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Philomène/III

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É. Guillaume (p. 49-72).
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III


Philomène, qui n’était pas dans le secret, n’en revenait pas du revirement qui s’était opéré dans les idées de son père. Non seulement Toinoz donnait son consentement au mariage, mais il en pressait activement la conclusion. La trouvaille du plat d’argent lui avait mis l’eau à la bouche ; dans ses rêves il entendait le tintement clair de la vaisselle plate du connétable ; il voyait déjà les pièces d’orfèvrerie, empilées dans son coffre, jeter de blancs éclairs métalliques à travers l’obscurité du cellier. Aussi, maintenant que le repêchage de l’argenterie était subordonné à la célébration des noces de Philomène, il lui tardait d’arriver au jour du mariage. Ce fut lui qui se chargea de toutes les démarches préalables à la publication des bancs, et trois semaines, jour pour jour, après la mémorable nuit du plongeon de Jacques, un joyeux cortège de gens endimanchés s’égrena sous les noyers de la route d’Angon à Talloires, précédé d’un garçon qui jouait de l’accordéon, — l’instrument préféré des montagnards de la Savoie. — En tête marchait Toinoz, rasé de frais et engoncé dans sa redingote des jours de fête ; il donnait le bras à Philomène, toute blanche et rose en ses atours de mariée ; Jacques Sonnerat, la moustache au vent, le sourire aux lèvres, conduisait la mère Toinoz. Quand la noce défila devant la Madeleine, le ciseleur se retourna vers son futur gendre et eut un mystérieux clignotement d’yeux, auquel le garçon répondit par un sourire silencieux et plein de promesses.

Jacques nous avait invités à la cérémonie, et nous assistâmes à la bénédiction nuptiale dans l’église bourrée de curieux. Ce fut l’oncle de Rovagny qui officia, paré de sa plus belle chasuble. Avant d’unir les deux jeunes gens, le brave curé leur adressa un discours joliment tourné où il leur disait, entre autres choses, que l’argent ne fait pas le bonheur, et que la tendresse mutuelle de deux époux vaut mieux que tous les trésors de la terre. En prononçant ces paroles avec onction, le vieux prêtre, dont la ronde figure épanouie était dorée par un rayon de soleil tombant de l’abside, avait une fine expression doucement sardonique qui me frappa. Jacques écoutait dévotement son oncle et approuvait par des hochements de menton, tandis que le ciseleur, plissant dédaigneusement les lèvres, regardait sournoisement du côté du portail grand ouvert, par la baie duquel on apercevait, dans un coup de soleil, le lac bleu, les montagnes vertes et, au bout de la route fuyante, les murs ruinés de la Madeleine s’enlevant en clair sur les vignobles d’Angon…

Je ne vous raconterai pas les festivités, danses et grasses lippées qui suivirent le retour au village. Cela dura jusqu’au soir ; puis la nuit descendit à pas de velours sur les noyers, enveloppant dans son ombre violette le bonheur des jeunes mariés.

Le lendemain, la journée parut interminable au père Toinoz. Il allait et venait par l’atelier, consultant à chaque instant l’horloge qui battait les secondes dans une encognure. Au rebours de Josué, il aurait voulu précipiter la course du soleil vers les sommités vaporeuses des montagnes d’Annecy. Enfin l’heure du souper sonna et, tandis que la mère Toinoz allumait la lampe, le ciseleur tira son gendre à l’écart :

— C’est aujourd’hui la Saint-Jean, murmura-t-il, et il fera pleine lune cette nuit, mon camarade ; j’ai tenu ma promesse, maintenant c’est à toi de t’exécuter.

— Parfaitement, père Toinoz, répondit Jacques d’un air délibéré, je suis à vos ordres… Préparez votre charrette et laissons tranquillement la mère se coucher… Quand tout le village dormira, vers les onze heures, nous partirons pour la Madeleine et nous emmènerons Philo avec nous… Elle est maintenant au courant de l’histoire et elle nous aidera.

Ce fut avec une sourde jubilation que Toinoz entendit au loin, à travers la bleuâtre illumination de la lune, onze heures tinter au clocher de Talloires. Il poussa vivement hors du cellier la charrette dont il avait soigneusement emmitouflé les roues de chiffons, afin que personne ne les entendît rouler.

Jacques prit le bras de Philo, et tous trois se glissèrent, avec des mines de contrebandiers, sur la route de la Madeleine.

Jacques, très occupé de sa jeune femme, ne se pressait nullement. Quant au bonhomme Toinoz, impatient d’arriver, il filait devant avec sa charrette, puis tout à coup, s’apercevant de son isolement et ressaisi de ses terreurs superstitieuses, il rebroussait chemin pour gourmander les traînards. Ceux-ci faisaient la sourde oreille, n’étant point fâchés de savourer leur tête-à-tête.

— Sarpejeu ! bougonnait Toinoz, vous allez comme des limaçons !… Vous aurez bien le temps de causer quand vous serez rentrés !

— Minute, beau-père, ripostait Jacques, la foire n’est pas sur le pont et la vaisselle ne délogera pas sans notre permission !

Ils mirent ainsi une bonne demi-heure à atteindre l’ancienne chapelle, dont l’intérieur, traversé par un rayon de lune, était inondé de blancheurs étranges. Le père Toinoz, haletant d’émotion, s’était assis sur les brancards de la charrette. Sonnerat, lui, plus calme et nonchalant que jamais, continuait à musarder et semblait prendre plaisir à irriter l’impatience de son beau-père. Il dissertait sur la récolte qui promettait d’être magnifique, regardait le ciel constellé, les profils des montagnes, et prédisait du beau temps pour le lendemain.

— Jacques, grommelait Toinoz, dépêche un peu, tu me fais bouillir, mon camarade.

— Voilà, voilà, beau-père ! ricanait-il en se hâtant lentement.

À la fin, il se déchaussa, ôta son pantalon et, comme il enlevait sa chemise, minuit sonna. Il n’y prit point garde et descendit en se dandinant dans son bateau.

— Attention ! s’écria-t-il. Une, deux, trois !…

Et il plongea.

Assis maintenant parmi les menthes du talus, le père Toinoz frissonnait d’impatience tandis que Philomène, peu rassurée, joignait les mains. Tous deux avaient les yeux fixés sur les cercles concentriques qui s’élargissaient à la surface de l’eau. Les grillons chantaient dans les vignes, et leur mélopée faisait paraître le silence de la nuit plus solennel. Philo aperçut la première les légers globules d’air qui annonçaient la remontée du plongeur ; puis dans un bouillonnement et un rejaillissement d’eau, Jacques reparut, — les mains vides.

— Comment ! s’exclama le ciseleur stupéfait, tu ne rapportes rein ?

— Rien, père Toinoz, répondit Jacques en se secouant comme un chien mouillé ; coquin de sort, la vaisselle a disparu !

— Disparu ? balbutia le bonhomme ; impossible, tu te seras trompé de place !

— Je ne me suis pas trompé, répliqua Sonnerat, j’avais marqué l’endroit avec une grosse pierre et je n’ai plus trouvé que des cailloux… Il y a du sortilège là-dessous.

— Laisse-moi tranquille ; quel diable de sortilège veux-tu qu’il y ait ?

— Je l’ignore, répondit-il flegmatiquement.

Puis il ajouta d’un air candide :

— Est-ce que par hasard minuit serait sonné ?

— Oui, le dernier coup tintait comme tu t’enfonçais dans l’eau ; mais le lac est encore éclairé par la lune… Replonge, mon ami, je t’en prie !

— Le dernier coup tintait ? répéta Jacques sans sourciller ; par ma foi, ça explique tout !… Le trésor, vous le savez bien, disparaît dès que minuit a sonné… J’aurais beau plonger maintenant, j’en serais pour mes frais, et la fée du lac a resserré la vaisselle au fin fond de son coffre… En voilà pour jusqu’à la pleine lune prochaine.

— Il n’y a pas de fée, et tu te fiches de moi ! hurla Toinoz exaspéré… J’aurais dû m’en douter et ne pas me fier à un filou de ton espèce ! Tu m’as volé ma fille, brigand, rends-la-moi… Je ferai casser le mariage !

En même temps il avait empoigné le bras de Philomène et la tirait vers le milieu de la route ; mais la jeune femme se dégagea vivement de l’étreinte paternelle :

— Non, papa, dit-elle d’un ton décidé, j’aime Jacques, vous me l’avez donné, je suis sa femme et je reste avec lui.

— Merci, Philo ! cria Jacques en l’embrassant ; tu es la crème des femmes ! Et maintenant père Toinoz, venez me la prendre !

— Ah ! mauvaise fille, tu renies ton père !… geignait le ciseleur ; vous ne valez pas mieux l’un que l’autre et vous vous êtes entendus comme larrons en foire pour me dépouiller et me vexer !

— Mais non, père Toinoz, ripostait Jacques en riant, personne ne veut vous vexer. Soyez donc raisonnable et souvenez-vous de ce que prêchait hier mon oncle le curé : l’argent ne fait pas le bonheur.

— Allez-vous-en au diable, toi et ton oncle ! murmurait Toinoz en poussant sa charrette vide ; je vous renie à mon tour, et il n’y a plus rien de commun entre nous.

— Vous avez tort, beau-père, nous ne demandons qu’à vous satisfaire et à vous aider à exploiter le minerai.

— Ce n’est pas le minerai, c’est moi que tu veux exploiter, vaurien !…

Ainsi se chamaillant, ils regagnèrent Angon où ils s’enfermèrent chacun dans leur chambre, sans avoir fait la paix.

Pourtant, deux jours après, quand je revins au village pour chercher le plateau et la buire que le ciseleur venait de terminer, le bonhomme commençait à s’amadouer. Il avait réfléchi qu’en se brouillant avec son gendre, il se séparerait forcément de sa fille, et que la maison serait du coup bien maussade et bien vide. Et puis, tout en frottant son plat d’argent avec un vieux chiffon de laine, il conservait au fond du cœur un peu d’espoir : malgré tout, il croyait encore au trésor enfoui au fond du lac, et il se disait que si la séparation avait lieu, Jacques Sonnerat était capable de le repêcher pour lui tout seul…

Ce fut Jacques qui, le lendemain, se chargea de nous voiturer à Annecy, et comme le bruit de la trouvaille du plat était venu jusqu’à nous, je profitai de l’occasion pour tirer la chose au clair :

— Voyons, Jacques, lui demandai-je, est-ce vrai que vous avez repêché une pièce d’argenterie dans le lac, près de la Madeleine ?

Le sourire familier du cocher s’accentua sur ses lèvres narquoises :

— Je vas vous dire, monsieur, répliqua-t-il en clignant de l’œil ; j’étais très amoureux de Philo, et je savais le père Toinoz plus entêté que les mulets de votre M. des Diguières… Quand je vous ai entendu raconter la dégringolade de ces animaux avec leur charge d’argenterie, ça m’a fait pousser dans la tête une riche idée… Je me suis souvenu que mon oncle, le curé de Rovagny, possédait justement un plat d’argent qui lui avait été donné par la comtesse de Menthon. Ma foi, je n’ai fait ni une ni deux, j’ai été trouver le brave homme, je lui ai conté mon embarras, et je l’ai si bien endoctriné qu’il m’a laissé emporter sa vieille relique. Ç’a été dur tout de même !… Quand j’ai une fois tenu dans mes mains la pièce d’argenterie, je l’ai bossuée à coups de marteau, je l’ai noircie à la fumée et j’ai été la mettre au frais dans le lac, au rez de la Madeleine… Je savais que le père Toinoz, à force de manier des métaux, ne rêvait plus que mines d’or et d’argent ; je lui ai conté l’aventure des mulets ; ça lui a mis le feu sous le ventre, à cet homme, et quand je l’ai vu bien allumé, je l’ai mené au bord du lac, j’ai plongé, je lui ai rapporté mon plat en lui disant qu’il y en avait une centaine de pareils au fond de l’eau, et il m’a baillé Philomène dans l’espérance d’avoir le reste de la vaisselle… Voilà comment le tour a été joué, grâce à vous, messieurs, et je vous en remercie de tout mon cœur.

— Il n’y a pas de quoi, Jacques… Et en plongeant dans le lac, vous n’avez pas trouvé trace de l’argenterie de M. de Lesdiguières ?

Il éclata de rire :

— Je n’ai trouvé que du sable et des gravats ; si l’argenterie est là-dessous, il y a apparence qu’elle y restera jusqu’à la consommation des siècles, comme dit mon oncle… Mais j’ai tout de même rapporté un trésor…, c’est Philo… Je vous assure qu’elle vaut son pesant d’or et d’argent, — et, ajouta-t-il en passant le fin bout de sa langue sur ses lèvres gouailleuses, — c’est un trésor qui fera des petits !