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Philomène/II

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É. Guillaume (p. 27-49).
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II


À quelques jours de là, l’ouvrage ayant chômé, Jacques Sonnerat remisa sa voiture et grimpa de son pied léger jusqu’à Rovagny afin de faire visite à son oncle. Il trouva le curé dans son jardin, occupé à dire son bréviaire près du rucher, tandis que les abeilles affairées accompagnaient de leur bourdonnement les paroles latines marmottées à mi-voix. Le vieux prêtre avait coutume de fêter l’arrivée de son neveu. Dès qu’il le vit apparaître au bout de la charmille, il héla sa gouvernante Étiennette et lui commanda d’aller quérir en cave une bouteille de vin blanc. Mais quand, après avoir vidé son verre, Jacques eut confessé mystérieusement à son oncle l’objet de sa visite, la figure poupine du brave ecclésiastique se rembrunit soudain, et de loin la curieuse gouvernante, qui épiait l’oncle et le neveu, vit son maître répondre par des gestes de dénégation à la requête que semblait formuler patelinement Jacques Sonnerat. La discussion dura longtemps ; le prêtre levait ses bras courts en l’air, puis frappait sur son bréviaire du plat de la main ; Jacques redoublait de câlineries et de faconde pour vaincre les résistances de son oncle. Il se montra finalement si persuasif que le curé plia les épaules d’un air résigné et secoua la tête en signe d’acquiescement. Alors Étiennette, de plus en plus intriguée, les vit tous deux s’acheminer vers la salle à manger où elle entendit son maître fureter en soupirant. Après de nouveaux chuchotements, elle aperçut Sonnerat quittant le presbytère, tandis que le curé l’accompagnait jusqu’à la porte de la cour, puis s’en revenait tout songeur, le nez dans son bréviaire.

Au retour de cette visite à Rovagny, Jacques passa plusieurs jours à Talloires. Deux ou trois fois dans mes promenades, je l’aperçus rôdant en barque aux environs de la Madeleine ; une fois même, à la nuit close, il me sembla le voir, nu jusqu’à la ceinture, se dresser au bord de son bateau et faire un plongeon dans le lac : « Ah çà ! pensai-je, est-ce que sérieusement il se serait mis en tête de repêcher l’argenterie de M. de Lesdiguières ? »

Une après-midi il alla trouver le père de Philomène, et voici la conversation qui eut lieu entre eux, telle qu’elle me fut rapportée plus tard par Sonnerat lui-même :

— Comment, encore toi ? lui cria le père Toinoz occupé à façonner la buire que nous lui avions commandée.

— Encore ? répliqua plaisamment le cocher, c’est un mot de reproche, monsieur Toinoz, et ce n’est pas gentil de recevoir ainsi un garçon qui vous apporte une bonne nouvelle.

— Quelle bonne nouvelle ? grommela le ciseleur ; viens-tu m’annoncer que tu as renoncé à courtiser ma fille ?

— Ah ! non, pas ça… Au contraire !

— Eh bien ! alors, tu peux retourner d’où tu viens.

— Minute !… Comme vous êtes prompt, père Toinoz !… Vous ne laissez pas seulement aux gens le temps de s’expliquer… Voici ma nouvelle : nous sommes à deux de jeu ; si vous avez découvert une mine d’or, moi j’ai découvert une mine d’argent… La seule différence est que la mienne est plus facile à exploiter que la vôtre !

Aux mots d’or et d’argent, le vieux ciseleur avait relevé la tête, et ses yeux luisaient comme ceux d’un chat dans la pénombre d’un cellier.

— Qu’est-ce que tu me chantes là ? demanda-t-il, moitié incrédule et moitié émoustillé.

— Il ne s’agit pas de chansons… J’ai mis la main sur un trésor et je viens vous dire : « Part à deux » si vous consentez à ce que Philo soit ma femme.

— Prouve-moi d’abord que tu ne te moques pas de moi ?

— Rien de plus facile… Trouvez-vous ce soir, entre onze heures et minuit, près de la Madeleine ; j’y serai et je vous mettrai la preuve sous les yeux.

Toinoz le dévisageait d’un air ahuri.

— Tu me montreras ton trésor ?

— Je vous en montrerai au moins un échantillon… Ça vous va-t-il ?

— Soit ; mais, tu sais, je suis un vieux singe et on ne me fait pas prendre des vessies pour des lanternes.

— Tranquilisez-vous, vous serez satisfait de votre promenade !

À l’heure indiquée, Toinoz cheminait sur la route d’Angon.

C’était une belle nuit transparente. Avec la limpide clarté lunaire, une paix profonde tombait sur les montagnes d’en face et sur le lac uni comme un miroir. Le silence n’était troublé que par le trémolo des grillons, par le saut brusque d’une carpe bondissant hors de l’eau ou par le cri d’une sarcelle parmi les joncs de la rive. De la pointe d’Angon à la presqu’île de Duingt, un réseau lumineux courait sur le lac et s’y mouvait pareil au frétillement d’un millier de poissons aux écailles argentées. Il faisait clair comme en plein jour et, dans cette pacifique lumière, les tourelles du château de Duingt et les toits de tuile des maisons éparses se détachaient nettement des massifs d’arbres. Au moment où Toinoz atteignait le mur blanc de la Madeleine, il vit soudain une svelte silhouette surgir du fond d’une barque amarrée à la berge.

— Est-ce toi, Jacques ? murmura-t-il en ayant peine à réprimer un léger frisson. — Le bonhomme n’était pas très brave, la nuit surtout, même au clair de lune.

— Présent ! maître Toinoz, répondit gaiment le jeune homme qui sauta sur la route.

— Ah !… très bien… Maintenant, je pense que tu vas m’expliquer pourquoi tu m’as amené ici à une heure où je devrais dormir dans mon lit.

— Comment donc ? Écoutez : vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du revenant aux jambes de bois qui se promène près de la chapelle, entre onze heures et minuit, pendant les nuits de lune ?

— Des bêtises ! répondit le ciseleur, en tournant anxieusement la tête dans la direction de la Madeleine ; assez là-dessus !… Il ne convient pas de causer de ces choses-là à l’heure qu’il est… D’ailleurs quel rapport ça peut-il avoir avec ton trésor ?

— Ça en a plus que vous ne croyez… On raconte donc que, si on suit l’homme aux jambes de bois, il vous conduit tout droit à un trésor caché au fond du lac… Seulement, il faut remplir ses poches avant le dernier coup de minuit, sans quoi on ne rapporte que des cailloux.

— Tais-toi !… Tout ça, c’est des menteries.

— Pour ce qui est du revenant, je n’affirme rien ; mais quant au trésor, c’est différent… Il y avait une fois, dans les temps, un général qui voyageait par ici avec sa vaisselle portée à dos de mulets ; près de la Madeleine, les mulets ont roulé dans le lac et l’argenterie y est encore… Ce n’est pas des menteries, ça, c’est écrit dans les livres, et d’ailleurs j’ai vu et touché la vaisselle d’argent.

— Tu l’as vue, Jacques, mon ami !… Tu l’as touchée ? s’exclama le ciseleur dont les yeux étincelaient.

— Oui, père Toinoz, comme je vous vois… Le trésor est là, dans le lac, juste au-dessous de ma barque. J’y ai plongé et j’ai vu briller dans l’eau des piles de plats, et des soupières, et des écuelles, comme celles que vous fabriquez, mais tout ça en argent massif et pesant lourd… C’était plus fourni que la devanture d’un orfèvre, et j’en suis resté estomaqué pendant huit jours.

— Tu n’as conté la chose à personne ? murmura Toinoz, très allumé, en lui empoignant le bras.

— À personne qu’à vous.

— À la bonne heure… Maintenant tu vas me montrer que tu ne te gausses pas de moi !

— Oui, et ce ne sera pas long, repartit Jacques.

En un clin d’œil il mit bas sa veste, sa chemise et son pantalon. Son corps nu, svelte et musclé, luisait au clair de lune. Il se tint un moment debout sur la barque, tandis que Toinoz haletant s’approchait du bord.

— Houp !… Ça y est ! dit gaîment Sonnerat. — Et plouf ! d’un bond il plongea dans le lac.

Le ciseleur restait tout pantelant sur les pierres du talus. Une double émotion l’agitait. D’abord une poignante curiosité, puis une certaine appréhension de se trouver seul, la nuit, près de cette vieille chapelle hantée, occupé à une besogne mystérieuse et qui tenait un peu du sortilège. Il avait beau faire l’esprit fort, toutes les superstitions de son enfance lui revenaient en mémoire, et si, tout à coup, il eût entendu résonner sur la route le piétinement diabolique des jambes de bois, il se fût évanoui de peur. Le cri des grillons lui tintait aux oreilles, un hôlement de chouette dans le ravin d’Angon le fit frissonner de la tête aux pieds ; les profils nettement découpés des montagnes dansaient devant ses yeux. Il commençait à trouver le temps horriblement long, quand la surface du lac se rida, des cercles se formèrent et dans un éparpillement de gouttelettes diamantées, brusquement, Jacques Sonnerat émergea de l’eau, sauta dans la barque et s’ébrouant :

— Tenez, père Toinoz, cria-t-il au bonhomme en lui jetant un singulier objet qui rendit un son argentin sur les pierres du talus, que dites-vous de ça ?

Toinoz ne répondit pas ; le saisissement lui coupait la respiration. Il avait ramassé et soupesait un plat oblong et lourd, dont le métal s’était bossué et noirci, probablement à la suite d’un long séjour dans le sable humide. Machinalement il prit un caillou pointu et en écorcha le plat, dont les rayures scintillèrent au clair de lune.

— C’est du vieil argent, bégaya-t-il enfin, je m’y connais… Et tu crois, Jacques, qu’il y en a beaucoup de pareils au fond du lac ?

— Toute une batterie de cuisine, père Toinoz !… Ça grouille… Je n’ai eu qu’à prendre dans le tas, affirma Jacques en s’essuyant le dos et les jambes avec son mouchoir.

— Retournes-y, mon brave, hardi !… Encore un plongeon et rapporte ce que tu pourras ! chuchota Toinoz, l’œil flambant.

— Nenni, assez pour cette nuit ! riposta l’autre en se rhabillant ; la lune a tourné, la place est maintenant dans l’ombre et je n’y verrais goutte… Vous avez demandé une preuve, je vous la donne… À votre tour de me bailler une bonne parole… Philo sera-t-elle ma femme ?

— Tout de même, répondit le ciseleur à moitié convaincu, si tu me pêchais beaucoup d’assiettes comme celle-ci, ce serait une jolie dot et je ne dirais pas non.

— Vous me jurez que nous irons avant un mois à la mairie et à l’église ?

— Soit…, avant un mois, si tu me promets de m’apporter le restant de la vaisselle.

— Tope ! s’écria Jacques en lui tapant dans la main… En attendant, prenez comme gage le plat d’argent… Dès demain nous nous occuperons des publications et, dans trois semaines, vers la Saint-Jean, quand de nouveau la lune sera pleine, nous reviendrons ici avec une charrette et nous ramasserons tout le butin… D’ici là, n’en ouvrez la bouche à personne, même à Philo !

— Je serai muet comme un poisson, répliqua le ciseleur en frottant le plat contre sa manche…, et maintenant, Jacques, tu serais bien gentil de m’accompagner jusqu’à Angon… Ça te réchaufferait.

— Ah ! ah ! dit le camarade en riant, vous avez peur que les jambes de bois ne vous courent après, pour vous reprendre le plat ?… À votre service, père Toinoz, à condition que vous me paierez une bouteille de votre vin blanc… Ça me réchauffera encore mieux !…

Quand Jacques Sonnerat, après avoir remisé Toinoz chez lui et vidé la bouteille, en trinquant à Philomène, reprit tout seul le chemin de Talloires, la lune le vit tout à coup esquisser un pas de danse sur le gazon ; puis il se mit à siffler si gaîment et si fort, que l’écho de la Madeleine lui renvoya son sifflement et que, dans les bois du Vivier, les merles s’éveillèrent en sursaut, croyant le jour déjà levé.