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Pierre Nozière/1/01

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 1-13).

LIVRE PREMIER



ENFANCE

I

L’HISTOIRE SAINTE ET LE JARDIN DES PLANTES

La première idée que je reçus de l’univers me vint de ma vieille Bible en estampes. C’était une suite de figures du XVIIe siècle, où le Paradis terrestre avait la fraîcheur abondante d’un paysage de Hollande. On y voyait des chevaux brabançons, des lapins, de petits cochons, des poules, des moutons à grosse queue. Ève promenait parmi les animaux de la création sa beauté flamande. Mais c’étaient là des trésors perdus. J’aimais mieux les chevaux.

Le septième feuillet (je le vois encore) représentait l’arche de Noé au moment où l’on embarque les couples de bêtes. L’arche de Noé était, dans ma Bible, une sorte de longue caravelle surmontée d’un château de bois, avec un toit en double pente. Elle ressemblait exactement à une arche de Noé qu’on m’avait donnée pour mes étrennes et qui exhalait une bonne odeur de résine. Et cela m’était une grande preuve de la vérité des Écritures.

Je ne me lassais ni du Paradis ni du Déluge. Je prenais aussi plaisir à voir Samson enlevant les portes de Gaza. Cette ville de Gaza, avec ses tours, ses clochers, sa rivière, et les bouquets de bois qui l’environnaient, était charmante. Samson s’en allait, une porte sous chaque bras. Il m’intéressait beaucoup. C’était mon ami. Sur ce point comme sur bien d’autres, je n’ai pas changé. Je l’aime encore. Il était très fort, très simple, il n’avait pas l’ombre de méchanceté, il fut le premier des romantiques, et non certes le moins sincère.

J’avoue que je démêlais mal, dans ma vieille Bible, la suite des événements, et que je me perdais dans les guerres des Philistins et des Amalécites. Ce que j’admirais le plus en ces peuples c’étaient leurs coiffures, dont la diversité m’étonne encore. On y voyait des casques, des couronnes, des chapeaux, des bonnets et des turbans merveilleux. Je n’oublierai de ma vie la coiffure que Joseph portait en Égypte. C’était bien un turban, si vous voulez, et même un large turban, mais il était surmonté d’un bonnet pointu, et il s’en échappait une aigrette avec deux plumes d’autruche, et c’était une coiffure considérable.

Le Nouveau-Testament avait, dans ma vieille Bible, un charme plus intime, et je garde un souvenir délicieux du potager dans lequel Jésus apparaissait à Madeleine. « Et elle pensoit, dit le texte, que ce fust le maistre du jardin. » Enfin, dans les sept œuvres de la miséricorde, Jésus-Christ, qui était le pauvre, le prisonnier et le pèlerin, voyait venir à lui une dame parée comme Anne d’Autriche, d’une grande collerette de point de Venise. Un cavalier, coiffé d’un feutre à plumes, le poing sur la hanche, cape au dos, chaussé galamment de bottes en entonnoir, du perron d’un château aux murs de brique, faisait signe à un petit page, portant une buire et un gobelet d’argent, de verser du vin au pauvre, ceint de l’auréole. Que cela était aimable, mystérieux et familier ! Et comme Jésus-Christ, dans un cabinet de verdure, au pied d’un pavillon bâti du temps du roi Henri, sous notre ciel humide et fin, semblait plus près des hommes, et plus mêlé aux choses de ce monde !

Chaque soir, sous la lampe, je feuilletais ma vieille Bible, et le sommeil, ce sommeil délicieux de l’enfance, invincible comme le désir, m’emportait dans ses ombres tièdes, l’âme toute pleine encore d’images sacrées. Et les patriarches, les apôtres, les dames en collerette de guipure, prolongeaient dans mes rêves leur vie surnaturelle. Ma Bible était devenue pour moi la réalité la plus sensible, et je m’efforçais d’y conformer l’univers.

L’univers ne s’étendait pas, pour moi, beaucoup au delà du quai Malaquais, où j’avais commencé de respirer le jour, comme dit cette tendre vierge d’Albe. Et je respirais avec délices le jour qui baigne cette région d’élégance et de gloire, les Tuileries, le Louvre, le Palais Mazarin. Parvenu à l’âge de cinq ans, je n’avais pas encore beaucoup exploré les parties de l’univers situées par-delà le Louvre, sur la rive droite de la Seine. La rive opposée m’était mieux connue puisque je l’habitais. J’avais suivi la rue des Petits-Augustins jusqu’au bout, et je pensais bien que c’était le bout du monde.

La rue des Petits-Augustins s’appelle aujourd’hui rue Bonaparte. Au temps qu’elle était au bout du monde, j’avais vu que, de ce côté, les bords de l’abîme étaient gardés par un sanglier monstrueux et par quatre géants de pierre, assis en longues robes, un livre à la main, dans un pavillon, sur une grande cuve pleine d’eau, au milieu d’une plaine bordée d’arbres, près d’une immense église. Vous ne me comprenez pas ? vous ne savez plus ce que je veux dire ?… Hélas ! après une vie d’opprobre, le pauvre sanglier de la maison Bailli est mort depuis longtemps. Les générations nouvelles ne l’ont point vu subir, captif, les outrages des écoliers. Elles ne l’ont point vu couché, l’œil à demi clos, dans une résignation douloureuse. À l’angle de la rue Bonaparte, où il était logé dans une remise peinte en jaune et ornée de fresques représentant des voitures de déménagement attelées de percherons gris pommelé, s’élève maintenant une maison à cinq étages. Et quand je passe devant la fontaine de la place Saint-Sulpice, les quatre géants de pierre ne m’inspirent plus de terreurs mystérieuses. Je sais, comme tout le monde, leurs noms, leur génie et leur histoire : ils s’appellent Bossuet, Fénelon, Fléchier et Massillon.

À l’occident aussi, j’avais touché les confins de l’univers… Les hauteurs bouleversées de Chaillot, la colline du Trocadéro, sauvage alors, fleurie de bouillons blancs et parfumée de menthe, c’était véritablement le bout du monde, les bords de l’abîme où l’on aperçoit l’homme nu qui n’a qu’une jambe, et qui marche en sautant, l’homme poisson et l’homme sans tête qui porte un visage sur la poitrine. Aux abords du pont qui, de ce côté fermait l’univers, les quais étaient mornes, gris, poudreux. Point de fiacres, quelques promeneurs à peine. Çà et là, accoudés au parapet, de petits soldats qui taillaient une baguette et regardaient couler l’eau. Au pied du cavalier romain qui occupe l’angle droit du Champ-de-Mars, une vieille, accroupie au parapet, vendait des chaussons aux pommes et du coco. Le coco était dans une carafe coiffée d’un citron. La poussière et le silence passaient sur ces choses. Maintenant le pont d’Iéna relie entre eux des quartiers neufs. Il a perdu l’aspect morne et désolé qu’il avait dans mon enfance. La poussière que le vent soulève sur la chaussée n’est plus la poussière d’autrefois. Le cavalier romain voit de nouvelles figures et de nouvelles mœurs. Il ne s’en attriste pas : il est de pierre.

Mais ce que j’aimais et connaissais le mieux, c’étaient les berges de la Seine ; ma vieille bonne Nanette m’y menait promener tous les jours. J’y retrouvais l’arche de Noé de ma Bible en estampes. Car je ne doutais guère que ce ne fût le bateau de la Samaritaine, avec son palmier d’où sortait merveilleusement une fumée mince et noire. Cela se concevait : comme il n’y avait plus de déluge, on avait fait de l’arche un établissement de bains.

Du côté du levant, j’avais visité le Jardin des Plantes et remonté la Seine jusqu’au pont d’Austerlitz. Là était la limite. Les plus hardis explorateurs de la nature finissent par trouver le point au delà duquel ils ne peuvent plus avancer. Il m’avait été impossible d’aller plus loin que le pont d’Austerlitz. Mes jambes étaient petites et celles de ma bonne Nanette étaient vieilles ; et malgré ma curiosité et la sienne, car nous aimions tous deux les belles promenades, il nous avait toujours fallu nous arrêter sur un banc, sous un arbre, en vue du pont, au regard d’une marchande de gâteaux de Nanterre. Nanette n’était guère plus grande que moi. Et c’était une sainte femme en robe d’indienne à ramages, avec un bonnet à tuyaux. Je crois que la représentation qu’elle se faisait du monde était aussi naïve que celle que je m’en formais à son côté. Nous causions ensemble très facilement. Il est vrai qu’elle ne m’écoutait jamais. Mais il n’était pas nécessaire qu’elle m’écoutât. Et ce qu’elle me répondait était toujours à propos. Nous nous aimions tendrement l’un l’autre.

Tandis qu’assise sur le banc, elle songeait avec douceur à des choses obscures et familières, je creusais la terre avec ma pelle au pied d’un arbre, ou bien encore je regardais le pont qui terminait pour moi le monde connu.

Qu’y avait-il au delà ? Comme les savants, j’en étais réduit aux conjectures. Mais il se présentait à mon esprit une hypothèse si raisonnable que je la tenais pour une certitude : c’est qu’au delà du pont d’Austerlitz s’étendaient les contrées merveilleuses de la Bible. Il y avait sur la rive droite un coteau que je reconnaissais pour l’avoir vu dans mes estampes, dominant les bains de Bethsabée.

Au-delà je plaçais la Terre-Sainte et la Mer Morte ; je pensais que si on pouvait aller plus loin, on apercevrait Dieu le père en robe bleue, sa barbe blanche emportée par le vent, et Jésus marchant sur les eaux, et peut-être le préféré de mon cœur, Joseph, qui pouvait bien vivre encore, car il était très jeune quand il fut vendu par ses frères.

J’étais fortifié dans ces idées par la considération que le Jardin des Plantes n’était autre chose que le Paradis terrestre un peu vieilli, mais, en somme, pas beaucoup changé. De cela, je doutais encore moins que du reste ; j’avais des preuves. J’avais vu le Paradis terrestre dans ma Bible, et ma mère m’avait dit : « Le Paradis terrestre était un jardin très agréable, avec de beaux arbres et tous les animaux de la création. » Or, le Jardin des Plantes, c’était tout à fait le Paradis terrestre de ma Bible et de ma mère, seulement, on avait mis des grillages autour des bêtes, par suite du progrès des arts et à cause de l’innocence perdue. Et l’Ange qui tenait l’épée flamboyante avait été remplacé, à l’entrée, par un soldat en pantalon rouge.

Je me flattais d’avoir fait là une découverte assez importante. Je la tenais secrète. Je ne la confiai pas même à mon père, que j’interrogeais pourtant à toute minute sur l’origine, les causes et les fins des choses tant visibles qu’invisibles. Mais sur l’identification du Paradis terrestre au Jardin des Plantes, j’étais muet.

Il y avait plusieurs raisons à mon silence. D’abord, à cinq ans, on éprouve de grandes difficultés à expliquer certaines choses. C’est la faute des grandes personnes, qui comprennent très mal ce que veulent dire les petits enfants. Puis j’étais content de posséder seul la vérité. J’en prenais avantage sur le monde. J’avais aussi le sentiment que si j’en disais quelque chose, on se moquerait de moi, on rirait, et que ma belle idée en serait détruite, ce dont j’eusse été très fâché. Disons tout, je sentais, d’instinct, qu’elle était fragile. Et peut-être même que, au fond de l’âme et dans le secret de ma conscience obscure, je la jugeais hardie, téméraire, fallacieuse et coupable. Cela est très complexe. Mais on ne saurait imaginer toutes les complications de la pensée dans une tête de cinq ans.

Nos promenades au Jardin des Plantes, c’est le dernier souvenir que j’aie gardé de ma bonne Nanette qui était si vieille quand j’étais si jeune, et si petite quand j’étais si petit. Je n’avais pas encore six ans accomplis, lorsqu’elle nous quitta à regret et regrettée de mes parents et de moi. Elle ne nous quitta pas pour mourir, mais je ne sais pourquoi, pour aller je ne sais où. Elle disparut ainsi de ma vie, comme on dit que les fées, dans les campagnes, après avoir pris l’apparence d’une bonne vieille pour converser avec les hommes, s’évanouissent dans l’air.