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Pelléas et Mélisande/Acte 3

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Paul Lacomblez (p. 35-53).

ACTE III



Scène I

Une des tours du château. — Un chemin de ronde passe sous une fenêtre de la tour.
MÉLISANDE, à la fenêtre, pendant qu’elle peigne ses cheveux dénoués.

Mes longs cheveux descendent jusqu’au seuil de la tour !
Mes cheveux vous attendent tout le long de la tour !
Mes cheveux vEt tout le long du jour !
Mes cheveux vEt tout le long du jour !

Mes cheveux vSaint Daniel et Saint Michel,
Mes cheveux vSaint Michel et Saint Raphaël,
Mes cheveux vJe suis née un Dimanche !
Mes cheveux vUn Dimanche à midi !

Entre Pelléas par le chemin de ronde.
PELLÉAS.

Holà ! Holà ! ho !

MÉLISANDE.

Qui est là ?

PELLÉAS.

Moi, moi, et moi !… Que fais-tu là à la fenêtre en chantant comme un oiseau qui n’est pas d’ici ?

MÉLISANDE.

J’arrange mes cheveux pour la nuit…

PELLÉAS.

C’est là ce que je vois sur le mur !… Je croyais que c’était un rayon de lumière…

MÉLISANDE.

J’ai ouvert la fenêtre. Il fait trop chaud dans la tour, il fait beau cette nuit.

PELLÉAS.

Il y a d’innombrables étoiles ; je n’en ai jamais autant vu que ce soir ;… mais la lune est encore sur la mer… Ne reste pas dans l’ombre, Mélisande, penche-toi un peu, que je voie tes cheveux dénoués.

Mélisande se penche à la fenêtre.
MÉLISANDE.

Je suis affreuse ainsi.

PELLÉAS.

Oh ! Mélisande !… oh ! tu es belle !… tu es belle ainsi !… penche-toi ! penche-toi !… laisse-moi venir plus près de toi…

MÉLISANDE.

Je ne puis pas venir plus près de toi… je me penche tant que je peux…

PELLÉAS.

Je ne puis pas monter plus haut… donne-moi du moins ta main ce soir… avant que je m’en aille… Je pars demain…

MÉLISANDE.

Non, non, non…

PELLÉAS.

Si, si ; je pars, je partirai demain… donne-moi ta main, ta main, ta petite main sur mes lèvres…

MÉLISANDE.

Je ne te donne pas ma main si tu pars…

PELLÉAS.

Donne, donne, donne…

MÉLISANDE.

Tu ne partiras pas ?…

PELLÉAS.

J’attendrai, j’attendrai.

MÉLISANDE.

Je vois une rose dans les ténèbres…

PELLÉAS.

Où donc ?… Je ne vois que les branches du saule qui dépassent le mur…

MÉLISANDE.

Plus bas, plus bas, dans le jardin ; là-bas, dans le vert sombre.

PELLÉAS.

Ce n’est pas une rose… J’irai voir tout à l’heure, mais donne-moi ta main d’abord ; d’abord ta main…

MÉLISANDE.

Voilà, voilà ;… je ne puis me pencher davantage…

PELLÉAS.

Mes lèvres ne peuvent pas atteindre ta main…

MÉLISANDE.

Je ne puis pas me pencher davantage… Je suis sur le point de tomber… — Oh ! oh ! mes cheveux descendent de la tour !…

Sa chevelure se révulse tout à coup, tandis qu’elle se penche ainsi
et inonde Pelléas.
PELLÉAS.

Oh ! oh ! qu’est-ce que c’est ?… Tes cheveux, tes cheveux descendent vers moi !… Toute ta chevelure, Mélisande, toute ta chevelure est tombée de la tour !… Je les tiens dans les mains, je les tiens dans ma bouche… Je les tiens dans les bras, je les mets autour de mon cou… Je n’ouvrirai plus les mains cette nuit…

MÉLISANDE.

Laisse-moi ! laisse-moi !… Tu vas me faire tomber !…

PELLÉAS.

Non, non, non ;… je n’ai jamais vu de cheveux comme les tiens, Mélisande !… Vois, vois, vois, ils viennent de si haut et ils m’inondent jusqu’au cœur… Ils m’inondent encore jusqu’aux genoux… Et ils sont doux, ils sont doux comme s’ils tombaient du ciel !… Je ne vois plus le ciel à travers tes cheveux. Tu vois, tu vois, mes mains ne peuvent plus les tenir… Il y en a jusque sur les branches du saule… Ils vivent comme des oiseaux dans mes mains… et ils m’aiment, ils m’aiment mille fois mieux que toi !

MÉLISANDE.

Laisse-moi… laisse-moi… quelqu’un pourrait venir…

PELLÉAS.

Non, non, non ; je ne te délivre pas cette nuit… Tu es ma prisonnière cette nuit ; toute la nuit, toute la nuit…

MÉLISANDE.

Pelléas ! Pelléas !

PELLÉAS.

Tu ne t’en iras plus… Je les noue, je les noue aux branches du saule, tes cheveux. Je ne souffre plus au milieu de tes cheveux. Tu entends mes baisers le long de tes cheveux ? Ils montent le long de tes cheveux. Il faut que chacun t’en apporte. Tu vois, tu vois, je puis ouvrir les mains… Tu vois, j’ai les mains libres et tu ne peux m’abandonner…

Des colombes sortent de la tour et volent autour d’eux dans la nuit.
MÉLISANDE.

Oh ! oh ! tu m’as fait mal… Qu’y a-t-il, Pelléas ? — Qu’est-ce qui vole autour de moi ?

PELLÉAS.

Ce sont les colombes qui sortent de la tour… Je les ai effrayées ; elles s’envolent.

MÉLISANDE.

Ce sont mes colombes, Pelléas. — Allons-nous-en, laisse-moi ; elles ne reviendraient plus…

PELLÉAS.

Pourquoi ne reviendraient-elles plus ?

MÉLISANDE.

Elles se perdront dans l’obscurité… Laisse-moi relever la tête… J’entends un bruit de pas… Laisse-moi ! — C’est Golaud !… Je crois que c’est Golaud !… Il nous a entendus…

PELLÉAS.

Attends ! Attends !… Tes cheveux sont autour des branches… Ils se sont accrochés dans l’obscurité. Attends, attends !… Il fait noir…

Entre Golaud par le chemin de ronde.
GOLAUD.

Que faites-vous ici ?

MÉLISANDE.

Ce que je fais ici ?… Je…

GOLAUD.

Vous êtes des enfants… Mélisande, ne te penche pas ainsi à la fenêtre, tu vas tomber… Vous ne savez pas qu’il est tard ? — Il est près de minuit. — Ne jouez pas ainsi dans l’obscurité. — Vous êtes des enfants… Riant nerveusement. Quels enfants ! Quels enfants !…

Il sort avec Pelléas.


Scène II

Les souterrains du château.
Entrent Golaud et Pelléas.
GOLAUD.

Prenez garde : par ici, par ici. — Vous n’avez jamais pénétré dans ces souterrains ?

PELLÉAS.

Si, une fois, dans le temps ; mais il y a longtemps.

GOLAUD.

Eh bien, voici l’eau stagnante dont je vous parlais… Sentez-vous l’odeur de mort qui monte ! — Allons jusqu’au bout de ce rocher qui surplombe et penchez-vous un peu. Elle viendra vous frapper au visage. Penchez-vous ; n’ayez pas peur… je vous tiendrai… donnez-moi… non, non, pas la main… elle pourrait glisser… le bras… Voyez-vous le gouffre ?… Pelléas ? Pelléas ?…

PELLÉAS.

Oui, je crois que je vois le fond du gouffre… Est-ce la lumière qui tremble ainsi ?… Vous…

GOLAUD.

Oui ; c’est la lanterne… Voyez, je l’agitais pour éclairer les parois.

PELLÉAS.

J’étouffe ici… sortons.

GOLAUD.

Oui, sortons…

Ils sortent en silence.


Scène III

Une terrasse au sortir des souterrains.
PELLÉAS.

Ah ! je respire enfin ! J’ai cru un instant que j’allais me trouver mal dans ces énormes grottes ; j’ai été sur le point de tomber… Il y a là un air humide et lourd comme une rosée de plomb, et des ténèbres épaisses comme une pâte empoisonnée. Et maintenant tout l’air de toute la mer !… Il y a un vent frais, voyez ; frais comme une feuille qui vient de s’ouvrir, sur les petites âmes vertes. Tiens ! On vient d’arroser les fleurs au pied de la terrasse et l’odeur de la verdure et des roses mouillées monte jusqu’ici… Il doit être près de midi, elles sont déjà dans l’ombre de la tour. Il est midi ; j’entends sonner les cloches et les enfants descendent sur la plage pour se baigner.

Tiens, voilà notre mère et Mélisande à une fenêtre de la tour.

GOLAUD.

Oui, elles se sont réfugiées du côté de l’ombre. À propos de Mélisande, j’ai entendu ce qui s’est passé et ce qui s’est dit hier au soir. Je le sais bien, ce sont là jeux d’enfant ; mais il ne faut pas que cela se répète. Elle est très délicate et il faut qu’on la ménage, d’autant plus qu’elle sera peut-être bientôt mère et la moindre émotion pourrait amener un malheur. Ce n’est pas la première fois que je remarque qu’il pourrait y avoir quelque chose entre vous. Vous êtes plus âgé qu’elle ; il suffira de vous l’avoir dit… Évitez-la autant que possible ; mais sans affectation d’ailleurs ; sans affectation.

Ils sortent.


Scène IV

Devant le château.
Entrent Golaud et le petit Yniold.
GOLAUD.

Viens, nous allons nous asseoir ici, Yniold ; viens sur mes genoux : nous verrons d’ici ce qui se passe dans la forêt. Je ne te vois plus du tout depuis quelque temps. Tu m’abandonnes aussi ; tu es toujours chez petite-mère… Tiens, nous sommes tout juste assis sous les fenêtres de petite-mère. — Elle fait peut-être sa prière du soir en ce moment… Mais dis-moi, Yniold, elle est souvent avec ton oncle Pelléas, n’est-ce pas ?

YNIOLD.

Oui, oui ; toujours, petit-père ; quand vous n’êtes pas là.

GOLAUD.

Ah ! Tiens, quelqu’un passe avec une lanterne dans le jardin. — Mais on m’a dit qu’ils ne s’aimaient pas… Il paraît qu’ils se querellent souvent… non ? Est-ce vrai ?

YNIOLD.

Oui, c’est vrai.

GOLAUD.

Oui ? — Ah ! ah ! — Mais à propos de quoi se querellent-ils ?

YNIOLD.

À propos de la porte.

GOLAUD.

Comment ? à propos de la porte ? — Qu’est-ce que tu racontes là ? — Mais voyons, explique-toi ; pourquoi se querellent-ils à propos de la porte ?

YNIOLD.

Parce qu’elle ne peut pas être ouverte.

GOLAUD.

Qui ne veut pas qu’elle soit ouverte ? — Voyons, pourquoi se querellent-ils ?

YNIOLD.

Je ne sais pas, petit-père, à propos de la lumière.

GOLAUD.

Je ne te parle pas de la lumière : je te parle de la porte… Ne mets pas ainsi la main dans la bouche… voyons…

YNIOLD.

Petit-père ! petit-père !… Je ne le ferai plus…

Il pleure.
GOLAUD.

Voyons ; pourquoi pleures-tu ? Qu’est-il arrivé ?

YNIOLD.

Oh ! oh ! petit-père, vous m’avez fait mal…

GOLAUD.

Je t’ai fait mal ? — Où t’ai-je fait mal ! C’est sans le vouloir…

YNIOLD.

Ici, à mon petit bras…

GOLAUD.

C’est sans le vouloir ; voyons, ne pleure plus, je te donnerai quelque chose demain…

YNIOLD.

Quoi, petit-père ?

GOLAUD.

Un carquois et des flèches ; mais dis-moi ce que tu sais de la porte.

YNIOLD.

De grandes flèches ?

GOLAUD.

Oui, de très grandes flèches. — Mais pourquoi ne veulent-ils pas que la porte soit ouverte ? — Voyons, réponds-moi à la fin ! — non, non ; n’ouvre pas la bouche pour pleurer. Je ne suis pas fâché. De quoi parlent-ils quand ils sont ensemble ?

YNIOLD.

Pelléas et petite-mère ?

GOLAUD.

Oui ; de quoi parlent-ils ?

YNIOLD.

De moi ; toujours de moi.

GOLAUD.

Et que disent-ils de toi ?

YNIOLD.

Ils disent que je serai très grand.

GOLAUD.

Ah ! misère de ma vie !… je suis ici comme un aveugle qui cherche son trésor au fond de l’océan !… Je suis ici comme un nouveau-né perdu dans la forêt et vous… Mais voyons, Yniold, j’étais distrait ; nous allons causer sérieusement. Pelléas et petite-mère ne parlent-ils jamais de moi quand je ne suis pas là ?

YNIOLD.

Si, si, petit-père.

GOLAUD.

Ah !… Et que disent-ils de moi ?

YNIOLD.

Ils disent que je deviendrai aussi grand que vous.

GOLAUD.

Tu es toujours près d’eux ?

YNIOLD.

Oui, oui ; toujours, petit-père.

GOLAUD.

Ils ne te disent jamais d’aller jouer ailleurs ?

YNIOLD.

Non, petit-père ; ils ont peur quand je ne suis pas là.

GOLAUD.

Ils ont peur ?… à quoi vois-tu qu’ils ont peur ?

YNIOLD.

Ils pleurent toujours dans l’obscurité.

GOLAUD.

Ah ! ah !…

YNIOLD.

Cela fait pleurer aussi…

GOLAUD.

Oui, oui…

YNIOLD.

Elle est pâle, petit-père.

GOLAUD.

Ah ! ah !… patience, mon Dieu, patience…

YNIOLD.

Quoi, petit-père ?

GOLAUD.

Rien, rien, mon enfant. — J’ai vu passer un loup dans la forêt. — Ils s’embrassent quelquefois ? — Non ?

YNIOLD.

Ils s’embrassent, petit-père ? — Non, non. — Ah ! si, petit-père, si ; une fois… une fois qu’il pleuvait…

GOLAUD.

Ils se sont embrassés ? — Mais comment, comment se sont-ils embrassés ? —

YNIOLD.

Comme ça, petit-père, comme ça !… Il lui donne un baiser sur la bouche ; riant. Ah ! ah ! votre barbe, petit-père !… Elle pique ! elle pique ! Elle devient toute grise, petit-père, et vos cheveux aussi ; tout gris, tout gris… La fenêtre sous laquelle ils sont assis, s’éclaire en ce moment, et sa clarté vient tomber sur eux. Ah ! ah ! petite-mère a allumé la lampe. Il fait clair, petit-père ; il fait clair.

GOLAUD.

Oui ; il commence à faire clair…

YNIOLD.

Allons-y aussi, petit-père…

GOLAUD.

Où veux-tu aller ?

YNIOLD.

Où il fait clair, petit-père.

GOLAUD.

Non, non, mon enfant : restons encore un peu dans l’ombre… on ne sait pas, on ne sait pas encore… Je crois que Pelléas est fou…

YNIOLD.

Non, petit-père, il n’est pas fou, mais il est très bon.

GOLAUD.

Veux-tu voir petite-mère ?

YNIOLD.

Oui, oui ; je veux la voir !

GOLAUD.

Ne fais pas de bruit ; je vais te hisser jusqu’à la fenêtre. Elle est trop haute pour moi, bien que je sois si grand… Il soulève l’enfant. Ne fais pas le moindre bruit ; petite-mère aurait terriblement peur… La vois-tu ? — Est-elle dans la chambre ?

YNIOLD.

Oui… Oh ! il fait clair !

GOLAUD.

Elle est seule ?

YNIOLD.

Oui… non, non ; mon oncle Pelléas y est aussi.

GOLAUD.

Il !…

YNIOLD.

Ah ! ah ! petit-père ! vous m’avez fait mal !…

GOLAUD.

Ce n’est rien ; tais-toi ; je ne le ferai plus ; regarde, regarde, Yniold !… J’ai trébuché ; parle plus bas. Que font-ils ? —

YNIOLD.

Ils ne font rien, petit-père.

GOLAUD.

Est-ce qu’ils parlent ?

YNIOLD.

Non, petit-père ; ils ne parlent pas.

GOLAUD.

Mais que font-ils ?

YNIOLD.

Ils regardent la lumière.

GOLAUD.

Tous les deux ?

YNIOLD.

Oui, petit-père.

GOLAUD.

Ils ne disent rien ?

YNIOLD.

Non, petit-père ; ils ne ferment pas les yeux.

GOLAUD.

Ils ne s’approchent pas l’un de l’autre ?

YNIOLD.

Non, petit-père ; ils ne bougent pas, ils ne ferment jamais les yeux… J’ai terriblement peur…

GOLAUD.

De quoi donc as-tu peur ? Regarde ! Regarde !

YNIOLD.

Petit-père, laissez-moi descendre !

GOLAUD.

Regarde !

YNIOLD.

Oh ! je vais crier, petit-père ! Laissez-moi descendre ! laissez-moi descendre !

GOLAUD.

Viens ! nous allons voir ce qui est arrivé.

Ils sortent.