière, levez-vous donc et regardez votre fieu : les princes et les ducs l’escortent dans le chemin des honneurs.

Une main venait de se poser sur son épaule. Brusquement il se retourna : c’était Crapulet.

— À quoi pensez-vous donc ? demanda celui-ci.

— Au passé, répondit Jacques.

— Le regretteriez-vous ?

Jacques le regarda : il rit, et lui offrant un cigare :

— Crapulet, vous serez toujours plaisant !

VIII

On était à la veille des élections législatives. Jacques du Banton était allé présider un dernier banquet dans les environs. Pour la dernière fois avant le scrutin, il avait pris la parole et les applaudissements, dont sa péroraison avait été couverte, lui promettaient un nombre de voix considérable. La journée du lendemain s’annonçait, non pas seulement comme une victoire certaine, mais encore comme un triomphe éclatant.

Jacques revenait en victoria par une belle et claire soirée d’été au château de Rosbec. L’air était tout imprégné du parfum des fleurs ; dans les prés les grillons chantaient. Un souffle léger frissonnait dans les feuilles des peupliers, plantés de place en place sur le bord de la grand’ route, comme des géants impassibles. Sur une colline, couverte de sombres sapins, la lune semblait avoir posé, pour y passer la nuit, son disque souriant.

Doucement bercé par le roulement monotone de la voiture, qu’emportaient deux vigoureux postiers, Jacques se laissait aller au charme voluptueux qu’éprouve l’esprit alourdi pendant la digestion d’un repas copieux.

Un cahot le tira soudain de sa torpeur. La voiture venait de franchir la grille du parc. Au lieu du roulement sonore sur le sol macadamisé de la grand’route, ce fut alors le crépitement des graviers qui faisaient aux roues un moëlleux tapis et qui, sautant, cinglaient les garde-crotte.

Quelques minutes après, la victoria s’arrêtait devant le perron, que semblaient garder, majestueux, sentinelles immuables, deux gigantesques lions de pierre.

Un domestique se présenta :

M. Barnesse, dit-il à Jacques, prie Monsieur de bien vouloir passer dans son cabinet avant de monter à l’appartement de Madame.

Jacques regarda sa montre : il était minuit.

— À cette heure ! fit-il. Que peut-il avoir à me dire ? C’est étrange.

Il jeta son pardessus au valet de pied et commanda la voiture pour le lendemain matin, à neuf heures. Il traversa rapidement le vestibule, le salon, un petit salon, une salle de billard, un fumoir et la bibliothèque, et frappa à la porte d’une pièce située à l’extrémité du château ; c’était là que Barnesse, quand il venait habiter chez son gendre, avait coutume de se retirer pour travailler.

Le vieillard vint lui-même ouvrir la porte et fit signe à Jacques de s’asseoir. Le jeune homme remarqua tout de suite, à la lueur vague d’une lampe posée sur le bureau, que son visage était défait.

— Comme vous êtes pâle, beau-père !… Seriez-vous indisposé ?

— On le serait à moins, répondit en s’asseyant le vieillard, d’une voix sifflottante que Jacques reconnut pour l’avoir déjà entendue.

Cela ne présageait rien de bon. Entre le Barnesse d’aujourd’hui et celui en présence duquel il s’était trouvé quand il était venu demander la main de Jane, du Banton saisit une ressemblance qui le fit trembler. Seulement, à la différence de l’autre, le Barnesse d’aujourd’hui était cassé, ridé, affreusement changé. Il avait dix ans de plus : il n’en était que plus tragique.

— J’ai hâte, dit Jacques, de connaître l’objet de votre souci. Pour me convoquer à pareille heure, il faut que vous ayez quelque chose de bien grave et de bien pressé à me dire !

— Très grave et très pressé, répéta Barnesse.

— Parlez, je vous en prie.

Le vieillard s’était levé, comme mû par un ressort. Il fit quelques pas. Deux fois il ouvrit la bouche pour parler et s’arrêta. Ses doigts se crispaient nerveusement. Enfin, s’avançant vers Jacques, et redressant sa taille courbée, il cria, laissant éclater sa colère, une flamme dans les yeux et d’une voix rauque.

— Misérable !

Du Banton qui depuis quelques minutes le suivait du regard, effrayé, recula son fauteuil.

— Vous m’avez appelé ?

— Du seul nom qu’il vous convient de porter !

— Mais, expliquez-vous donc !

— J’ai eu tort, fit le vieux comme se parlant à soi-même. Je me suis juré d’être calme… jusqu’au bout.

Et s’adressant à Jacques :

— Vous avez une maîtresse.

— Moi ?

— Vous.

— C’est faux !

— C’est vrai.

— La preuve ?

— La voici.

Et Barnesse, d’une main tremblante de colère, lui tendit une lettre que Jacques saisit et approcha de la lampe.

Il lut :

« Mon cher amour,

« Je ne vis plus. J’ai hâte d’apprendre ta victoire. À la veille du grand jour, je ne puis résister au bonheur de le dire combien je t’aime. Crapulet me tiendra demain au courant des événements, heure par heure, télégraphiquement. Et je compte, avant peu, recevoir la visite de mon député, que j’aime à la folie !

« Ta tienne.
« de V. »

Jacques rageusement froissa le papier et d’un geste de dépit le jeta au panier. Il pensa :

— Elle avait bien besoin de m’écrire, cette vieille taupe !

Et tout haut, menaçant :

— Où avez-vous trouvé cette lettre ?

Barnesse avait complètement repris possession de lui-même.

— Ce n’est pas malheureusement pas moi qui l’ai trouvée, répondit-il. Le malheur eût été réparable. C’est votre femme qui, par mégarde ou vous soupçonnant, la malheureuse, l’a décachetée. L’infortunée ne fait que sangloter. Vous savez qu’une émotion trop forte peut la tuer : sa vie donc est en danger. Et voilà pourquoi, moi qui suis son père, moi qui l’aime, je viens vous demander compte de votre indigne conduite !

Tandis que parlait le vieux, Jacques du Banton, lui aussi, avait peu à peu rassemblé ses esprits.

— En vérité, beau-père, vous êtes extraordinaire. En voilà une belle affaire ! J’ai une maîtresse : après ? Qui n’en a pas dans notre monde, après dix ans de mariage !

C’était plus que n’en pouvait supporter la patience contrainte du vieux :

— Ma fille se meurt, s’écria-t-il hors de lui, et voilà tout ce que vous trouvez à répondre !

— Je suis franc !

— Vous êtes ignoble !…

— J’ignorais que la franchise fût…

— Et vous croyez que cela va se passer ainsi !

Au geste menaçant qui accompagna ces derniers mots, Jacques comprit qu’il faisait fausse route.

— Je crois, reprit-il, je suis sûr que vous êtes assez intelligent pour comprendre la situation. La femme qui a écrit ces lignes est la duchesse de Valcerte, qui va bientôt fêter, si je ne m’abuse, son soixantième anniversaire. Vous imaginez-vous que je l’aime ?… Allons, réfléchissez, et puisque nous sommes entre nous, parlons franchement : je n’ai jamais vu dans cette femme qu’un moyen de parvenir là où je veux aller et de devenir un homme dont son beau-père puisse parler avec orgueil.

Il dit cela, souriant, comme la chose la plus honnête et la plus naturelle, ce qui ne fit qu’exaspérer la colère de Barnesse.

— Vous vous êtes servi de cette femme, misérable, comme vous vous êtes servi de toutes les femmes que je vous ai connues, pour vous élever sans cesse davantage, comme vous vous êtes servi de ma pauvre fille… que vous n’aimez pas, que vous n’avez jamais aimée ! Votre attitude cynique le dit trop aujourd’hui !

— Allons, beau-père, je vois que ce soir vous n’êtes pas en état de raisonner. Remettons à demain la suite d’une explication pénible. Au lieu de nous énerver mutuellement, nous finirons certainement par nous entendre. Quant à Jane, si vous n’y mettez pas d’obstacle, je me fais fort de la consoler et de la guérir.

— Vous croyez !… La pauvre enfant vous aime, et rien ne pourra désormais cicatriser la blessure qu’elle vient de recevoir. Elle en mourra, c’est moi, son père, qui vous le dis !… Mais que vous importe après tout, qu’elle souffre, qu’elle meure !… Vous vous en fichez pas mal ! Ha ! ce n’est pas le remords ni la pitié qui vous tuera jamais, vous !… Tromper sa femme : qu’est-ce que cela, dites-vous ? On trompe sa femme comme l’on va aux premières : c’est bien porté. Et si la malheureuse en souffre, tant pis, et si elle en meurt, tant mieux ! Voilà votre morale, elle est jolie !

Jacques du Banton prit alors le ton qui lui convenait le mieux, celui de la fanfaronnade et de l’ironie. Il éclata de rire :

— Je ne la troquerais toujours pas contre la vôtre !

— Taisez-vous, bandit !

— Ne m’insultez pas : vous vous insulteriez !

Le vieillard, devant une telle audace, suffoquait, devenu blême :

— Quel est donc le démon qui vous possède ?

Jacques ne perdait rien de son calme :

— Celui-là même qui m’a dit un jour : dans la vie, il faut être habile et non honnête !

— Outrager un vieillard !… Vous n’avez donc plus le moindre scrupule ?

— N’est-ce pas vous qui m’avez appris à n’en pas avoir.

— Tu es un monstre ! hurla Barnesse au paroxysme de la rage.

— Comme celui qui m’a fait. Je vous rends la monnaie de votre pièce, beau-père.

Il y eut une minute de silence, pendant laquelle les deux hommes, pareils à deux fauves, s’observèrent : l’un, froid, hautain, dédaigneux ; l’autre, écumant, les lèvres frémissant de colère.

Tout à coup, le vieux se précipita vers le bureau.

— Je veux venger ma fille ! clama-t-il.

— Je vous en supplie, remettez à demain votre vengeance. Je suis horriblement fatigué et je dors debout.

Le vieillard eut un rire satanique :

— Ha !… ha !… Je m’en vais vous coucher, Monsieur, et dans un lit où vous reposerez en paix !

Disant ces mots, il ouvrit un tiroir et en tira un revolver.

Devant cet argument imprévu et brutal, le flegme du jeune homme s’évanouit. Il pâlit.

— Vous ne ferez pas cela !

— Compte que je vais me gêner. Je vais te tuer comme un chien !

— Barnesse ! Calmez-vous !… Vous êtes fou !

— Tu trembles, fripouille ! Ton heure est venue d’expier tes crimes !

D’un bond, Jacques s’élança sur son adversaire et lui arracha l’arme qu’il tenait dans ses doigts crispés.

Il poussa un cri de triomphe.

— À moi le premier, vieux chenapan !… Ah ! tu voulais m’envoyer à six pieds sous terre ! Eh bien ! tu t’en iras avant moi ! N’est- ce pas juste, d’ailleurs : tu es le plus âgé, tu dois passer devant.

— Grâce ! implorait le vieillard à genoux, les mains jointes.

— Vieux scélérat !

Il visa et fit feu.

Le vieillard se redressa, tout droit, si bien que le jeune homme crut l’avoir manqué. Il étendit ses bras qui battirent l’air, et tomba, frappé en pleine poitrine.

— Bon Dieu ! murmura Jacques dont les dents claquaient, qu’ai-je fait !

Le revolver qu’il tenait à la main lui échappa. Il se pencha, tremblant de peur, sur le corps inerte du vieillard, pour voir s’il respirait encore.

Soudain, celui-ci étendit la main gauche, saisit Jacques au collet et de l’autre s’emparant du revolver, il le lui déchargea à bout portant.

Il y eut deux cris, simultanés :

— Canaille !…

— Bandit !

Et les deux hommes roulèrent, chacun de son côté, morts.

Ainsi finirent, tué l'un par l'autre, ces deux misérables, dont la vie n'avait été qu'un long tissu de vices, de fourberies et de crimes.

FIN